Charles Sobhraj
Charles Sobhraj en 2007 © Getty

Dahmer, Le Serpent… L’inquiétante « glamourisation » des monstres en série

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Des plateaux de télévision aux innombrables docu-fictions diffusés par les plateformes de streaming (Monster : The Jeffrey Dahmer Story, Le Serpent) les grands criminels sont les stars du petit écran. Pour la réalisatrice et maître de conférences à l’ULB, Anne Lévy-Morelle, les limites de la transposition du réel à la fiction dépendent de la nature du projet et du but recherché. Mais le respect des personnes concernées doit rester la règle.

Les médias franchissent-ils la ligne rouge en laissant les criminels s’exprimer librement sur les plateaux télé? Mi-février, Charles Sobhraj, alias « Le Serpent », dont Neflix retrace l’histoire dans la fiction qui porte le même nom, a accordé une interview à TF1 et à France2. Prétendant livrer « sa » vérité, il détaille avec aisance son mode opératoire et rejette les accusations de tueur en série.

Dans les médias anglo-saxons, il est assez habituel de tendre le micro aux criminels et de les faire participer aux documentaires dont ils font l’objet. Et ça cartonne. Une mise en lumière de ces “monstres” que dénoncent pourtant des proches de victimes et qui n’est pas sans poser question sur le plan éthique.

Anne Lévy-Morelle, vous travaillez sur un projet de film en lien avec la justice. Vous étiez partie sur un documentaire mais vous avez changé d’avis. Pourquoi?

Après l’attentat de Charlie Hebdo, j’avais l’impression qu’on était tombés dans une sorte de dépression sociétale. J’avais envie d’agir à mon niveau en réalisant un documentaire expliquant le cheminement des personnes radicalisées. Pas les terroristes les plus connus mais plutôt les seconds couteaux, ceux qui se sont fait arrêter à la frontière syrienne ou qui avaient chez eux un drapeau de Daech. J’ai obtenu une permission exceptionnelle des maisons de justice pour passer trente mois à observer les assistantes chargées de l’accompagnement des détenus placés en liberté conditionnelle mais, au bout de dix secondes, j’ai compris que je n’arriverais jamais à faire un documentaire sur ce thème: aucun témoin n’aurait voulu parler tant les situations étaient difficiles. Et ceux qui auraient accepté de témoigner l’auraient fait pour pouvoir bénéficier d’une tribune. J’ai donc pris la décision de réaliser un film qui puisse montrer la complexité de la réalité et les situations vécues par ces assistantes de justice. En matière de difficulté, ça équivaut à faire entrer un très grand rond dans un petit carré! Heureusement, le terrain vous apporte quelque chose de génial car le réel dépasse toujours la fiction. Quand un jeune vous lâche «Je veux devenir traducteur car j’ai bien appris l’arabe en Syrie», c’est une réplique qui ne s’invente pas…

Anne Lévy-Morelle, réalisatrice et maître de conférences à l’ULB. © dr

Comment parler des délinquants ou des criminels sans les glorifier et en respectant l’éthique? Qu’il s’agisse de Jeffrey Dahmer ou de Charles Sobhraj, alias «le Serpent», des voix s’insurgent contre la glamourisation des tueurs en série par la télévision…

C’est effectivement un équilibre difficile à trouver. Je n’ai pas vu Dahmer ni Le Serpent mais disons que ma référence serait plutôt The Wire (NDLR: série américaine librement inspirée de l’expérience d’un policier chevronné et des investigations d’un journaliste). Quoi qu’il en soit, il faut privilégier le dialogue et essayer de se mettre à la place de chacun pour éviter de nuire, de comprendre la logique de ces personnes afin de rendre compte au mieux de la complexité des situations.

Que peut apporter au public le fait de montrer comment fonctionne la justice de l’intérieur?

De l’extérieur, on a souvent accès à une réalité simplifiée dans laquelle il est plus évident de sauter à pieds joints. Une histoire, ce n’est pas ce qui nous arrive, c’est ce qu’on en fait. La compréhension des événements, le recul, le décodage. Quand on travaille sur un film, il faut essayer de s’extraire de cette espèce de sidération, de panique, pour s’inscrire dans une démarche d’inquiétude citoyenne qui nous permettra de prendre position, d’évaluer comment nous pourrions modeler notre vision, notre pensée.

Peut-on s’emparer d’un sujet délicat ou tabou à n’importe quel moment? Existe-t-il un bon et un mauvais timing?

Il n’y a pas vraiment de réponse à cette question. Personnellement, je préfère attendre d’avoir un certain recul pour pouvoir développer une réflexion éthique plutôt qu’être dans une intensité qui générera beaucoup d’adrénaline. Mais d’autres ne ressentent pas le besoin de prendre le temps. Certains sont d’ailleurs doués pour l’immédiateté.

Une histoire, ce n’est pas ce qui nous arrive, c’est ce qu’on en fait. La compréhension des événements, le recul, le décodage.

ANNE-LEVY MORELLE

Et de bons ou de mauvais sujets à exploiter?

Pierre Desproges a dit: «On peut rire de tout, mais pas forcément avec tout le monde.» Il a oublié de dire «mais pas de n’importe quelle façon». A nouveau, on peut traiter les sujets à chaud et trouver d’emblée le ton juste ou travailler longtemps dessus et passer complètement à côté. La première chose que je dis à mes étudiants, c’est de se documenter, de pousser la porte des commissariats, d’accompagner des policiers, car nous éprouvons toujours le besoin de faire le lien avec le réel. Robert Bresson (NDLR: réalisateur français, 1901 – 1999), lui, estimait que l’imagination n’est pas inventer des choses mais établir de nouvelles relations entre des éléments qui existent déjà pour trouver un sens. La manière dont le spectateur interprétera les choses lui permettra de sortir de la sidération.

Le réalisateur qui s’intéresse à un criminel doit-il forcément consulter ou prévenir ses victimes ou leurs proches?

Je n’aime pas les «on doit». Ça dépend de l’histoire qu’on veut raconter, des faits, du pourquoi et du pour quoi on le fait. Toutes ces questions influenceront la manière de faire de la narration, les choix esthétiques et de production. Il faut avant tout veiller à ne pas nuire, même aux gens qui ont fait des choses terribles. Il est plus important de pouvoir projeter cette humanité à l’intérieur d’eux que de dire que ce sont des monstres, et qu’on ne peut pas comprendre pourquoi ils ont fait ça. Il faut se poser la question: est-ce qu’on cherche la compréhension d’une expérience humaine ou l’intensité le temps d’une séance de cinéma? Tout en sachant qu’on peut placer le curseur à différents endroits et qu’il faut insuffler de l’intensité d’une manière ou une autre si on veut que notre travail soit vu. Ça a l’air impossible… C’est justement ce qui est excitant.

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