Christine Laurent

Illusions perdues

Christine Laurent Rédactrice en chef du Vif/L'Express

1961. Protégé jour et nuit par les gendarmes dans un château du Lambermont transformé en forteresse, avec des sacs de sable recouvrant les soupiraux pour éviter qu’on y jette des grenades, Gaston Eyskens encaisse stoïquement la colère de la gauche.

Le « momentum » est grave. Son projet de « loi unique » a envoyé plus de 400 000 grévistes dans les rues, paralysé le port d’Anvers et traumatisé le Parlement. Une situation explosive, alors que la Belgique panse encore les plaies de l’indépendance du Congo et que le déclin industriel de la Wallonie menace. En ce temps-là, pas moins de 900 000 Belges (10 % de la population) étaient exclus du minimum vital et l’avenir se faisait bien sombre à l’ombre des charbonnages du Borinage et au creux des banlieues industrielles de Liège ou de Charleroi. En ce temps-là, les affrontements se voulaient purs et durs, et les attaques d’André Renard, le verbe haut, le foulard rouge serré autour du cou, étaient brutales. Dans le combat syndical et politique, on étrillait son adversaire, l’envie d’en découdre s’étalait sur toutes les affiches placardées sur nos murs. Pas d’idéologie flottante. Droite-gauche, Flamands-Wallons, ça cognait sec. Jusqu’au terrifiant « Walen buiten », le premier pas décisif d’une séparation annoncée.

La part grise de notre dossier des sixties, à mille lieues des images qui nourrissent encore les flots de nostalgie. Effacée, gommée dans les esprits au profit de la face ensoleillée, celle de la promesse d’une aube nouvelle. La liberté, toutes les libertés, la morale au tapis, il est interdit d’interdire, sous les pavés, la plage… autant de clichés mythifiés dont on mesure enfin la part d’ineptie. Les années 1960, dix ans qui ont changé la donne, oui. Au menu, vitalité, inventivité, audace. L’heure, aussi, des grands combats des minorités opprimées sur fond de flower power. On travaille encore beaucoup, mais on vit chichement. Pas grave. La croissance est là. Tous ralliés à son totem. On pressent que le bien-être est à la portée de chacun, que le boom de la consommation profitera à tous. Peu en importe le prix. Le prix ? Sur le bureau de Gaston Eyskens, déjà, quelques « mauvais » esprits ont glissé une note sur l’indispensable nécessité de maîtriser notre déficit. Mais qui a envie d’entendre les prédications des gâcheurs ?

Aujourd’hui, on ne parle plus que de ça. De la règle d’or des budgets serrés et de la sacro-sainte croissance, celle par la grâce de qui tous nos problèmes vont s’envoler. Elle hante nos élus sans qu’ils parviennent à esquisser la moindre piste de réflexion novatrice et porteuse. On ne parlera pas de ces plans de sauvetage « miracles » concoctés par les services marketing et com’ de certains ténors pour faire la Une des gazettes. De fait, même avec les dents, où donc aller la chercher, cette croissance, quand notre industrie a vieilli et que la mondialisation a dangereusement déplacé le curseur de la dynamique économique vers les pays émergents ? Fini le grand rêve de nos égoïsmes, de notre consumérisme anarchique ! Tout s’est déréglé. Sous les pavés, la crise, la société qui se durcit, les inégalités qui se creusent, le réchauffement climatique. Les Trente Glorieuses ont viré en trente piteuses. Faut-il pour autant perdre son temps en lamentations stériles ? Sûrement pas. L’heure est à l’imagination et au courage politiques. Ce que l’on attend de nos responsables ? Qu’ils apportent un vrai souffle nouveau qui ne puise pas sa force dans un passé enjolivé, mais bien dans l’espoir que tout, demain, sera différent. La nostalgie n’est plus ce qu’elle était.

CHRISTINE LAURENT

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