Rachid Lamrabat © Fred Debrock

« Il n’est plus possible d’ignorer le consommateur ethnique »

De plus en plus d’entreprises belges tiennent compte du consommateur allochtone. « Les spécialistes de marketing ratent plein d’opportunités s’ils approchent les musulmans comme une communauté religieuse et non culturelle,  » explique Rachid Lamrabat, spécialiste en marketing ethnique du bureau d’étude de marché et de communication Tiqah.

Il y a cinq ans, Rachid Lamrabat travaillait encore pour le service d’intégration du gouvernement flamand. À présent, il assiste des entreprises comme Torfs, Colruyt en Devos & Lemmens pour cibler la communauté allochtone.

« Ignorer le marché ethnique n’est plus possible » souligne Lambrabat. « Il est trop volumineux et son pouvoir d’achat est trop important. En outre, ces nouveaux consommateurs possèdent des besoins spécifiques auxquels on répond beaucoup trop peu, notamment en matière d’alimentation et de mode. Dans un climat économique difficile, la nouvelle classe moyenne colorée est le dernier grand filon ».

Tiqah s’adresse principalement à la communauté musulmane. D’où cette limitation ?

Rachid Lamrabat : « Si un opérateur téléphonique souhaite s’adresser aux Roms, nous étudions cette question. Les musulmans de pays de culture islamique sont le plus grand groupe de non-Belges. Les Marocains et les Turcs, mais aussi les Syriens, les Bulgares et les Irakiens. En outre, cette communauté musulmane souhaite vraiment s’intégrer. Après trois, quatre générations ces gens souhaitent être considérés comme des consommateurs à part entière. La communauté juive, plus fermée et axée sur l’organisation autonome, est beaucoup moins ouverte au marketing. Il est également difficile d’atteindre les immigrants polonais, car beaucoup d’entre eux n’ont pas encore décidé s’ils veulent rester à long terme. Tout comme la première génération de Marocains et de Turcs de l’époque, une grande majorité d’entre eux n’excluent pas de revenir au pays.

Pourquoi les spécialistes en marketing négligent-ils le segment allochtone ?

Lamrabat: « Parfois de peur de susciter des réactions de la part de consommateurs existants ou de politiques xénophobes, mais la cause principale, c’est l’ignorance. Il n’y a presque pas de chiffres relatifs au pouvoir d’achat de ces nouveaux consommateurs, et quand les spécialistes en études de marché approchent tout de même ces communautés, ils se heurtent souvent à la méfiance. C’est compréhensif, car tout comme dans le monde de la publicité, ces bureaux ne comptent pratiquement pas de nouveaux Belges. Contrairement à un bureau spécialisé comme Tiqah, ils ne sont pas proches de ces gens et leur parlent rarement dans leur propre langue. Tout ça fait que beaucoup d’entrepreneurs et de marketeurs manient un système de références vieilli et possèdent une image très clichée du consommateur allochtone. »

Est-il possible de cibler un groupe aussi grand et divers que la communauté musulmane?

Lamrabat: « Tout comme le musulman, l’allochtone n’existe pas. Dans nos panels, il y a plusieurs nationalités, et autant de musulmans pratiquants que non pratiquants. Il ne s’agit donc pas de leur nationalité, de leur langue ou de leur conviction religieuse, mais de leurs racines culturelles qui les lie et des valeurs communes, traditions et habitudes qui influencent leurs besoins spécifiques, leur façon d’acheter et leur perception des marques ».

« Les marketeurs ratent beaucoup d’opportunités s’ils n’approchent pas les musulmans comme une communauté culturelle, mais religieuse. On ne le fait pas non plus avec les Belges non croyants qui fêtent Noël et qui voient leur famille à Pâques. De la même façon, il n’est pas très intéressant de savoir combien il y a de musulmans pratiquants. Ce qui est important, c’est la constatation que neuf sur dix achètent leur viande dans une boucherie halal.

En même temps, vous qualifiez la religion d’opportunité commerciale.

Lamrabat: « Mon message aux entreprises qui souhaitent s’adresser au marché ethnique, revient souvent à dire qu’ils doivent parler un autre langage: celle de leur groupe cible. Donc il faut que je parle le même langage clair aux entreprises, en des termes que les entrepreneurs comprennent. Si je fais ces déclarations, c’est avec raison. Pendant le ramadan, le budget d’achat de la famille musulmane moyenne triple et la demande d’alimentation fraîche et de qualité augmente ».

« Les cadeaux pour les membres de la famille et les nouveaux vêtements pour la fête du Sacrifice et la fête de la rupture du jeûne sont très prisés. Il s’agit là d’autres opportunités commerciales auxquelles le secteur de la distribution et les magasins répondent à peine. Cependant, les entrepreneurs ne doivent pas se montrer naïfs : on ne peut pas faire grand-chose pour une entreprise qui ignore les consommateurs musulmans depuis toujours et demande trois semaines avant le ramadan comment obtenir sa part du gâteau.

Ne craignez-vous pas les critiques à propos du commerce autour d’une tradition religieuse ?

Lamrabat: « La perception religieuse change, c’est ainsi. Et c’est aussi le cas pour les musulmans et l’islam. La religion se traduit de plus en plus en mode de vie, d’habitudes alimentaires à l’utilisation de médias. Je comprends que certains aient du mal avec ça, mais ça ne change rien au fond de l’histoire et cela ne peut pas nous empêcher de nommer les choses ».

Qu’en est-il du pouvoir d’achat du consommateur ethnique ?

Lamrabat: « Une étude récente réalisée à la demande de la Fondation Roi Baudouin a confirmé que ces dernières années, la classe moyenne marocaine et turque a fortement augmenté. C’est là aussi que les détaillants tels que Mexx et Talking French, des entreprises qui s’adressaient depuis toujours à la classe moyenne blanche, se sont trompés. Ils se sont aperçus trop tard que la classe moyenne de notre pays « change de couleur » et n’ont presque rien fait pour attirer un nouveau public cible ».

« Un des problèmes, c’est que la subdivision classique en classes sociales ne fonctionne pas toujours. Ainsi, il y a beaucoup de salariés uniques parmi les ménages allochtones, ce qui fait que les marketeurs les assimilent automatiquement à une classe sociale moins favorisée et n’analysent pas le budget dont ils disposent et leur façon d’acheter. Ainsi, ces ménages dépensent moins en restaurants, mais investissent davantage en voitures familiales. Leur compte épargne non plus ne dit pas tout, car la communauté allochtone dépense beaucoup dans ses pays d’origine, notamment dans l’immobilier. Si j’étais un agent immobilier, un banquier ou un assureur belge, j’aurais un bureau dans ces pays ».

La façon d’acheter de consommateurs ethniques ne continuera-t-elle pas à se « belgiciser » ?

Lamrabat: « L’identité culturelle de la communauté allochtone évolue en permanence, mais pas dans la direction que vous suggérez. Je fais partie de la deuxième génération, et j’ai été élevé dans un discours d’intégration, à la maison aussi. Notre approche était mélangée : nous bricolions notre propre identité, parfois diffuse. Les jeunes ne se reconnaissent plus dans cette histoire d’intégration : ils se sentent 100% belges, mais se montrent également fiers de leurs origines étrangères. Ils partent activement à la recherche de ces origines et trouvent normal de pouvoir exprimer cette partie d’eux-mêmes. D’où aussi, leur intérêt pour les produits, les repas et les traditions de leurs grands-parents. Ils chérissent ces traditions, peut-être plus encore que la première génération. »

Le marketing ethnique n’est-il pas contreproductif? Vous soulignez toujours l’individualité de consommateurs ethniques.

Lamrabat: « Lors de conférences, on me demande souvent si je ne colle pas d’étiquettes. Certains voient dans même dans mon discours une preuve que les allochtones ne veulent pas s’adapter. Pour moi, il s’agit de remarques à côté de la plaque, parce qu’alors on parle du débat sociétal et politique à propos de la diversité. Les bons entrepreneurs ne se posent pas ce genre de questions. Ils s’adaptent en fonction de consommateurs et étudient leur retour sur investissement. Je n’ai pas inventé les différences sur le plan culturel en matière de façon d’acheter et de perception des marques, elles existent. N’hésitons donc pas à les nommer, pas sur base de préjugés ou d’intuition, mais de façon constructive. « 

Vous conseillez même aux politiques de traiter davantage les Belges allochtones comme des consommateurs.

Lamrabat: « Quand je leur demande de voir des nouveaux Belges comme des humains ou des citoyens, ils répondent: ‘Mais c’est que nous faisons’ et pourtant, ils ne s’occupent pratiquement pas des préoccupations et besoins réels de ce groupe. Si les politiques les considéraient davantage comme des consommateurs de l’état, ils se comporteraient en véritables entrepreneurs et les écouteraient vraiment. Car c’est ce que font les entrepreneurs intelligents : ils ne rêvent que de désigner des opportunités et d’y adapter leur offre. Mais pour cela, il faut vraiment écouter les préoccupations des gens.

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