© Varia

J’étais sur scène avec Romane Bohringer, et tout est vrai

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

On ne l’a pas vue arriver. D’un coup, elle est là, face aux choristes auxquels elle tend la main. « Bonsoir, je suis Romane. » « Vous n’allez quand même pas saluer chacun d’entre nous ? » interroge une choriste. « Si, bien sûr, répond-elle en souriant. Bonsoir…, bonsoir…, bonsoir… »

Sur la scène du théâtre Varia, à Bruxelles, Romane Bohringer s’apprête à interpréter le spectacle Les Evénements, qui raconte l’histoire de Claire, femme pasteur et cheffe de chorale (lire aussi Le Vif/L’Express du 14 avril). Une partie de ses ouailles,  » ceux qui n’étaient pas d’ici « , ont été tués par un tireur fou, comparable à celui qui avait assassiné 69 jeunes sur l’île d’Utoya, en Suède, en juillet 2011. Il est 18 h 30 et le public est attendu deux heures plus tard.  » On revoit l’enchaînement du morceau suivant « , lance l’assistant à la mise en scène aux choristes de l’ensemble vocal Méli-Mélo qui assurent, ce soir, l’enveloppement sonore de la pièce.  » Romane, tu reprends à « A ce moment précis… », OK ?  » Romane, corps d’adolescente moulé dans un chandail rouge et planté dans une paire de baskets, s’assied à califourchon sur sa chaise, dos aux 28 choristes qui attendent le signal pour se lever.

– A ce moment précis, récite-t-elle, j’ai senti une part de moi quitter mon corps.

– Quoi précisément ? enchaîne Matthieu Sampeur, qui partage la scène avec elle.

– Mon âme.

– Quand est-elle revenue ?

– Elle n’est pas revenue.

A 500 mètres du théâtre, la station de métro Maelbeek vivote sous les néons. Les paroles de Romane n’appartiennent pas qu’à elle. Elles pourraient sortir de la bouche de n’importe quelle victime d’attentats, à Berlin, Paris ou Bruxelles. Les méthodes ne sont pas les mêmes, les armes non plus, pas davantage, sans doute, que les motifs profonds. Mais l’horreur, se jouant des frontières et des détails techniques, est en copie conforme. Et la question qui colle aux lèvres, immuable : pourquoi ?

Claire/Romane fait face aux choristes, les bras levés, que le maître de musique ajuste ainsi que le mouvement des mains.  » Comme ça ? interroge- t-elle en brassant l’air. Bon, allons-y !  » Et elle y va, jusqu’à la dernière mesure du chant, qu’elle clôt d’un geste impérial. Puis, elle se retourne.

– Cet homme était-il fou ? se demande-t-elle. S’il n’était pas fou, c’est qu’il était mauvais, et ça change tout.

Dans sa tête, les questions tournent en boucle et se mordent la queue.  » Non, je ne suis pas en colère, crie-t-elle. Je ne veux pas comprendre ce qui m’est arrivé. Je sais ce qui m’est arrivé. Je veux comprendre ce qui lui est arrivé à lui.  » A nouveau, les images se superposent. Les victimes de Bruxelles ne disent pas autre chose. Ne hurlent pas autre chose. Et c’est bien ce qui est insoutenable quand on regarde Romane jouer dans son pull rouge. C’est que tout est écrit, de ce qu’elle dit. Inventé. Et que pourtant tout est vrai. La peur est universelle. Comme la couleur du sang. Et le pardon.

Lorsque, à la fin de la pièce, vers 22 heures, la dernière note s’éteint, ce sont d’abord les choristes que Romane et Matthieu saluent. Dans leurs yeux, on voit un peu d’eau briller.

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