Matthieu Lys

Immigration : en finir avec la désinformation (bis)

Matthieu Lys Avocat et assistant au CRECO (UCL)

Que la question migratoire fasse débat, ce n’est pas nouveau. Que les politiques publiques mises en place puissent être mises en cause, c’est sain. Mais lorsque le débat est basé sur une réalité tronquée et falsifiée, c’est la démocratie qui est perdante.

La carte blanche publiée par Drieu Godefridi dans les colonnes du Vif le 9 janvier dernier, intitulée « Immigration : en finir avec le moralisme assassin« , est une incarnation de ce danger. Ariane Thiébaut a publié un premier texte en réponse aux propos de Monsieur Godefridi le 12 janvier dernier. Elle ne m’en voudra pas si je me permets de reprendre son titre et de prolonger sa réflexion.

Outre les inexactitudes factuelles relevées par Madame Thiébaut dans l’argumentaire de Monsieur Godefridi, la lecture proprement idéologique qu’il fait de l’arrêt Hirsi Jamaa et autres c. Italie de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après : Cour eur. D.H.) et les louanges qu’il formule à l’égard de la politique d’immigration australienne méritent d’être sérieusement recadrées, et ce à deux égards au moins.

Premièrement, affirmer que « la folle ivresse idéologique des juges de Strasbourg se paie au prix du sang (…) des Européens massacrés par de pseudo-terroristes infiltrés et le sang des malheureux noyés en mer » relève au mieux d’une ignorance des complexités de la question migratoire, au pire d’une volonté délibérée d’induire en erreur une opinion publique déjà fortement déboussolée. La Cour eur. D.H. n’est pas peuplée d’activistes révolutionnaires. Dans la plupart des arrêts qu’elle a rendus en matière migratoire, elle a fait preuve d’une grande prudence en laissant aux Etats une large marge d’appréciation. Dans l’arrêt Hirsi Jamaa, la Cour de Strasbourg, en formation de grande chambre et à l’unanimité (17 juges provenant de 17 pays différents), a considéré que l’article 4 du Protocole n°4 à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : C.E.D.H.), qui prohibe les expulsions collectives d’étrangers, s’appliquait à un cas d’éloignement d’étrangers vers un Etat tiers effectué en haute mer, en dehors du territoire national. En l’espèce, en outre, les migrants interceptés devaient être rapatriés en Libye où il existait dans leur chef un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants, prohibés par l’article 3 de la C.E.D.H., et un risque d’être renvoyés dans les pays qu’ils fuyaient pour justement éviter de tels traitements. Par cet arrêt, donc, la Cour a offert une protection juridique à des migrants qui, autrement, en auraient été totalement dépourvus et laissés dans une sorte de no man’s land juridique.

Laisser entendre que c’est cet arrêt qui a provoqué l’afflux de réfugiés en Europe et les nombreux noyés est proprement indécent. Si de nombreux réfugiés ont tenté de gagner les côtes européennes, ce n’est pas parce qu’ils ont lu la jurisprudence Hirsi Jamaa, mais parce qu’ils fuyaient la guerre en Syrie, les violences en Afghanistan ou en Irak. Si de nombreux demandeurs d’asile ont péri en mer, dans ces circonstances atroces, ce n’est pas parce que la Cour de Strasbourg a voulu les protéger contre les traitements inhumains et dégradants. C’est parce que les politiques migratoires mises en place au niveau européen ne prévoient aucune voie d’entrée légale sur le territoire de l’Union, et envisagent les textes juridiques applicables par l’unique prisme sécuritaire, occultant totalement le volet « protection » et « droits fondamentaux ». Si « folle ivresse idéologique » il y a, elle ne doit certainement pas être trouvée à Strasbourg, mais plutôt du côté de l’Union européenne, mise sous forte pression par les populismes régnant dans de nombreux Etats membres, qui pense résoudre la crise migratoire en fermant ses frontières et en concluant un deal indigne avec la Turquie.

Une autre politique d’asile et d’immigration est possible. Une politique d’inclusion et d’ouverture, une politique axée sur les droits de l’homme et non sur les fantasmes sécuritaires, une politique humaine, dans le sens le plus noble du terme.

Deuxièmement, appeler de ses voeux une politique migratoire semblable à celle mise en place en Australie heurte frontalement les valeurs démocratiques les plus fondamentales. Pour rappel, l’Australie a mis en place une politique migratoire extrêmement dure contre les boat people, les interceptant en haute mer ou lorsqu’ils atteignent le territoire australien et les envoyant notamment à Nauru, une petite île isolée d’Océanie située en Micronésie, en échange d’un soutien financier. A Nauru, la gestion des réfugiés est sous-traitée par des sociétés privées. Dans deux rapports, l’un publié le 3 août 2016, et l’autre publié le 17 novembre 2016, Amnesty International, ONG dont la probité est indiscutable, a dénoncé une politique migratoire australienne « cruelle à l’extrême », affirmant que « peu de pays vont aussi loin pour infliger délibérément de la souffrance à des gens en quête de sécurité et de paix ». Le constat dressé par Amnesty International est sans appel : Nauru est « une prison à ciel ouvert destinée à infliger suffisamment de souffrances pour dissuader des personnes parmi les plus vulnérables au monde de rechercher la sécurité en Australie », affirmant que ce qui s’y passe peut être qualifié de torture. Le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies s’est également ému de ces pratiques australiennes.

Une autre politique d’asile et d’immigration est possible. Une politique d’inclusion et d’ouverture, une politique axée sur les droits de l’homme et non sur les fantasmes sécuritaires, une politique humaine, dans le sens le plus noble du terme. A l’heure où des milliers de réfugiés grelottent de froid sur l’une des îles grecques où nous les avons « parqués », à l’heure où des migrants meurent tous les jours pour avoir simplement voulu échapper aux violences de la guerre, en appeler à « en finir avec le moralisme assassin » des juges de Strasbourg est encore plus que de l’indécence. C’est de l’inhumanité.

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