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« Il faut retirer la dotation de Laurent. Complètement »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

L’historien Mark Van den Wijngaert a écrit une nouvelle biographie du roi Léopold III, « le dernier des souverains autoritaires ». L’intervention de Léopold s’est presque révélée fatale pour la monarchie belge et après lui, les tensions sont restées entre la maison royale et la politique. « Les rois ont tendance à faire plus que ce que la Constitution leur autorise »

Mark Van den Wijngaert l’admet d’emblée: le personnage de Léopold III ne lui plaît pas. « J’ai déjà écrit des livres où j’avais du mal à ne pas me laisser entraîner par ma sympathie. Pour la biographie de Léopold III, c’était le contraire : j’ai souvent dû me contenir à ne pas utiliser certains mots. »

Cette aversion a ses raisons. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Léopold refuse de rejoindre les alliés – il ne veut pas heurter Hitler de front. Quand les armées allemandes envahissent la Belgique, il refuse (contrairement à la reine Wilhelmine des Pays-Bas) de continuer la guerre depuis l’Angleterre. Entêté, Léopold reste en Belgique occupée, et il va voir Hitler dans son nid d’aigle à Berchtesgaden pour parler d’un statut à part pour la Belgique, à l’instar de Vichy.

Par-dessus le marché, Léopold était antisémite. « Déjà dans les années trente, Léopold met en garde contre les réfugiés qui se retrouvent en Belgique. Ce sont surtout des juifs d’Allemagne et d’Europe de l’Est. Léopold les soupçonne de mener une propagande subversive. Il ne comprend pas du tout qu’ils fuient parce qu’ils sont persécutés. Il trouvait que les francs-maçons et les juifs ont trop d’emprise sur le système politique. Et donc ils étaient ses ennemis, parce qu’il trouvait que c’était au roi d’établir les lignes politiques. Avec Léopold III, la monarchie belge a atteint le fond de l’abîme. En 1950, les politiques des trois partis traditionnels le forceront à abdiquer en faveur de son fils Baudouin. »

Reste à savoir ce qui reste de l’héritage de Léopold. Même s’il a été définitivement mis de côté il y a 67 ans, il reste évidemment l’aïeul de tous les rois, princes et princesses belges. Aucun descendant n’est allé aussi loin, si ce n’est peut-être Laurent. Il y a évidemment une différence énorme entre un roi qui essaie de s’entendre avec Hitler et un prince qui apparaît en costume de gala à une cérémonie de l’ambassade chinoise, mais tout de même.

Le rythme auquel Laurent cherche les conflits avec le gouvernement et le rôle de victime dans lequel il se complaît ostensiblement ne font-ils pas un peu penser à l’apitoiement sur lui-même affiché par son grand-père ?

Mark Van den Wijngaert: (soupire) Pour expliquer le comportement de Laurent, il faudrait quelques bons psychiatres, je crains. Tout vient de la triste histoire de son enfance. Les enfants d’Albert et Paola n’avaient pas de chez eux. Ils étaient confiés à des diplomates et des militaires. Pendant plus de quinze ans, ils ont à peine vu leurs parents. On m’a raconté que le soir du 24 décembre en faisant son tour, la concierge du Belvédère est tombée sur les trois enfants assis près de l’énorme sapin de Noël, seuls et abandonnés par leur famille. Du coup, elle les a emmenés dans son appartement. Les princes royaux ne sont pas les enfants les plus à plaindre du pays, mais la solitude dont ont souffert Philippe, Astrid et Laurent n’est guère enviable. Philippe et Astrid ont réussi à laisser ces mauvaises années derrière eux, Laurent non.

Entre-temps, Laurent a 54 ans, et il se comporte toujours comme un enfant terrible. Est-il utile de lui retirer sa dotation ?

Il n’aurait jamais dû percevoir cette dotation. Aux Pays-Bas, il y a une dotation pour le chef d’État, et ce qu’il fait tombe sous la responsabilité ministérielle. Il y a également une dotation pour le futur et ancien chef d’État, et c’est tout : c’est la « maison royale. » Les autres Orange appartiennent à la « famille royale ». Au moins c’est clair. En Belgique, nous avons opté pour une zone floue. Laurent est treizième dans l’ordre de succession au trône, cela n’a plus rien à voir avec le fonctionnement de la monarchie.

Les interventions de Laurent tombent également sous l’une ou l’autre forme de contrôle du gouvernement. Pourtant, il demeure une source de tensions et de critiques.

Il est inutile de lui taper sur les doigts. Il a eu des problèmes avec Yves Leterme quand il était Premier ministre, ensuite avec Elio Di Rupo et à présent avec Charles Michel. À quoi bon diminuer sa dotation à chaque faux pas ? Qu’est-ce qu’on va faire la prochaine fois ? Encore la réduire de 10%? Et que se passera-t-il s’il se retrouve avec le minimum vital ? Laurent ne respecte pas les règles, et donc il ne mérite plus de dotation. Je vous garantis qu’il commettra une nouvelle erreur grave dans l’année. On peut tout de même partir du principe qu’un homme d’âge mûr sait ce qu’il dit ? Et s’il veut jouer, qu’il le fasse à son propre compte.

La dotation est accordée par une simple loi, il suffit donc d’une simple loi pour la retirer. Mais la Chambre a-t-elle l’intention de voter un amendement pour prendre légalement cette amende de 10% ? Est-ce la tâche du législateur d’intégrer des dispositions ad hominem dans la loi ? C’est de la politique de compromis typiquement belge. Le gouvernement aurait intérêt à faire preuve de clarté. Il faut cesser la dotation de Laurent. Totalement.

C’était également la conviction intime de Léopold III: je suis au-dessus des lois de ce pays.

Quand les Néerlandais envahissent la Belgique, dix ans après sa prestation de serment, le tout premier roi des Belges, Léopold Ier, met immédiatement le ministre de la Défense et les généraux de côté : en tant que roi, il dirige l’armée alors qu’il a prêté serment sur la Constitution deux semaines avant. Celle-ci stipule que le roi est soumis à la « responsabilité ministérielle » : tout acte du roi qui revêt une signification politique doit être couvert par le gouvernement. La Constitution ne fait pas d’exception pour la Défense, et pourtant Léopold Ier met le ministre de côté sans broncher. Ensuite, il négocie avec les Pays-Bas sur les frontières nationales, en négligeant le ministère des Affaires étrangères. Léopold Ier trouvait qu’il devait gouverner comme son père, le duc de Saxe-Cobourg : sa parole était loi.

Comment se fait-il que Léopold III n’a pas réussi à faire de même ?

Léopold était très suffisant. Sa mère lui avait insufflé ce sentiment et sa seconde épouse Lilian l’a encore renforcé. La reine Élisabeth privilégiait son fils aîné de manière scandaleuse. Son frère Charles et sa soeur Marie José ne comptaient pas. Léopold a toujours méprisé son frère Charles. Il qualifiait d’amateuriste tout ce que faisait son frère, alors qu’à la marine Charles avait suivi une bien meilleure formation que son frère aîné. Léopold a fréquenté le collège d’Eton. Son éducation était soignée, mais pas sa formation.

Léopold en était conscient. Quand Albert Ier s’est tué à Marche-les-Dames en 1934 et qu’il est devenu roi plus tôt que prévu, il a engagé le chef de cabinet de son père, Louis Woodon. Ce dernier avait des idées de droite et une conception de l’autorité qui renforçait l’ego du jeune souverain. Woodon trouvait que le roi – et non le gouvernement – devait prendre la tête du pouvoir exécutif. Léopold reprend ces idées autoritaires. Celles-ci étaient d’ailleurs dans la lignée de ce que son père Albert lui avait toujours recommandé. Qu’en situation de guerre, le roi est le chef suprême des armées. Qu’en Belgique la meilleure forme de gouvernement est avec un roi fort qui compose un gouvernement fort. Qu’au fond les partis politiques sont ses ennemis.

Au début des années trente, Albert donne d’ailleurs cet avis à tout le monde, mais en termes mesurés. C’est là la grande différence entre le père et le fils. Albert Ier était prudent, Léopold III non. Quand il était jeune roi, Léopold III insultait déjà publiquement les politiques et les partis.

Léopold n’a jamais été modeste. Il méprisait pratiquement tout le monde : le Premier ministre, les ministres et certainement son frère Charles, le régent.

C’est l’hubris et la suffisance qui ont fait sombrer Léopold. Si après la guerre, il s’était montré conciliant envers le gouvernement et s’il avait fait un tri dans son entourage, comme le gouvernement l’avait demandé, il serait certainement resté roi. Mais il était trop égocentrique pour ça. Léopold soupçonnait même son frère de vouloir lui piquer le trône, ce qui n’était pas le cas. En septembre 1944, Charles a accepté la régence parce qu’à ce moment-là Léopold était emprisonné en Allemagne. Il pensait que ce serait pour quelques mois – en réalité il resterait régent pendant six ans. Charles a accepté la charge en disant : ‘Il faut sauver le brol.’

Mark Van den Wijngaert, , Manteau, 176 pages
Mark Van den Wijngaert, , Manteau, 176 pages © DR

Voilà qui serait une belle devise pour la monarchie belge: ‘Il faut sauver le brol’.

(Rires) Au lieu de « L’Union fait la force » ? C’est en effet très approprié. Même s’il convient mieux à un roi qu’à un autre.

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