Heidi Larson

« Il ne faut pas clouer au pilori les gens qui doutent du vaccin »

Elle connaît l’impact du covid mieux que quiconque: son mari, le virologue belge de renommée mondiale Peter Piot, en souffre toujours. Cette expérience a encore conforté l’anthropologue américaine Heidi Larson dans sa lutte contre les antivax. Et pourtant, elle plaide surtout en faveur de l’empathie.

En 2010, elle lance le Vaccine Confidence Project à la London School of Hygiene and Tropical Medicine. Il consiste à observer la confiance de la population dans la vaccination. Si on veut éradiquer un virus par la vaccination, il faut vacciner 70% de la population, sinon on n’y arrivera pas. Cependant, une partie grandissante de l’opinion publique se retourne contre la vaccination. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) juge que les doutes sur le vaccin sont devenus l’un des dix principaux problèmes sanitaires mondiaux. Larson vient de publier le livre Stuck: How Vaccine Rumors Start and Why They Don’t Go Away sur le sujet.

Larson est l’épouse du virologue belge de renommée mondiale Peter Piot, terrassé par le covid-19 au printemps dernier. « Il n’est pas tout à fait remis, mais il va beaucoup mieux », dit-elle. « Longtemps, il a souffert de symptômes étranges et huit mois après son hospitalisation, il est toujours vite fatigué. Beaucoup de gens n’ont aucune idée du degré de gravité du covid-19 et de sa durée. » Larson, elle, s’en est tirée avec quelques symptômes légers, une infection à l’oeil et des maux de tête.

L’entretien en ligne avec notre confrère de Knack a lieu au moment où l’entreprise pharmaceutique AstraZeneca annonce qu’elle a pu relever l’efficacité de son vaccin contre le coronavirus à 90% grâce à un hasard qui lui avait permis « accidentellement » de découvrir un meilleur dosage. « C’est pour le moins une communication malheureuse », estime Larson. « Ils ont communiqué par bribes. Cela sème la confusion auprès de personnes qui ont déjà du mal à comprendre ce qui leur arrive. »

Le vaccin d’AstraZeneca est basé sur un petit morceau d’ADN de chimpanzé. Ca n’aide probablement pas non plus.

Non. Lors de mes conférences, je montre l’image d’un humain qui se transforme en chimpanzé après l’injection du vaccin. Aujourd’hui, cette image est utilisée pour illustrer les campagnes anti-vaccination. C’est une variante d’un dessin utilisé il y a 200 ans pour mobiliser contre le vaccin de la variole, basé sur une particule de virus d’une vache. À cette époque, les gens se changeaient en vache.

D’autres vaccins se basent sur une nouvelle technique qui utilise la molécule génétique m-RNA.

On abuse de cette information-là aussi pour donner l’impression aux gens que la vaccination va changer leur ADN, ce qui n’est absolument pas le cas. L’un des messages les plus influents de la campagne anti-vaccination est une image que l’on dirait tirée d’un manuel de génétique, où les OGM sont devenus des GGM : les organismes génétiquement modifiés sont devenus des gens. Les gens s’interrogent toujours sur les nouvelles technologies.

Sont-ils plus réceptifs à la désinformation ?

Une partie importante de mon étude est axée sur les rumeurs. Dans un environnement de vie incertain, tel que nous le vivons maintenant, il y a beaucoup de bribes d’informations imprécises qui circulent. Il n’est pas difficile de voir comment des personnes sans connaissances scientifiques sont emmenées dans cette analogie avec les OGM, qui connaît beaucoup de résistance en Europe. Les activistes anti-vax extrémistes se servent de tout ce qui se présente, pour amplifier leur message.

Même le déploiement du réseau 5G est associé au covid-19.

L’ironie, c’est que l’apparition du virus SARS en 2003 a été associée au déploiement du réseau 3G. En 2009, la grippe mexicaine était due à la 4G, et maintenant, c’est la 5G. Les anciennes rumeurs sont revisitées dans un nouveau contexte. Certains groupes libertaires se profilent comme extrêmement anti : anti-masques, anti-confinement, anti-5G, anti OGM, du moment que ce soit anti. Le sentiment anti est beaucoup plus présent qu’il ne l’a été ces dix dernières années.

Il n’est pas si difficile de souligner les avantages de la vaccination, non ? Chaque année, les vaccins sauvent 3 millions de vies humaines.

Les années 80 et 90 étaient une période excellente pour la vaccination. Il y avait un bon contrat entre les instances de la santé publique et le public. La vaccination était considérée comme aussi bénéfique que de se brosser les dents. Il s’agissait de six vaccins de base, mais il y en a eu de plus en plus, sans beaucoup d’explications. On accrochait juste quelques boules de Noël dans le sapin. Nous trouvions évident que les gens les acceptaient. Mais aujourd’hui, nous sommes dans un tout nouvel environnement d’informations qui donne beaucoup plus de pouvoir aux gens. Le public est devenu plus exigeant. Il veut savoir ce qu’il y a dans ce vaccin, et si c’est utile.

Pourtant, c’est étrange qu’il se laisse si facilement tromper.

Au fond, c’est une question de confiance. L’un des aspects pénibles de la vaccination, c’est qu’elle est régulée, souhaitée et parfois rendue obligatoire par des autorités. Si vous détestez les autorités, vous vous opposez à la vaccination. La majorité des vaccins est produite par des grandes entreprises. Si le big business vous pose problème, vous vous opposez. La vaccination englobe le comptage annuel de personnes, surtout le nombre d’enfants vaccinés, et la transmission d’informations à des organisations telles que l’OMS. Beaucoup de gens se sentent mal à l’aide à l’idée d’être comptés à tout bout de champ. Et il y a beaucoup de choses dans notre société qui peuvent inspirer les gens contre la vaccination.

Heidi Larson
Heidi Larson© Andrew Meredith à Londres

La confiance dans la science diminue également. Cela joue-t-il un rôle ?

Je ne pense pas. Les messages de désinformation les plus attrayants ont l’air très scientifiques. Par contre, les gens détestent le jargon scientifique. Les scientifiques ne doivent pas trop simplifier, mais ils peuvent essayer d’un peu humaniser leur discours. Souvent, celui-ci ne manque pas seulement d’émotion, mais aussi d’humain. Comme si les gens ne comptaient pas. C’est ainsi qu’on se détourne du message, même s’il est bien intentionné.

Tous les jours, les gens sont bombardés de chiffres sur les contaminations, les hospitalisations, et les décès. Cela n’aide pas à les convaincre ?

Les gens voient cela et pensent que les politiciens prennent leurs décisions sur base de chiffres, mais ils se demandent où ils sont dans ce discours. Beaucoup de politiciens font de leur mieux pour prendre de bonnes décisions basées sur les connaissances scientifiques, et tentent de tenir compte de l’impact sur l’économie, mais les gens ont facilement l’impression qu’on tient compte de tout, hormis de leur vie.

Pourquoi est-iI si difficile de faire comprendre aux gens que sans mesures la situation serait encore bien pire ?

Il est important de communiquer de manière à toucher les gens et leurs communautés de vie. Tous ces graphiques déshumanisent le discours. Les gens qui dépriment à la perspective de rester enfermés dans leur maison ou appartement jusqu’au printemps risquent de se mettre en colère et de résister. Beaucoup d’habitations ne sont pas faites pour y passer tout son temps et y travailler, et certainement avec des enfants. Les gens veulent de la compréhension et de l’empathie, mais ils n’en voient pas beaucoup.

D’après votre étude, l’opposition à la vaccination est plus importante en Europe que dans le reste du monde.

Je parlerais plutôt de scepticisme que d’opposition. On peut être sceptique à l’égard de la vaccination, et tout de même se faire vacciner. Au début de notre monitoring, nous pensions que les États-Unis seraient le pays le plus sceptique, mais à notre étonnement c’était la France.

Pour quelles raisons ?

Ce n’est jamais un problème, c’est toujours une histoire de confiance perdue en l’état. La France a connu un certain nombre de scandales, une banque de sang avec des échantillons contaminés au VIH par exemple. L’état l’a fermée, mais sans communiquer. Quand l’affaire est sortie, les gens se sentaient trompés. Il y a aussi eu des histoires autour d’un lien supposé entre une vaccination contre l’hépatite B et un enfant atteint de sclérose en plaques. Il y a eu des procès retentissants de parents dont la fille souffrait de troubles psychosomatiques après une vaccination contre le papillomavirus humain. Ce lien n’a pas été prouvé scientifiquement, mais ces affaires ont généré beaucoup d’attention médiatique. Ce genre d’accumulations érodent la confiance des gens.

Comment la Belgique s’en sort-elle dans ce contexte?

Bizarrement, le Belge moyen n’a pas de problème avec le vaccin contre la grippe, mais avec le vaccin contre la rougeole, la rubéole et les oreillons pour les enfants, alors qu’en France c’est inverse. Ce scepticisme ne signifie pas que les campagnes de vaccination ne sont pas suivies. La couverture est bonne en Belgique.

Vous observez la confiance dans la vaccination partout dans le monde. Comment vous y prenez-vous ?

Nous menons régulièrement des enquêtes. Sur base de nos données les plus récentes, que nous venons de publier dans The Lancet, nous pouvons affirmer que depuis 2016 la confiance en Belgique a encore un peu augmenté. Nous planifions une enquête sur les termes spécifiques sur les réseaux sociaux dans plus de cent pays pour suivre l’évolution de l’attitude contre la vaccination. Nous faisons appel à l’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique.

Que faites-vous quand les gens décrochent ? Vous communiquez des informations plus ciblées ?

Non, il s’agit de sentiment. Pour la plupart des gens, ce n’est pas l’information le problème. Le problème, c’est qu’ils ont le sentiment qu’on ne les écoute pas. Ils se sentent incompris et mal traités. Même une mauvaise expérience en soins de santé peut les amener à décrocher.

Dans Nature Medecine, vous affirmiez que les femmes sont moins enclines à se faire vacciner que les hommes.

Ce n’est pas incompréhensible quand on sait que les hommes sont nettement plus sensibles au covid-19 que femmes. Les jeunes sont également moins enclins à se faire vacciner que les plus âgés, parce qu’ils savent qu’ils courent beaucoup moins de risques de tomber malade. Cependant, ces gros chiffres ne disent pas tout. Une femme de 45 ans qui travaille en première ligne en soins de santé court un risque plus élevé qu’un homme de 75 ans qui ne sort pas de chez lui.

La vaccination est promue comme quelque chose qui ne doit pas d’abord vous protéger, mais les autres?

Une étude récente réalisée auprès de mille Britanniques et Américains révèle que le fait qu’il permette de protéger d’autres personnes augmente la motivation à se faire vacciner. J’étais contente de ce résultat, car il implique que nous n’avons pas perdu tout altruisme dans notre société.

Bizarrement, cette volonté de se faire vacciner ne semble pas dépendre du fait d’avoir eu le covid-19.

Nous étions étonnés aussi. On penserait que les gens qui connaissent la gravité de la maladie se feraient vacciner plus vite. Peut-être que ce n’est pas le cas s’ils n’avaient que des symptômes légers ou alors ils partent du principe qu’ils n’avaient pas besoin de vaccin s’ils ont déjà été malades. Cependant, nous ne savons pas encore en quelle mesure vous êtes protégé contre une nouvelle infection au virus, encore moins pour combien de temps.

Aujourd’hui, les gens sont trop peu confrontés aux conséquences désastreuses d’infections virales pour encore comprendre la nécessité de la vaccination, écrivait Nature.

C’est pourquoi il peut être utile d’avoir des campagnes avec des personnes de toutes les couches de la société qui sont guéries du covid-19 et témoignent de leurs difficultés. Cependant, nous ne devons pas nous faire d’illusions. Quand il y a eu un foyer de rougeole il y a quelques années en Europe, où des adultes ont également perdu la vie, ce n’était pas un thème pour les purs et durs des campagnes anti-vaccination. Si l’opposition est idéologique, les morts ne font pas de différence. Même en Afrique et en Inde, on voit l’opposition contre la vaccination augmente, même dans les régions les plus pauvres où les conséquences des maladies sont visibles tous les jours. C’est une matière complexe.

Comment contrer la désinformation sur les réseaux sociaux ?

Google, Facebook et Twitter ont programmé leurs moteurs de recherche de façon à ce que quelqu’un qui tape « vaccination », tombe automatiquement sur un message d’une instance gouvernementale qui livre des informations correctes. Les autorités les poussent aussi à retirer les informations dangereuses où l’on prétend par exemple que l’esprit-de-sel ou l’eau de javel sont des remèdes contre le covid-19. Il y a beaucoup de désinformation larvée. Elle sape la confiance, sans diffuser d’informations manifestement dangereuses. On se trouve alors sur la pente glissante de la censure, ce qui est beaucoup plus difficile pour les entreprises qui ne font qu’offrir des plateformes technologiques que pour des entreprises médiatiques contrôlées par des éditeurs.

Pensez-vous que ce soit une bonne idée de rendre le vaccin contre le coronavirus obligatoire ?

Je ne le ferais pas. Pour l’instant, ce n’est pas à l’ordre du jour. Lorsque les premiers vaccins arriveront, il n’y en aura pas assez pour tous ceux le désirent. Il n’y a pas de soutien pour une vaccination obligatoire contre le covid-19. Il est clair que les vaccins en développement ne généreront pas d’effets secondaires généraux. Cependant, cela ne signifie pas qu’il n’y a aucun risque, certainement pour les personnes qui souffrent de problèmes de santé sous-jacents. Si l’état rend le vaccin obligatoire, il risque des demandes d’indemnisation. Il doit cependant faire de son mieux pour stimuler les gens à se faire vacciner, car les risques que quelque chose tourne mal, sont extrêmement réduits.

Il y a des pays qui rendent certaines vaccinations obligatoires pour y entrer.

Dans certains cas spécifiques, on peut rendre le vaccin obligatoire, pour protéger les enfants dans les écoles, ou éventuellement pour les soignants dans les hôpitaux et les maisons de repos. Aujourd’hui, si vous allez en pèlerinage à la Mecque, il vous faut trois vaccins. Je ne serais pas étonnée qu’on ajoute un vaccin contre le covid-19 au package. J’entends aussi que certains clubs de sport et salles de concert envisagent de ne laisser les visiteurs entrer, au moins temporairement, qu’à condition qu’ils soient vaccinés contre le covid-19.

Une enquête en Belgique a révélé que trois médecins généralistes sur dix hésitent à conseiller le vaccin covid-19 à leurs patients.

Au Royaume-Uni, la situation est comparable. Il ne faut jamais partir du principe que les médecins et autres travailleurs de la santé vont tous se mettre sur la même ligne pour se faire vacciner. Eux aussi, ont leurs difficultés personnelles.

Comprenez-vous que certains parents refusent de faire vacciner leurs enfants ?

Je comprends. La communauté médicale n’a pas toujours aidé en traitant ces gens d’idiots. Pratiquement tous les parents veulent du bien pour les enfants. Certains spécialistes du comportement disent qu’il faut jouer sur le sentiment de regret qu’éprouveraient les parents si leur enfant tombait malade parce qu’il n’a pas été vacciné, mais beaucoup de parents regrettent justement d’avoir vacciné leur enfant. C’est une épée à double tranchant. Il y a aussi cette nouvelle cancelculture, qui fait qu’on peut être complètement discrédité à cause d’une opinion un peu divergente. Je pense que nous devons continuer à insister sur la nécessité de la vaccination, sans clouer au pilori les gens qui ne se font pas vacciner.

Comment regardez-vous l’évolution de la pandémie de coronavirus ?

La manière dont les instances sanitaires globales et locales organiseront l’introduction du vaccin covid-19 sera primordiale pour convaincre assez de personnes de se faire vacciner. Si nous nous y prenons mal maintenant, nous allons perdre beaucoup de confiance dans la vaccination.

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