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Giuseppe Pagano: « La dette historique de la Wallonie, oui, c’est grave, mais… »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Peu de livres traitent de finances publiques, alors que celles-ci influencent notre vie quotidienne. Le professeur Pagano, lui, contribue depuis des décennies à diffuser la culture budgétaire. A l’heure où les pouvoirs publics empruntent comme jamais, en particulier la Région wallonne, il annonce l’ère de l’endettement durable. Inévitable et risqué à la fois.

Deux milliards d’euros sont promis par le gouvernement wallon pour la reconstruction après les inondations, et ce ne sera sans doute pas suffisant. La grosse tuile budgétaire. Surtout après les mesures de soutien durant la Covid. Il faudra emprunter, encore et encore. La Wallonie s’enfonce-t-elle dans le marécage d’une dette abyssale? En 2024, cette ardoise pourrait représenter 300% de ses recettes. Inquiétant, surtout si les taux d’intérêt se mettent à repartir à la hausse. Pour évoquer ces enjeux, dans une Belgique de plus en plus compliquée à gouverner, Giuseppe Pagano est un interlocuteur de choix, par son expertise et sa pédagogie.

Cet économiste de l’UMons vient de publier un nouveau livre sur les finances publiques de l’Etat fédéral et de la Wallonie (1), sa spécialité. Il évoque l’endettement que les crises – comme celles que nous vivons – viennent gonfler car elles forcent les Etats à intervenir. Avec quelles conséquences? Même si contraints, les emprunts restent toutefois des choix politiques. La Wallonie, dont la dette a atteint un sommet historique, en profitera-t-elle pour pousser son économie au même niveau que la Flandre? Elle est attendue au tournant par les nationalistes du Nord qui ont les yeux rivés sur le cap électoral de 2024. Le professeur Pagano parie que tous les Etats dépenseront davantage dans les années à venir, à cause du climat, du vieillissement, de la sécurité…

Les courbes alpestres de l’endettement public n’ont pas fini de captiver ce mordu de cyclisme qui ne raterait pour rien au monde l’étape de l’Alpe d’Huez au Tour de France et qui a déjà lui-même gravi nombre de cols mythiques ainsi que le Ventoux cinq fois, par toutes ses faces. Giuseppe Pagano randonnait dans le Morbihan lorsque nous l’avons sollicité pour ce long entretien. Il n’a pas hésité à interrompre ses vacances le temps qu’il fallait pour répondre à toutes nos questions et recevoir, dans son gîte, un photographe local qui s’est avéré – joli hasard – italo-breton passionné de la théorie de Keynes, sujet du précédent ouvrage de l’académique montois. Riche aussi donc, la séance photo…

Le coût des inondations de juillet dernier, c’est la tuile de trop pour la Région wallonne, après la Covid?

Je ne crois pas. Même si ça tombe au plus mal, il ne faut pas s’en cacher. Vous savez, les deux milliards promis par le gouvernement Di Rupo après les inondations ne seront pas déboursés en six mois. Ils seront probablement étalés sur plusieurs exercices budgétaires. De toute façon, il est difficile de faire autrement. Il existe deux situations pour les finances publiques: la situation de croisière où l’on peut choisir sa politique et la situation de crise qui ne laisse pas vraiment le choix. Depuis 2008, la Wallonie a affronté trois crises – financière, sanitaire, climatique. C’est beaucoup. Mais impossible de ne pas soutenir les entreprises paralysées par la Covid. Idem pour les inondations dont le bilan humain et matériel est considérable.

u0022L’Union européenne a une occasion historique d’abolir la concurrence fiscale stérile entre Etats.u0022

Ce cumul des crises survient alors que la dette wallonne était déjà importante. La dette consolidée dépassera les 32 milliards d’euros fin 2021. C’est grave, professeur?

Bien sûr, c’est grave. Elle a quasi doublé en quelques mois. Ce niveau d’endettement est totalement inédit pour la Wallonie, depuis la création des Régions en 1980. C’est grave au regard des obligations européennes qui imposent de réduire le taux d’endettement de 2% chaque année. On sait que ces règles ont été mises au frigo temporairement et c’est une excellente idée. Mais le traité dont ces règles sont issues n’a pas été modifié. Que fera l’Union européenne en 2023, 2024? Personne ne le sait. C’est grave également à cause de l’effet boule de neige, car la dette augmente plus vite que le PIB. Cela vaut pour tout emprunteur: si sa dette augmente plus vite que ses revenus, au bout de quelques années, cela devient très problématique.

C’est grave aussi et surtout si la charge de la dette est élevée. Or, pour l’instant et depuis un bon moment déjà, les taux d’intérêt sont au plancher…

C’est vrai. Cela relativise la gravité globale de la dette. A 0% d’intérêt, voire à taux négatif, la dette n’est plus un problème. Historiquement, on n’avait jamais vu ça. C’était même tout à fait inimaginable avant que Mario Draghi adapte la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) dans les années 2010. Je me souviens, en 1992, quand je participais aux discussions sur l’euro, personne n’aurait jamais osé évoquer ne fût-ce que la possibilité d’avoir un jour un taux zéro ou une inflation négative. Or, c’est arrivé. Et ce n’est pas propre à la zone euro. Les taux très bas et la désinflation sont un phénomène mondial. Le Japon a été le premier pays à utiliser des taux nuls ou négatifs. Le risque d’une remontée des taux n’est pas un problème pour les seuls Européens.

Rassurant, donc?

Oui et non. Personne ne peut prédire combien de temps cela va encore durer. Une dette, qu’elle soit publique ou privée, est toujours un risque. Voilà tout de même plus de dix ans que les taux sont très bas. Cela fait aussi dix ans que nombre d’économistes et de banquiers annoncent en vain qu’ils vont remonter. Bien évidemment, les taux peuvent toujours remonter. La vraie question est de savoir dans quelle proportion. S’ils devaient grimper de 0,5% d’ici à quelques mois voire dans un an ou deux, comme certains l’annoncent, cela ne changerait pas grand-chose pour les emprunts publics. D’autant que ne seraient concernés que les emprunts futurs ou les refinancements d’emprunts contractés aujourd’hui. Cela n’aurait un véritable impact qu’à moyen terme, à l’horizon 2030, et il serait assez négligeable.

Comme le disent certains de mes confrères économistes, il faudrait être fou pour ne pas emprunter, alors que nous vivons une crise sanitaire et climatique sans précédent

On est entrés dans l’ère de l’endettement durable, pour reprendre une expression de votre livre?

Au sens propre, oui. Dans le contexte actuel, le risque de la dette semble mesuré. Comme le disent certains de mes confrères économistes, il faudrait être fou pour ne pas emprunter, alors que nous vivons une crise sanitaire et climatique sans précédent et que les taux d’intérêt sont insignifiants. On est obligés de revoir notre conception de la dette. Dans les années 1970, quand je commençais à étudier l’économie, les taux tournaient autour des 10%. S’endetter était mal perçu. Désormais, la dette rapporte même de l’argent aux Etats, grâce aux taux négatifs. Des banques paient des centaines de millions d’euros d’intérêts aux Etats. Incroyable, non? Cela n’a bien sûr pas de sens que le prêteur verse de l’argent à l’emprunteur. On sait que ce n’est pas tenable. Cependant, la réalité économique permet de le justifier temporairement.

Mais il y aura une reprise de la croissance quand on sortira de la crise sanitaire. Donc, les taux repartiront à la hausse?

Il y aura un effet rebond de 3%, 4% voire 5%, pendant un an, sans doute. Ensuite, la croissance devrait reprendre un train plus normal d’environ 2%, si tout va bien. Si la période de croissance s’avère longue, on ne peut exclure une remontée des taux plus forte que celle déjà évoquée, à 1% ou davantage même, ainsi qu’une remontée de l’inflation. C’est automatique. Comme je l’ai dit, la dette est un risque. C’est pour cela qu’il serait judicieux de mettre rapidement au point un pacte budgétaire à l’échelon wallon, soit un accord entre tous les partis de la Région ou, au minimum, ceux du gouvernement, dans lequel ceux-ci s’engageraient sur une trajectoire de désendettement à appliquer dès l’issue de la crise du coronavirus.

L’endettement wallon est aussi une opportunité de réformes importantes, en particulier pour rattraper le niveau du PIB flamand. L’objectif du plan Marshall était de combler ce retard, mais ça n’a pas vraiment fonctionné…

Tout le monde reconnaît que le plan Marshall était une bonne idée. Mais cela n’a pas été suffisant. Rattraper le niveau du PIB flamand qui est 1,3 fois supérieur au wallon n’est pas un problème qu’on peut régler en une législature. Il faudra sans doute encore vingt ans, après la stabilisation actuelle. En matière de réformes, la clé n’est pas seulement de mettre davantage de wallons au travail et de résorber le chômage. C’est aussi d’améliorer la productivité des travailleurs, non parce que les Wallons sont plus paresseux, c’est une lapalissade de le souligner, mais parce que les secteurs wallons sont structurellement moins productifs, que l’équipement est plus vieillot qu’en Flandre, etc.

Dans la préface de votre livre, Elio Di Rupo vante les vertus de son plan Get Up Wallonia. Etes-vous aussi optimiste que lui?

Je crois que ce plan va dans le bon sens, notamment avec son orientation climatique. C’est inévitable: les pouvoirs publics devront prendre des mesures coûteuses pour limiter le réchauffement et ses conséquences. Il y aura encore des inondations comme cet été et des périodes de sécheresse extraordinaire comme la Belgique en a vécues en 2019. Des investissements publics seront nécessaires pour les affronter. Le fait que Get Up Wallonia l’envisage d’ores et déjà est une très bonne chose.

Vous déplorez que le coût budgétaire du réchauffement est, en général, trop rarement abordé.

Lors de l’écriture de mon livre, j’ai interrogé des collègues économistes pour essayer d’évaluer le budget qui serait nécessaire pour les questions climatiques. A ma grande surprise, personne n’a pu me dire s’il s’élèverait à deux ou à vingt milliards d’euros… C’est interpellant car il me semble urgent de pouvoir prévoir ce coût. D’où ma proposition de créer un comité d’étude du climat, comme on l’a fait pour le vieillissement de la population au sein du Conseil supérieur des finances qui a fait un travail remarquable en la matière, en évaluant le coût du vieillissement à 5% du PIB à l’horizon 2060. Même s’il y aura une marge d’erreur, cela donne au moins une idée assez précise.

Vous parlez de productivité, mais la création d’entreprises est aussi une question cruciale pour la Wallonie, surtout avec les difficultés de certains secteurs pendant la Covid.

Absolument. Sur ce sujet, on peut être plutôt optimiste quand on voit de jeunes entreprises wallonnes très performantes intéresser les Américains, comme le développeur informatique Odoo, ou le spécialiste de l’apnée du sommeil Nyxoah, coté sur le Nasdaq, pour ne citer que deux exemples. Même s’il en faut beaucoup plus, on sent tout de même poindre un renouveau prometteur.

Pourquoi avoir demandé à Elio Di Rupo de signer la préface de votre dernier livre?

On se connaît depuis longtemps, sans être des amis intimes. Mais surtout, dans un précédent livre sur les finances publiques en 2002, Jean-Luc Dehaene avait écrit la préface. Pour celui-ci, j’ai pensé qu’il fallait un autre grand réformateur de l’Etat tel que Di Rupo qui est le père de la sixième réforme.

Il vous arrive de lui donner des conseils?

Il arrive qu’il m’appelle pour discuter d’un sujet économique. En tant qu’académique, je lui réponds volontiers. Je suis aussi dans le groupe de travail sur la dette wallonne mis en place par Jean-Luc Crucke qui m’a sollicité pour cela.

Une autre clé pour les finances wallonnes: le mécanisme de solidarité entre Régions via la dotation de l’Etat fédéral, soit la célèbre loi de financement. On parle beaucoup de l’échéance 2024. A quoi les Wallons doivent-ils s’attendre dans trois ans?

Le mécanisme de financement prévu par la sixième réforme de l’Etat, qui a décentralisé davantage de matières, permet d’éviter qu’aucune entité fédérée ne perde des sous par rapport à la période précédente. Sans cela, la Wallonie perdrait 620 millions par an. Lesquels sont assurés jusqu’en 2024. Au-delà de cette échéance, la Wallonie y perdra progressivement, à raison de 10% supplémentaires chaque année. A moins qu’il y ait une nouvelle réforme négociée, à l’occasion des prochaines élections, en 2024, ce que les Flamands semblent souhaiter.

Pensez-vous que les Flamands seront d’accord pour maintenir une solidarité entre Régions au-delà de 2024?

Oui, je pense. Il y a beaucoup de gens en Flandre qui ont compris que la fin de la Belgique ne servirait pas leurs intérêts. Evidemment, en contrepartie de cette solidarité renouvelée, il faudra accepter de régionaliser de nouvelles matières. Sauf à toucher à la justice, la défense, la police – ce qui n’est pas à l’ordre du jour -, il ne reste plus grand-chose, à part la sécurité sociale. Or ce n’est plus un tabou, depuis la régionalisation des allocations familiales. En outre, on a franchi le Rubicond sans drame social. Les familles touchent le même montant pour un enfant wallon, flamand ou bruxellois. C’est un argument pour justifier d’aller plus loin en matière de sécurité sociale. Mais cela implique de réfléchir à un mode de financement équitable entre Régions.

u0022Il ne faut pas s’en cacher, ce sera plus difficile de s’entendre sur la solidarité entre Régions en 2024.u0022

Cela risque d’être compliqué dans le contexte politique flamand, avec la montée de la N-VA et du Vlaams Belang.

Oui, il y a une énorme menace. Après les dernières élections, j’avais espéré et même plaidé pour un accord de gouvernement PS – N-VA afin de ne pas devoir négocier, en 2024, avec la N-VA qui aura sur le dos un Belang plus lourd que jamais. On a reporté le problème de cinq ans en prenant le risque de le laisser grossir. Même si la N-VA refuse de discuter avec le Vlaams Belang, elle en subira la pression, comme le CD&V avec la N-VA après les législatives de mai 2019. Bref, il ne faut pas s’en cacher, ce sera plus difficile de s’entendre sur la solidarité entre Régions en 2024.

Dans votre livre, il vous faut trente-quatre tableaux pour expliquer l’essentiel du financement des Régions et Communautés, dû aux six réformes de l’Etat. N’est-il pas temps de simplifier tout ça?

Je ne suis pas politologue, mais du seul point de vue technique, une Belgique à quatre Régions me semble inévitable. Neuf entités fédérées, à cause du bilinguisme de Bruxelles, c’est beaucoup trop. Il est certainement possible de trouver un cadre institutionnel plus effilé, dans le respect des néerlandophones et des francophones de la capitale. La situation actuelle est d’autant plus absurde que, même avec la décentralisation accrue, les Communautés n’ont aucun pouvoir fiscal, contrairement aux Régions. La Communauté flamande, l’entité la plus importante après l’Etat fédéral, ne peut faire ce que la plus petite commune néerlandophone de quatre-vingts habitants – Herstappe, dans le Limbourg – peut faire: lever des impôts.

Un mot sur l’Europe pour conclure. Elle doit changer de rôle, écrivez-vous, soit être dans le soutien plutôt que dans le contrôle de l’action publique. Vous y croyez?

Mais c’est ce qui se passe avec la Commission von der Leyen. Je n’y croyais pas, mais elle fait un boulot remarquable. Aurait-on imaginé, il y a seulement cinq ans, que la Commission européenne puisse mettre au point un plan de relance de 750 milliards d’euros avec un emprunt commun? Il reste toutefois un défi majeur. Car je vous parie un chocolat que les Etats vont tous dépenser davantage d’argent à l’avenir, à cause du vieillissement, du climat, de la cybercriminalité, des inégalités, de la complexité grandissante de la société et de la formation supplémentaire que cela nécessite. Il va donc falloir lever de nouvelles taxes. Et là, l’UE a une occasion historique, avec la crise, d’abolir la concurrence fiscale stérile entre ses Etats membres.

C’est-à-dire?

Il y a déjà des idées et des projets sur sa table: la taxe carbone, que la Commission vient de proposer d’instaurer aux frontières de l’Union, une taxe plus juste des entreprises multinationales, comme celle qui est en discussion au sein de l’OCDE, une taxe sur les produits financiers qui est évoquée depuis près de vingt ans… On pourrait y ajouter la fin de l’exonération de taxe sur le kérosène des avions qui est un non-sens en ces temps de réchauffement climatique. Nous sommes à un vrai tournant. L’Europe ne peut pas ne pas en profiter.

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