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Formation : comment Jean-Luc Dehaene s’y prendrait-il ?

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Bien sûr, l’électeur a tellement rebattu les cartes que cela complique sérieusement la partie. Mais il n’y a pas que ça. La nouvelle génération de présidents de partis semble aussi avoir perdu la main.

En Belgique francophone, aucun parti de centre-gauche ne veut s’associer à la N-VA. En Flandre, chaque parti de centre-droit exige, qu’au minimum, on parle à la N-VA. Ou, qu’au moins, on laisse Bart De Wever tenter sa chance en tant que formateur. Résultat : près de 250 jours après les élections, nous ne sommes toujours nulle part. Comme l’a fait remarquer un président de parti de façon anonyme : « Nous ne sommes pas encore prêts pour le début d’une préformation ». De quoi regretter le temps de Den Dikken, le démocrate chrétien Jean-Luc Dehaene (1940-2014). Dehaene a été le premier homme politique de ce pays à devoir faire face à des formations de gouvernement dites « impossibles » et à parvenir à d’importants accords de coalition.

Formation : comment Jean-Luc Dehaene s'y prendrait-il ?
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Contre les socialistes

La première fois que la situation a semblé vraiment inextricable, c’était en 1988. Le gouvernement précédent, Martens VI (appelé « Martens VII » après la chute de ce cabinet) était une coalition classique de quatre partis: deux flamands et deux francophones. Officiellement, ce gouvernement était tombé sur le dossier communautaire des fourons, et c’est ainsi que l’on a vendu la chose à l’opinion publique. En réalité, c’est le CVP, poussé dans le dos par l’ACV, qui avait provoqué la crise gouvernementale parce qu’il voulait se débarrasser de la politique d’austérité du jeune et énergique ministre du Budget Guy Verhofstadt (PVV, maintenant Open VLD). Cependant, la manoeuvre devait rester secrète, car pour les partisans démocrates-chrétiens de Wilfried Martens c’étaient les socialistes l’ennemi politique juré et non pas les libéraux. Pour donner une idée de l’ambiance, on constate aujourd’hui une aversion similaire chez l’électeur modal de la N-VA pour le PS.

Ce n’est pourtant pas le Premier ministre Martens qui sera chargé par le roi Baudouin de résoudre la crise, mais bien Jean-Luc Dehaene qui sera nommé médiateur. Dehaene lui répondra par une phrase devenue célèbre: « Sire, donnez-moi cent jours ». A l’époque, cela semblait irresponsablement long. Dehaene va utiliser le temps qui lui est imparti pour aligner lentement mais sûrement le PS et le CVP en négociant un accord communautaire de grande envergure. À cette fin, il va également inclure la Volks Unie (VU et prédécesseur de la N-VA) dans le gouvernement. C’est ainsi que la troisième réforme de l’État va voir le jour: d’importants domaines de compétence vont être transférés aux régions. En parallèle, Dehaene va élaborer un programme fait de compromis socio-économique. Ce dernier va se révéler peu fructueux, notamment parce que Martens, au cours de ses dernières années en tant que Premier ministre, n’aura que peu de marge de manoeuvre et ne parviendra pas à soulever l’enthousiasme avec une politique sans véritable objectif. Cela reste une leçon : former un gouvernement est une chose, le faire bien fonctionner en est une autre. Charles Michel peut en parler.

Une autre similitude entre son gouvernement et Martens XIII (après la chute : Martens IX) est qu’en 1991, peu avant les élections, le VU va s’appuyer sur un dossier a priori secondaire (les livraisons d’armes wallonnes au Moyen-Orient) pour quitter le gouvernement. On peut y voir un prequel de la manière dont la N-VA a traité la crise de Marrakech en 2018. La VU espérait, elle aussi, en tirer profit électoralement, sauf que c’est le contraire qui va se produire. Le 24 novembre 1991 va rentrer dans les mémoires sous le nom de « dimanche noir ». Soit le jour où la politique classique dans son ensemble a perdu – mais oui, à l’époque aussi- contre le Vlaams Blok (ex Vlaams Belang). À côté de ça, la liste Rossem, qui s’articulait autour du gourou de la bourse Jean-Pierre Van Rossem, va, elle aussi, faire une percée. Avec sa rhétorique de Robin des bois et ses attaques contre les « remplisseurs de poches », Rossem peut, d’une certaine façon, être considéré comme un précurseur du PVDA/PTB aujourd’hui.

Tout le monde en piste

Au cours de l’hiver 1991-1992, former un gouvernement semblait une mission aussi compliquée qu’elle l’est aujourd’hui. Dans un premier temps, le palais va donner la main aux les libéraux: l’informateur Frans Grootjans et le chef de la formation Guy Verhofstadt (tous deux PVV, maintenant Open VLD) vont tenté de mettre en place une inédite coalition violette. Cette première tentative libérale était similaire à l’initiative celle du mois dernier du président du PS, Paul Magnette. Soit de prendre un virage à gauche et d’exclure la N-VA d’un seul coup. C’était aussi l’essence de la démarche entreprise par Verhofstadt en 1991 : exclure du pouvoir le CVP (aujourd’hui CD&V) qui, malgré la lourde défaite électorale, restait de loin le plus grand parti flamand. A l’époque, tout comme aujourd’hui, la tentative va se révéler prématurée. Le roi Baudouin se tourne alors vers une figure intermédiaire en la personne de Melchior Wathelet (PSC, aujourd’hui CDH). Il prendra le temps de parler à tout le monde, y compris les scouts, mais ne parviendra pas à un gouvernement. Avec le recul, Wathelet est un lointain prédécesseur des préformateurs Geert Bourgeois et Rudy Demotte, et peut-être même des informateurs actuels Joachim Coens et Georges-Louis Bouchez. Depuis le 10 décembre, c’est eux qui sont en piste. Bien sûr, il n’est pas interdit d’engranger des avancées, mais peut-être que Philippe fera aujourd’hui ce que son oncle Baudouin avait fait à l’époque : gagner du temps jusqu’à ce qu’un vrai poids lourd veuille se mouiller. Le 1er février 1992, deux mois et demi après le Dimanche noir, Dehaene va ainsi prendre les choses en main. Il va faire preuve de courage et de créativité, deux qualités qui font faire brillamment défaut au défilé des préformateur, informateurs et des présidents de partis ces derniers mois, qui, à chaque fois, sont venus nous expliquer pourquoi il ne se passait rien.

Alors qu’a exactement fait Dehaene ? Il n’a pas dit, comme aujourd’hui, à qui il ne voulait pas parler. Il s’est contenté d’impliquer tout le monde (à l’exception du VB et Rossem). Tous les partis classiques vont ainsi se retrouver autour de la table, y compris les partis dits linguistiques comme la VU, le FDF (maintenant Défi) et les Verts. Alors oui, en fin de compte, les deux partis libéraux vont quitter le navire. Mais pas parce qu’ils n’étaient pas autorisés à monter à bord, mais bien parce qu’ils avaient d’eux même tiré les conclusions face à la note de Dehaene. Les démocrates-chrétiens et les socialistes vont eux continuer à travailler ensemble, et se retrouver ensemble dans gouvernement composé de deux « ennemis héréditaires ». Une fois de plus, Dehaene a fait ce que Elio Di Rupo, Bart De Wever ou Paul Magnette n’ont pas osé faire : défendre des compromis avec le prétendu ennemi juré devant leurs propres partisans. Pour cela, il a dû s’opposer à ses collègues de parti pro flamand et antisocialiste. Leurs arguments nous semblent familiers aujourd’hui : « On ne peut pas gouverner avec les socialistes. Et il n’y a aucune chance de parvenir à un accord communautaire. Notre parti doit-il se sacrifier dans l’intérêt du pays ? »

Le 7 mars 1992, 104 jours après les élections, Jean-Luc Dehaene devient le premier ministre d’un gouvernement composé de partis qui ont tous perdu les élections. Les démocrates-chrétiens et les socialistes vont s’atteler de concert à une douloureuse, mais nécessaire opération de nettoyage. Le volet communautaire qu’ils vont cosigner est connu sous le nom d’Accord de Saint-Michel. Il sera validé par la VU, les Verts et même par Rossem. Si Jean-Luc Dehaene n’avait pas forcé la frileuse rue de la loi à franchir le pas, la Belgique ne serait pas devenue un État fédéral et ce pays aurait dû rester en dehors de l’Eurogroupe. Entraînant dans son sillage des problèmes communautaires, économiques et sociaux difficilement imaginables. Et dire que Dehaene n’est parvenu à convaincre son parti moribond qu’après un discours improvisé : « Fuir notre responsabilité et provoquer de nouvelles élections serait mortel pour la politique et la démocratie. Cela ne ferait qu’alimenter l’anti-politique. » Des phrases qui méritent d’être répétées.

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