Koen Geens © Belga

Formation fédérale: nos partis vont-ils droit dans le mur ?

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Huit mois après les élections, les querelles se font de plus en plus vives et les partis continuent à souligner ce qui ne peut pas se faire.

Alors que le chargé de mission royal Koen Geens (CD&V) se tait, les politiciens belges manifestent de plus en plus de …Oui, de quoi en fait? De mauvaise volonté? De peur ? De volonté de se positionner? D’excitation – quelque chose est sur le point de se produire, mais personne ne sait exactement quoi?

À ce stade, c’est le CD&V qui détient la clé de cette formation de gouvernement. En effet, les chrétiens-démocrates flamands sont nécessaires à la fois dans la « grande » coalition (une alliance entre les plus grands partis des deux groupes linguistiques, à savoir la N-VA et le PS) et dans une coalition « Vivaldi » (une coalition plus à gauche, sans les députés nationalistes flamands et avec un grand nombre de partis pour obtenir une majorité viable). Mais de nombreux CD&V n’aiment pas du tout Vivaldi, tandis que la plupart des partis francophones ne semblent pas vouloir de la N-VA. Depuis des mois, cela a provoqué un blocage des négociations de formation, voire un blocage presque total.

« Perdu le nord »

Ces dernières semaines, les dirigeants d’Ecolo et de Défi ont fait savoir qu’il était impensable qu’ils gouvernent ensemble avec la N-VA. L’état d’esprit d’une grande partie de l’opinion publique francophone – ou du moins de la classe politique francophone – s’est exprimé dans une interview accordée par le président du Défi, François De Smet, à la RTBF il y a quelques jours. « La N-VA a la couleur et certaines pratiques de l’extrême droite. Il faut donc pouvoir traiter ce parti comme un parti d’extrême droite », a-t-il déclaré. Un cordon doit être formé non seulement autour du VB, mais aussi autour de la N-VA. De Smet trouve particulièrement exaspérant que le CD&V ne le voie pas, et qu’un « ancien parti a perdu le nord ».

Et d’une traite, il impute cette absence d’orientation à « l’ensemble du paysage politique flamand » – nous supposons : les partis, les décideurs socio-économiques, la société civile, la presse. Selon De Smet, tout et tous ceux qui se trouvent au-dessus de la frontière linguistique ont perdu le nord, et ce alors que le paysage politique flamand est « confronté à un parti qui veut le détruire ».

Cette méfiance féroce envers la N-VA n’est pas seulement ressentie par les partisans traditionnels de Défi (ex-FDF). Lorsque la N-VA a protesté contre la nomination de la politicienne écologiste Zakia Khattabi comme juge à la Cour constitutionnelle, l’avocat Marc Uyttendaele (le mari de Laurette Onkelinx, du PS) a également plaidé en faveur d’un « cordon élargi ».

Chez Ecolo, ils éprouvent de toute façon une aversion viscérale pour la N-VA, et vice versa. La non-nomination de Khattabi n’a fait que creuser le fossé : là aussi, la direction du parti a annoncé au début de cette semaine qu’il n’était pas question de gouverner avec la N-VA.

Dans le sud du pays, la plupart des partis ne souhaitent rien d’autre que de mettre en place dès que possible une forme classique de gouvernement et de rechercher des partenaires flamands – à l’exception de la N-VA, bien sûr. Le président du Défi ne se soucie même pas de savoir si son propre parti ou le cdH rejoindrait le gouvernement fédéral : s’il n’y a qu’un seul gouvernement, et s’il n’y en a qu’un sans la N-VA, c’est ce qui compte.

Tout cela, c’est sans compter la droite flamande, et par extension le centre droit en Flandre. Il y a quelques mois, un certain nombre de libéraux semblaient vouloir – la présidente Gwendolyn Rutten, Mathias De Clercq, Bart Tommelein et Dirk Verhofstadt – rejoindre une telle coalition progressiste(er). Mais une note de l’informateur de l’époque, Paul Magnette (PS), a été divulguée au bon moment, ce qui a provoqué une courte, mais violente tempête en Flandre, et la base libérale ne s’est pas opposée à la direction de son parti : Rutten s’est peut-être cru Première ministre pendant quelques jours, mais depuis, les libéraux flamands se tiennent sur la réserve. Et les élections de la présidence – avec le libéral de droite Egbert Lachaert comme candidat redoutable – ne rendent pas le cap de l’Open VLD plus prévisible.

L’Open VLD ne peut donc pas (encore) se permettre de s’associer à une coalition contrôlée par le PS sans la N-VA. Le même phénomène se produit avec le CD&V.

Lorsque Koen Geens a appris qu’il serait nommé « chargé de mission royal » comme il le dit lui-même, il a oublié d’en informer le président Joachim Coens et le reste du parti.Ainsi que de discuter d’une stratégie à suivre. Ensuite, le co-informateur sortant Coens, qui avait d’abord souligné la continuité entre la mission de son éminent collègue du parti dans le quotidien De Morgen, Geens a publiquement tracé les contours d’un nouveau gouvernement.

Coens a avancé l’idée que le gouvernement fédéral serait le meilleur reflet des gouvernements régionaux flamand et francophone. Cela signifie par conséquent un gouvernement avec une aile flamande de centre droit et un bloc francophone de centre gauche. Le nouveau gouvernement disposerait d’une large majorité dans les deux parties du pays, mais les autres partis passeraient un mauvais moment. La famille verte serait obligée de se séparer. Ecolo et Groen forment un groupe politique à la Chambre, mais Groen est dans l’opposition en Flandre, Ecolo fait partie du gouvernement wallon et du gouvernement de la Communauté française. Au niveau fédéral, Groen devrait donc mener l’opposition contre Ecolo. C’est possible – le sp.a s’est opposé à des gouvernements fédéraux entre 2008 et 2011 (Leterme I et II et entre Van Rompuy) où le PS a fourni des ministres.

De plus, Coens faisait comme si ni Bruxelles ni le gouvernement bruxellois n’existaient. En tant que président national, il devra apprendre à éviter de voir les choses sous un angle trop Flandre-Occidentale.

« Geens doit connaître sa place« 

Une telle interview était en fait du jamais vu, du moins pour les partis et les politiciens qui jouent le jeu avec soin. Dans ce cas, un président de parti ne va pas décider à la hâte ce que l' »orchestrateur royal » de son propre parti est censé faire discrètement. Mais Joachim Coens est soumis à une forte pression de la part des partisans du CD&V qui l’ont hissé sur le bouclier de président du parti. Cette droite est plus bruyante que jamais depuis l’élection à la présidence du 6 décembre 2019.

De plus, Coens n’a remporté cette élection qu’avec une petite différence par rapport à son challenger Sami Mahdi (53,1 contre 46,8 % des voix). Depuis lors, il a été prié de ne pas permettre que le « renouvellement du parti » soit compromis par la formation du gouvernement. En d’autres termes : Coens devrait positionner le CD&V de manière beaucoup plus traditionnelle que ces dernières années. La ligne qu’il est censé adopter devrait être « sociale » (quoi que cela signifie), et certainement plus « vaguement de gauche ».

Ces dernières semaines, les CD&V nommés par le roi Philippe pour faire avancer la formation du gouvernement fédéral sont pressés par une partie de plus en plus assertive de la direction du parti d’éviter de trop se mettre en avant. « Nous sommes le sixième parti du pays, ce n’est pas à nous de sauver le pays », a déclaré le ministre de l’Intérieur Pieter De Crem. Cela revient presque à dire: « Geens doit connaître sa place, et elle n’est pas vraiment dans le cockpit de cette formation. »

On dirait presque qu’une partie du CD&V s’attend de la part Geens qu’il constate que ça ne va pas. Ce que Geens n’est certainement pas censé faire, c’est de conclure dans son rapport final au roi que la N-VA est le problème de cette formation de gouvernement, par exemple parce que la N-VA ne veut pas travailler à un début de compromis avec les autres partis. Une telle décision pourrait ouvrir la voie à la coalition Vivaldi, que presque toute la Wallonie et sans doute une partie de la Flandre progressiste attendent, mais que le CD&V ne veut pas connaître. La N-VA non plus, bien sûr, et une grande partie de la Open VLD non plus, dans l’intervalle. L’avis du VB, après tout, n’est pas demandé, mais est connu.

Ici et là, il y a de la friture sur la ligne. Sami Mahdi a déjà déclaré qu’en ce qui le concerne, le CD&V n’est pas lié à la N-VA, mais dans cette communication, il est pour l’instant relativement isolé à la direction du parti. Certes, Beweging.net (NDLR : le Moc flamand) veut aussi se débarrasser de la N-VA et demande au CD&V de former un gouvernement « social ».

Même au sein du CD&V, il semble y avoir une forte majorité opposée à lâcher la N-VA, même si celle-ci montrerait des signes manifestes de réticence à former un gouvernement fédéral.

Découragé et désespéré

Ainsi, l’issue semble de plus en plus s’éloigner. C’est une grande différence avec la « formation record du gouvernement » de 541 jours en 2010-2011. La différence entre les formations de gouvernement de 2010-2011 et celles de 2019-2020 est qu’aujourd’hui, après près de huit mois, nous ne sommes même pas à la « phase une » de l’époque: celle des négociations avec les différents partis autour de la même table. Des entretiens exploratoires ont bien sûr déjà eu lieu, même entre le PS et la N-VA. Mais il ne s’agissait pas de négociations au sens propre du terme, puisqu’elles avaient déjà eu lieu peu après les élections de 2010.

Nous n’en sommes pas encore là. Et si personne ne bronche, on n’y arrivera jamais. Face aux corps constitués, le roi Philippe a beau appeler à « laisser tomber les exclusives », aujourd’hui ce n’est toujours pas le cas.

C’est pourquoi le découragement et le désespoir s’accentuent de jour en jour. Chaque déclaration politique, chaque interview est lue avec suspicion. En début de semaine, le président de la Chambre PS, Ahmed Laaouej, ainsi que le président de la FGTB, Robert Verteneuil, ont accordé une interview assez véhémente au Soir, où ils demandaient une réduction de la TVA sur l’électricité,en disant qu’ils pourraient faire adopter cette mesure par la Chambre avec une majorité alternative. Ce message a été perçu par la droite flamande comme une provocation délibérée visant à compliquer les négociations. Toute la bonne volonté semble avoir disparu, et pour l’instant, on n’a pas encore montré beaucoup de créativité politique.

Nouvelles élections

Et soudain, il y a le bruit de « nouvelles élections », au nord comme au sud. Peu après les élections, le constitutionnaliste Marc Uyttendaele a plaidé en ce sens, mais l’idée semblait hors de propos puisque les sondages montraient que le VB deviendrait alors de loin le plus grand parti de Flandre, et qu’il y aurait de bonnes chances que la Flandre obtienne une majorité extrême droite – nationaliste composée du VB et de la N-VA. Une majorité virtuelle des sièges flamands à la Chambre en tout cas, car pour le Parlement flamand, il y a un parlement législatif : là, on attend le scrutin de 2024.

Mais tout de même. Hier, La Libre Belgique publiait un grand article intitulé « Et un climat de campagne électorale s’installa ». Le même jour, De Standaard écrivait : « Personne ne veut de nouvelles élections, mais… ». Le journal donnait la parole à un président de parti qui fait une comparaison avec une époque « où les pays marchent doucement vers la guerre ». Cela semble une référence à peine déguisée au célèbre livre Les Somnambules (2012) de l’historien Christopher Clark, où l’auteur dépeint l’image de pays qui ne cherchaient pas vraiment la guerre, mais étaient tous coincés dans leur propre logique. Elle a culminé par la Première Guerre mondiale en 1914. En ce sens, les protagonistes étaient des somnambules », écrivait Clarck. « Alertes, mais aveugles, hantés par des rêves, mais ignorant la réalité des horreurs qu’ils apporteraient au monde ».

De nouvelles élections entraîneraient-elles des horreurs pour la Belgique, la Wallonie ou la Flandre, ou pour les partis politiques qui ne laisseront au roi d’autre choix que de convoquer de nouvelles élections? Avant-hier, dans un entretien accordé à Knack, un chrétien-démocrate flamand utilisait l’image des « lemmings », des animaux qui, selon le mythe, continuent à se suivre, au point que lorsque le premier lemming plonge dans l’abîme, le suivant plonge avec lui.

« Personne parmi nous ne veut d’élections, mais s’il ne peut y avoir de gouvernement avec la N-VA, qu’il en soit ainsi. Nous n’avons alors pas d’autre choix que de rester sur la touche, même si nous savons qu’il y a de fortes chances que nous perdions nous-mêmes des voix. C’est la conséquence logique de la ligne de conduite de notre parti, et je ne vois pas comment nous pourrions prendre une autre direction. Cela nous est arrivé dans l’histoire. En 1987, nous, les membres du CVP, avons laissé le gouvernement s’effondrer devant les problèmes linguistiques du Voerstreek, et même à l’époque, nous savions très bien que cela nous ferait perdre dans la boîte électorale. En 2010, nous avons suivi l’Open VLD lorsque Alexander De Croo a « débranché » les négociations communautaires menées par Jean-Luc Dehaene. Même à ce moment-là, nous savions que nous nous tirions dans le pied, mais nous ne pouvions pas nous empêcher de le remarquer ». Dix ans plus tard, les chrétiens-démocrates flamands balancent toujours entre ces deux possibilités.

Vers de nouvelles élections, donc, pas, mais sont-elles si inévitables ? De nombreux signes le montrent. Elles deviennent de plus en plus probables, en effet, semaine après semaine.

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