Omniprésent dans le paysage économique belge depuis 45 ans, Jean-Pierre Hansen n'a jamais tâté de la politique active. Domaine où il reste infidèle à tous... © CHRISTOPHE KETELS/BELGAIMAGE

Jean-Pierre Hansen, le fil éclectique

Au tournant du siècle, Jean-Pierre Hansen a dirigé Electrabel et Tractebel avant de devenir un des leaders du géant Engie. En Belgique francophone, il demeure un homme de l’ombre influent, gérant depuis cet automne le conseil d’administration de crise de Nethys. En publiant Chroniques sous haute tension, il met sa vie en lumière. Acide, savoureux, son regard est vif. Sur les choses comme sur les gens.

C’est à l’été 2018 que le manuscrit commence à circuler. Jean-Pierre Hansen l’envoie à quelques proches.  » Cela vous amusera « , indique-t-il. Il y a aussi cette demande :  » Croyez-vous que l’ouvrage pourrait être publié ?  » Les retours sont unanimes : le propos est brillant. Mais doit-il être rendu public ? Les avis divergent.  » Imprimez-le et offrez-le à vos amis. Qu’attendez-vous de plus d’une commercialisation ?  » lui lâche une personne de confiance. Dans un premier temps, Hansen s’y rallie. Avant de changer d’avis. Car c’est ainsi qu’il fonctionne : si l’homme aime consulter, il décide seul. Et s’il n’a jamais cherché les lumières, il n’a jamais fui les honneurs. Quelques semaines après Etienne Davignon, son voisin de bureau chez Engie, il nous livre le récit de sa vie (1). Avec élégance toujours, virulence parfois. Et non sans intérêt.

Assez tôt, je crois, j’ai réalisé que j’étais un peu « autre ».

 » La plupart étaient pauvres  »

L’histoire commence le 25 avril 1948, à Athus, à une quinzaine de kilomètres d’Arlon. C’est celle d’un enfant que rien ne prédestine à jouer dans la cour des grands. Autour de lui, ce n’est pas l’opulence qui domine.  » Dans cette vie, la plupart étaient pauvres, mais ne le savaient pas « , relit Jean-Pierre Hansen. Très tôt, son père a rejoint l’usine. Un goût prononcé pour le savoir lui permet toutefois de gravir la hiérarchie du lieu et de finir comme responsable de l’atelier mécanique. Au passage, il a transmis le désir d’apprendre à son fils. Qui, déjà, à la cour de récré préfère les cours de maths. Jean-Pierre fuit les ballons comme les réunions du patro. En revanche, il se fait un devoir de ramener à la maison le plus beau des bulletins. Au risque de connaître la solitude du premier de classe…  » Assez tôt, je crois, j’ai réalisé que j’étais un peu « autre ».  »

Hansen tient Guy Verhofstadt pour responsable du
Hansen tient Guy Verhofstadt pour responsable du  » démantèlement à la belge « . d’Electrabel.© BENOIT DOPPAGNE/BELGAIMAGE

Primaires à Athus, secondaires à Arlon, unif à Liège. En même temps qu’il voit du pays, l’ado grimpe dans l’ascenseur social. Parmi ses enseignants, des maîtres brillants, mais pas seulement. Jean-Pierre Hansen se souvient de ce sous-directeur de collège,  » personnage terne et aigri « , qui  » cachait une vraie médiocrité sous des airs de componction inspirée « . Très vite, la curiosité du jeune homme trouve à se déployer. Alors que ses condisciples restent sagement dans la Principauté, il décroche un stage à Grenoble, puis s’en va à Paris pour préparer une thèse de doctorat. Sa formation d’ingénieur ne l’empêche nullement d’aller crapahuter en fac de droit ou de sciences politiques et économiques. Jeune, Jean-Pierre Hansen est déjà éclectique.

Apprendre à dormir trois heures par nuit

S’il brillera un jour dans le privé, c’est dans le public qu’Hansen commence sa carrière. Durant son service militaire, il obtient un poste au cabinet du ministre de la Défense Vanden Boeynants. Il y rencontre Léopold de Lannoy, qui lui ouvre les portes des milieux aristocrates tout en l’initiant aux subtilités du fonctionnement de l’industrie. En 1974, de Lannoy l’emmène aussi dans ses valises lorsqu’il est nommé conseiller d’André Oleffe, ministre de l’Economie et de… l’Energie ! En pleine crise du Kippour, Jean-Pierre Hansen découvre la rudesse du rythme politique et s’habitue à dormir trois heures par nuit. Il accompagne aussi Oleffe dans sa fin de vie. Le ministre parti, de Lannoy – encore lui ! – incite Hansen à rejoindre le privé. En 1975, le jeune homme entre chez Linalux – qui se fondra bientôt dans Unerg. Les astres se sont alignés : enfin, Hansen tombe dans l’électricité.

L'épisode Suez : aux yeux de certains, il passe alors pour un traître.
L’épisode Suez : aux yeux de certains, il passe alors pour un traître.© REMI OCHLIK/BELGAIMAGE

La suite ? C’est une progression constante. A chaque échelon, Hansen se fait repérer par ses supérieurs. En même temps que leurs confidences, il reçoit des missions de confiance. Ce qui lui permet aussi de découvrir les étrangetés d’un secteur. Lorsqu’il apprend que les plus grands holdings du secteur, piliers de la Bourse de Bruxelles, veillent chaque année à égaliser leurs résultats, l’homme tique. Mais joue le jeu : l’heure du corporate governance ne viendra que plus tard. En 1979, quand l’Etat lui demande de siéger dans le conseil d’administration de Cockerill, il ne dit pas non. Là aussi, il découvre d’étonnantes pratiques. Une bonne école : quarante ans plus tard, le même Etat, wallon, l’envoie à nouveau en terres liégeoises. Cet automne, pour mettre de l’ordre du côté de Nethys après le nettoyage décidé par le nouveau gouvernement Di Rupo.

Sur le  » démantèlement à la belge  » d’Electrabel

C’est alors qu’Hansen se rapproche des sommets que les grandes manoeuvres sont enclenchées. En 1986, Electrobel et Traction créent Tractebel. Quelques années plus tard, Unerg, Ebes et Intercom deviennent Electrabel. En matière énergétique, la Belgique possède soudainement deux poids lourds. Mais entre-temps, Carlo De Benedetti est venu secouer le petit monde ronronnant du grand capitalisme national en lançant une OPA sur la Société Générale. Tandis que les prédateurs se dévoilent, de nouveaux acteurs montent sur l’avant de la scène. En 1989, Philippe Bodson prend la tête de Tractebel ; en 1992, il désigne Jean-Pierre Hansen à celle d’Electrabel.  » Pendant plus de sept ans, notre collaboration allait être amicale et sans nuages « , écrit l’homme d’Athus.

Le désormais baron Hansen, avec la reine Mathilde et le roi Philippe, le 18 novembre 2015.
Le désormais baron Hansen, avec la reine Mathilde et le roi Philippe, le 18 novembre 2015.© DIDIER LEBRUN/PHOTO NEWS

Fin 1998, ça s’emballe. Trop indépendant, Bodson perd les faveurs de son actionnaire, Suez. Alors que la bataille devient publique, Hansen est discrètement courtisé par les Français. Est-il prêt à succéder à son chef ?  » Je ne souhaite en aucune manière contribuer à l’éviction de Philippe, à qui je dois ma carrière, répond-il lorsqu’on l’interroge dans de discrets salons parisiens. Mais si cette décision m’était confirmée, et sans que j’y prenne part, je peux essayer de reprendre la fonction.  » Quelques semaines plus tard, la désignation est actée. Alors que Bodson était adulé, Hansen passe, aux yeux de certains, pour un traître. Avec le recul, il ne regrette rien. Mais reconnaît qu’au fil du temps, la Belgique a perdu la maîtrise sur ses joyaux énergétiques.

A qui la faute ? L’homme n’est pas tendre pour les politiques. S’il fait l’éloge de Jean-Claude Marcourt (PS,  » qui s’est révélé d’emblée d’une intelligence fulgurante « ) ou de Didier Reynders (MR,  » aussi brillant que l’on sait et plus affectif que l’on croit « ), il enrage encore contre Guy Verhofstadt (Open VLD), à qui il reproche d’être  » arrivé au pouvoir avec des idées simples, auxquelles il tenait d’autant plus qu’il ne connaissait rien du sujet « . En fait, il accuse le libéral d’être responsable, avec quelques autres, du  » démantèlement à la belge  » d’Electrabel. Mention aussi pour la Commission européenne, et sa DG Concurrence, incapable de soutenir le développement d’un leader européen, et confirmant, en matière énergétique,  » la terrible nocivité de sa tout aussi terrible naïveté « .

Chroniques sous haute tension. Précis de recomposition, par Jean-Pierre Hansen, Racine, 248 p.
Chroniques sous haute tension. Précis de recomposition, par Jean-Pierre Hansen, Racine, 248 p.

Quasi-secrétaire perpétuel

En 2010, c’est par la coulisse que Jean-Pierre Hansen se retire de Suez. S’il rejoint le conseil de quelques grosses sociétés, il se laisse aussi tenter par plusieurs missions publiques. Plus atypique : en 2017, il brigue la succession d’Hervé Hasquin au poste de secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique. Durant des mois, il rencontre 116 de ses collègues, dans l’espoir de conquérir leur voix. Ses rencontres lui permettent de repérer  » quelques prudences frileuses, qui se voyaient d’autant plus clairement qu’elles se voulaient dissimulées ; quelques brillantes ambiguïtés, dont je saluais in petto le discours hypocrite et sophistiqué « . Hansen s’incline finalement devant Didier Viviers,  » grand calife universitaire et homme de réseaux forts « .

Le livre se referme ; Jean-Pierre Hansen est toujours là. Après avoir été impliqué, au cours des dernières années, dans la gestion de la SNCB, du Forem ou du RER, il est aujourd’hui en fonction à l’Ares (l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur, qu’il préside, dans les bureaux de laquelle il nous reçoit) et chez Nethys (dont il ne dira pas un mot). Les traces d’un fil rouge : le service public. Car si l’homme a fait carrière dans le privé, c’est au service de ressources communes qu’il s’est toujours mis.  » On m’aurait donné un salaire trois fois plus grand pour diriger Coca-Cola Europe, j’aurais refusé « , nous confie-t-il. Jamais tenté par la politique active ? Non. Car l’homme n’est pas du genre à séduire les foules. Ni à faire papote autour d’un boudin-compote. Encore lui eût-il fallu aussi se fiancer à une formation. Ce qu’il n’a jamais pu faire. Infidèle à tous, il a déjà voté pour bien des partis. Surtout, à chacun des autres, il a toujours préféré le programme de sa mère :  » Si aujourd’hui chacun fait ce qu’il doit, alors demain sera meilleur pour tout le monde.  »

Chroniques sous haute tension. Précis de recomposition, par Jean-Pierre Hansen, Racine, 248 p.

Entre les lignes

Le récit se lit comme un roman : chapitres courts, formules incisives, sous-titres chocs, style exquis… Il est à l’image de son auteur : brillant. Novateur aussi. Car pour la première fois, Jean-Pierre Hansen se livre à la première personne. Apparaissent tour à tour l’intellectuel pointu, le dirigeant sensible à son image, mais aussi le père inquiet, l’ami attendri. Avec pudeur et élégance, Hansen donne place à l’émotion. Revers de la médaille : les historiettes et autres anecdotes prennent parfois trop d’encre. L’auteur n’évite pas complètement les pièges du genre. A certains moments, on aimerait en apprendre davantage sur le fond des dossiers ; il faudra se contenter de voir Jean-Pierre Hansen voyager, déjeuner, dîner ou se faire décorer dans des salons feutrés. Péché de vanité ? Hansen lui-même admet y avoir parfois succombé. Mais à ceux qui le lui reprocheront, sans doute aura-t-il beau jeu de rappeler que ce n’est qu’à ses petits-enfants que son précis était originellement destiné.

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