Carte blanche

Il incombe aux scientifiques de reconnaître la part politique de leur travail

Olivier Sartenaer, philosophe, physicien, souligne que « la neutralité axiologique des scientifiques relève du fantasme ».

Ce 21 avril dernier, Caroline Vandermeeren, docteure en biotechnologie, publiait une opinion dans les colonnes du Vif. Le texte eut un écho retentissant, sans doute en vertu de l’aspect polémique d’une réalité que l’auteure entendait décrier, à savoir celle d’une « dérive grave dans une société démocratique », prenant la forme d’une « ingérence du pouvoir dans la communication scientifique ».

D’emblée, qu’il me soit permis de prendre la précaution suivante : je ne peux que souscrire à l’idée défendue selon laquelle toute ingérence du monde politique dans l’activité scientifique est à proscrire autant que faire se peut (et cela indépendamment du fait que l’ingérence initiale dénoncée par Caroline Vandermeeren ait réellement eut lieu ou non). Cela étant, au sein du message de l’auteure s’est également glissée une double présupposition quant aux rapports entre science et politique. Cette présupposition se révèle, à mon sens, à la fois erronée et potentiellement dangereuse.

Le mythe de la totale indépendance entre science et politique

La première facette de la présupposition de l’auteure relève d’un mythe bien connu, à savoir celui de la « neutralité axiologique » de la science. En substance, un tel mythe s’articule autour de l’idée selon laquelle le travail des scientifiques n’aurait à faire qu’avec les « faits objectifs », et serait de ce fait entièrement imperméable – ou neutre par rapport – aux valeurs (qui peuvent être, le cas échéant, d’ordre politique).

La seconde facette de la présupposition ici en question découle de la première. Étant entendu que le travail scientifique doit être neutre quant aux valeurs, il incombe de cultiver une séparation nette entre les rôles des scientifiques et des politiques. Alors que les premiers sont cantonnés à récolter et présenter les données, les seconds ont la tâche de prendre les décisions. Selon Caroline Vandermeeren : « À chacun son rôle, à chacun ses responsabilités ».

Contre le mythe : la porosité entre science et politique

Depuis les années 1960, il est communément accepté par les sociologues et philosophes des sciences que la neutralité axiologique des scientifiques relève du fantasme[1]. En conséquence, et en opposition à l’idée d’une frontière nette entre « scientifiques collecteurs de données » et « politiques décideurs », il a été établi qu’existe toujours une certaine porosité entre les sphères scientifiques et politiques.

Afin de rendre celle-ci manifeste, proposons un exemple. Dans le contexte de la crise sanitaire du coronavirus, les experts belges ont indiqué que « la distance de sécurité entre personnes est de 1,5m ». Dans quelle mesure une telle information relève-t-elle du pur « fait objectif » libre de toute influence politique? Dans une mesure assez limitée en réalité, et cela pour deux raisons.

Premièrement, avant qu’un(e) expert(e) ne communique une information, il est nécessaire que son degré de confiance en la fiabilité de cette information dépasse un certain seuil. La certitude étant malheureusement hors de portée, un tel seuil pourra par exemple être fixé à (disons) 95%. Ceci indique que l’expert(e) attendra de penser que l’information a 95% de chance d’être vraie avant de la communiquer. Mais en vertu de quoi un tel seuil d’acceptabilité des résultats est-il fixé? En vertu d’un « fait objectif » ou plutôt d’une norme socialement acceptée à un niveau communautaire?

Deuxièmement, aucune distance de sécurité ne s’impose d’elle-même, mais résulte en l’occurrence toujours d’une analyse coût-bénéfice implicite. Si, en Belgique, la barre a été fixée à 1,5m (au lieu de 1m ou 2m, comme dans d’autres pays), c’est que les experts ont évalué que, à une telle distance, le risque de contamination est faible (mais non nul), sans pour autant empêcher de mener des activités sociales et économiques qu’une distance plus grande empêcherait de mener (comme courir avec un ami ou faire ses courses d’alimentation). L’option « 1,5m » est-elle ainsi de l’ordre du « fait objectif », ou bien est-elle fixée en mettant en balance certaines données scientifiques avec des choix d’orientations politiques?

Une information scientifique est ainsi toujours traversée par certaines influences non directement factuelles. On pourrait aisément en évoquer de nombreuses autres, comme par exemple lors du choix d’une méthode d’obtention de certains résultats (lorsque l’on recense les cas de décès liés au coronavirus en Belgique, comment compte-t-on? Seulement dans les hôpitaux? Seulement les personnes testées positives?), ou encore lors de la présentation de données (échelles linéaires « effrayantes » ou échelles logarithmiques « apaisantes »?).

Comment la porosité entre science et politique peut se révéler bénéfique

Il est évident que la porosité entre mondes scientifique et politique peut conduire à des dérives graves (contre lesquelles Caroline Vandermeeren nous met bien légitimement en garde), surtout si cette porosité venait à être exploitée par des scientifiques ou politiques peu scrupuleux. Mais il se fait qu’elle peut aussi se révéler hautement bénéfique, principalement en contexte de crise. Bien exploitée, la porosité entre science et politique peut engendrer des interactions vertueuses qui suscitent la confiance chez les citoyens, les rendant plus enclins à adhérer aux recommandations qui leur sont faites. Une telle confiance se construit alors autour de deux ingrédients, que ni la science ni la politique seules ne pourraient espérer garantir : la fiabilité des informations (garantie par la science) et la légitimité démocratique des valeurs ayant influencé la production et la présentation de ces informations (garantie par la politique représentative).

Pour s’en convaincre, imaginons simplement à quoi ressemblerait la gestion de la crise si les scientifiques ou les politiques seuls étaient à la manoeuvre. Sans scientifiques, des recommandations purement politiques seraient articulées à des informations peu fiables et certainement au service d’intérêts électoralistes (pensons simplement ici au cas de Donald Trump, connu pour faire la sourde oreille à ses propres experts). Sans politiques, des recommandations scientifiques, pourtant traversées par certaines influences non factuelles, seraient démocratiquement douteuses. Pourquoi accepter en effet une distance de sécurité de 1,5m (et non 1m ou 10m) si le calcul coût-bénéfice a été opéré par un panel de personnes qui ne représente pas nos intérêts citoyens?

C’est d’ailleurs à ce dernier égard que la comparaison historique de l’ingérence politique dans la science évoquée par Caroline Vandermeeren ne tient pas la route. Dans les cas que celle-ci évoque, relatifs à la mise à l’index des thèses de Copernic et la condamnation de Galilée, la différence avec la situation que nous vivons aujourd’hui réside précisément dans la question, pourtant cruciale, de la légitimité démocratique. La science de Copernic et Galilée fut sans conteste mutilée par une autorité dogmatique, par essence anti-démocratique. Dans le contexte de la présente crise sanitaire, il n’est pourtant pas question de mutiler la science. Plus modestement, il est question de reconnaître que celle-ci ne s’effectue pas complètement « en marge », mais toujours au sein d’une démocratie qui, fort heureusement, veille à ce que l’influence inexorable des valeurs sur le travail de ses experts soient orientée – sans être imposée – d’une manière qui représente les aspirations citoyennes.

Olivier Sartenaer

Philosophe (physicien)

Lauréat de l’édition 2019 de la bourse Wernaers de spécialisation en communication et vulgarisation scientifiques (FNRS)

Chargé de cours invité en épistémologie à l’UCLouvain

[1] Parmi tant d’autres sources possibles, cf. par exemple : Longino, H. (1990). Science as Social Knowledge: Value and Objectivity in Scientific Inquiry. Princeton: Princeton University Press. Bonneuil, C. & Joly, P.-B. (2013). Sciences, techniques et société. Paris: La Découverte. Claveau, F., & Prud’homme, J. (2018). Experts, sciences et société. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal.

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