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Jost, la sortie de route d’un poids lourd

Jean-Marc Damry
Jean-Marc Damry Rédacteur au Vif L'Express

Fraude ou optimisation ? Les pratiques sociales dans le secteur sont au coeur de l’enquête contre le groupe Jost. Son administrateur délégué nous décrivait le recours obligé aux travailleurs de l’Est avant d’être mis en cause.

La semaine dernière, les perquisitions menées sur différentes implantations belges, luxembourgeoises et roumaines du groupe Jost et l’arrestation de son administrateur délégué Roland Jost ont secoué pas mal de monde. Placé en détention préventive à la prison de Marche-en-Famenne, l’homme qui règne sur une société de transport et de logistique pesant 2 400 emplois directs, 1 250 camions, 3 000 semi-remorques et 300 000 m2 de surfaces couvertes est l’objet de pas moins de neuf chefs d’inculpation : dirigeant d’une organisation criminelle, traite d’êtres humains, blanchiment, faux et usage de faux social, escroquerie en droit pénal social, absence de déclaration immédiate à l’emploi, déclarations inexactes ou incomplètes concernant les cotisations sociales, non-paiement des cotisations à l’ONSS et défaut de paiement de la rémunération en tant qu’employeur. L’entreprise dit collaborer pleinement à l’enquête, s’employant aussi à démontrer avoir fonctionné dans le respect des règles tant européennes que nationales et réfutant ainsi les accusations de dumping social dont elle est l’objet.

Le transport dans le sang

Si l’entreprise est connue, son dirigeant Roland Jost l’est beaucoup moins. Ce germanophone de 58 ans, père de trois grands enfants, a toujours privilégié le développement de ses affaires aux mondanités. Voici quelques semaines pourtant, dans la foulée du rachat de la moitié du Trilogiport à Hermalle-sous-Argenteau, il avait finalement accepté de recevoir Le Vif/L’Express dans le cadre d’un projet éditorial.

Quand le chauffeur roumain rentre chez lui, il ramène une somme qui correspond au moins à quatre fois le revenu moyen »

Roland Jost n’a mis qu’un quart de siècle pour se hisser dans le top national des opérateurs de transport et logistique, en partant de quasi rien, si ce n’est une motivation et une solide détermination. Dès l’âge de 10 ans, il s’était mis en tête de s’inscrire dans les pas de son père, Nicolaus, et d’être actif dans le domaine du transport routier. En 1981, alors fraîchement gradué en commerce extérieur (Esej à Jemeppe-sur-Meuse), il rejoint l’affaire familiale. La sprl Jost Nicolaus, basée à Bullange, comptait à l’époque une petite dizaine de camions tout au plus. Cinq ans plus tard, au décès de son fondateur, l’entreprise faisait rouler 25 camions. Roland Jost rachète alors les parts de sa mère et de sa soeur pour avoir les coudées plus franches. En 1989, il rachète l’autocariste Wergifosse à Trois-Ponts et diversifie alors ses activités en s’impliquant à la fois dans le transport de personnes et celui des marchandises. Il s’interroge cependant très vite : pourra-t-il, sur le long terme, mener ces deux activités de front ?  » J’avais une offre pour reprendre l’une comme l’autre, expose-t-il. Mais j’ai finalement choisi de me concentrer sur les autocars et les bus plutôt que sur les camions. Avec une soixantaine de véhicules, j’estimais en effet être déjà un gros parmi les petits alors qu’avec ma trentaine de camions, j’étais convaincu que j’allais rester un petit parmi les gros.  » S’il revend la sprl Jost Nicolaus au transporteur Godard à Battice courant 1990, c’est, sans le savoir, reculer pour mieux sauter car, trois ans plus tard, il rachète… Godard entre-temps tombé en grande difficulté.  » Des deux camions que j’avais gardés pour transporter mes bois (lire l’encadré), je passais d’un coup à 80 camions et je me retrouvais à nouveau à devoir gérer de front les deux activités « , signale-t-il. En 1996, tout ce qui relève du transport de personnes est apporté à Eurobus Holding, une société qu’il cofonde avec, notamment, la SRWT et dont il devient l’actionnaire de référence. Finalement, en 2008, Roland Jost se désengage complètement du transport de personnes et revend l’ensemble de ses intérêts en Eurobus Holding au géant français Keolis.

Roland Jost, CEO de Jost Group:
Roland Jost, CEO de Jost Group: « Si je n’avais pas de sociétés en Europe de l’Est, le terrain serait aujourd’hui occupé par mes concurrents allemands. Sans aucune valeur ajoutée pour l’économie belge! »© SDP

Croissance externe

Les moyens récoltés par la vente d’Eurobus Holding viennent à point pour reprendre, en 2008, le transporteur Weerts, basé à Teuven, près de Fourons. Par ce rachat, Jost, qui comptait déjà une flotte de 300 véhicules, grandit d’un coup de 70 % ! Depuis, rares sont les années qui n’ont pas été marquées par l’une ou l’autre reprise. Parmi ces différents rachats, citons Bousmanne, Keulders, BTK, De Bock Gebroeders et surtout TTS.  » Chaque année, on nous présente effectivement une cinquantaine d’affaires à reprendre, confie Roland Jost. La priorité est cependant donnée à celles qui nous permettent de compléter la gamme de services proposés aux clients et de nous rendre plus efficients, mon but étant aussi, au final, de faire de mon entreprise un groupe de plus en plus intégré et, plus fondamentalement encore, capable de fonctionner sans moi au day to day, même si c’est ce que j’aime le plus. « 

Pénurie de chauffeurs

La question des chauffeurs venus de l’Est est abordée, sans tabou, lors de notre interview.  » Si recruter des comptables, des financiers, des mécaniciens et des dispatchers est toujours un défi, on arrive malgré tout à s’en sortir. Par contre, du côté des chauffeurs, la situation est devenue catastrophique, souligne Roland Jost. Le Forem comme nous-mêmes en interne (20 personnes sont dédiées à cette seule fin !) avons beau faire de gros efforts pour former des chauffeurs, il n’y en a malheureusement pas assez que pour satisfaire toute la demande. Sur le national, j’ai fini par devoir « importer » 120 chauffeurs roumains que j’ai mis sur le payroll belge, à Kontich. Ils sont payés comme des routiers belges, ils font le même travail qu’eux, à la grande différence qu’il y a évidemment des difficultés de communication en raison de la barrière de la langue.  » Derrière cette difficulté de recrutement de chauffeurs belges, Roland Jost voit la disparition de certains attraits historiques du métier, à commencer par les primes diverses qui amenaient jadis les salaires des chauffeurs routiers parmi les plus enviables du marché.  » Le salaire d’un chauffeur tourne aujourd’hui aux alentours de 1 800/1 900 euros par mois, soit à peine plus qu’un ouvrier d’usine, alors qu’il lui faut souvent se lever à 4 heures et qu’il preste autour des 10 à 11 heures de travail par jour. Ajoutez à cela l’énervement lié aux bouchons, le non-respect des usagers et les nombreux contrôles dont ils sont fréquemment l’objet. En 1995, avec toutes les primes qu’il était alors possible d’engranger, un chauffeur routier pouvait, bon an mal an, gagner jusqu’à plus de 120 000 francs par mois (NDLR : environ 3 000 euros),soit bien plus du double qu’un ouvrier d’usine !  »

A force de rachats successifs, Jost Group est devenu un géant du transport international.
A force de rachats successifs, Jost Group est devenu un géant du transport international.© ERIC LALMAND/belgaimage

Tous les chauffeurs roumains, slovaques et autres bulgares qui travaillent pour Jost ne sont cependant pas engagés sur le payroll belge du groupe, loin s’en faut. Pour le transport à l’international, face à la concurrence allemande, déjà, où le coût salarial est, selon les régions, entre 25 % et 35 % plus bas qu’en Belgique, Roland Jost dit ne pas avoir vraiment d’autre choix, comme bien d’autres, que de travailler au départ de structures et avec des travailleurs issus de l’Est pour rester compétitif. Si ce mécanisme fait grincer des dents chez nous, à l’Est, ce serait plutôt bingo pour les routiers locaux.  » En l’espace de quatre semaines, un chauffeur roumain touche en net entre 1 850 et 2 000 euros, son salaire de base étant de 300 à 400 euros, le reste consistant en indemnités de délogement, poursuit Roland Jost. Certes, tous les quinze jours, le chauffeur doit rentrer chez lui ou dormir à l’hôtel mais le reste du temps, il vit dans son camion ; chez nous, dans de bonnes conditions. Une chose est sûre, chaque fois que le chauffeur roumain rentre chez lui, il ramène à la maison une somme qui correspond au bas mot à au moins quatre fois le revenu du commun des mortels en Roumanie ! Avec un tel montant et un tel pouvoir d’achat, il est vraiment un « king » là-bas car le niveau des prix, notamment de l’immobilier, est bien moindre que chez nous.  » Bref, Roland Jost explique que son staff compte 1 200 Belges, 200 Luxembourgeois et… un millier de chauffeurs issus de l’Est en raison de la perte d’attractivité du métier de chauffeur routier en Belgique conjuguée au différentiel énorme de revenus que peuvent engranger les chauffeurs de l’Est en s’investissant dans le transport international.  » En tout cas, sans eux, il nous serait tout à fait impossible de continuer à faire du transport à l’international et je suis toujours blessé d’entendre certains syndicalistes, policiers et politiciens assimiler un peu vite les transporteurs internationaux, dont mon groupe, à des négriers ! Et si je n’avais pas de sociétés en Slovaquie, Roumanie, Bulgarie et Pologne dans mon périmètre pour les activités à l’international, le terrain serait aujourd’hui occupé par mes concurrents allemands. Et sans aucune valeur ajoutée pour l’économie belge !  » La justice belge dira si ce management, détaillé dans notre interview avant les perquisitions du 8 mai, a respecté la législation en vigueur.

Actif aussi dans la filière bois

De longue date, Roland Jost est associé à 50/50 avec Joseph Haas, un ami d’enfance, dans la filière bois. Ils y emploient quelque 500 personnes. Si les deux hommes sont très actifs en Allemagne, ils sont également très présents du côté de Vielsalm, sur un site de 36 hectares et une scierie dont la capacité de production annuelle peut atteindre le million de mètres cubes. En 2008, le tandem Roland Jost – Joseph Haas y a investi dans une unité de cogénération permettant de transformer les déchets, tels que les écorces et chutes de bois, en électricité verte injectée sur le réseau électrique et en chaleur permettant le séchage de leurs bois, copeaux et sciures. Avec une capacité de 20 mégawatts, c’est la plus grande unité de cogénération biomasse bois de Belgique. Les deux hommes sont également à la tête d’une usine de fabrication de pellets, une des plus importantes d’Europe, avec une production annuelle de 300 000 tonnes.

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