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Flamands, Wallons, Bruxellois, qu’avons-nous encore en commun?

Qui oserait nier que les francophones et les néerlandophones s’éloignent chaque jour un peu plus ? Pourtant, des traits communs ont résisté à l’usure des crises à répétition. Enquête sur ces bribes de belgian way of life qui survivent aux tempêtes communautaires.

Par FRANCOIS BRABANT

Quand je suis arrivé à Marcinelle, je me suis dit : tiens, ça ressemble à Ledeberg, un quartier ouvrier de Gand. » Pascal Verbeken est journaliste à l’hebdomadaire Humo. Pendant plusieurs mois, il a sillonné la Wallonie, juché sur sa moto. Sur les traces de ces Flamands qui ont jadis émigré vers Seraing, La Louvière ou Charleroi, poussés hors de chez eux par la misère et l’espoir d’une vie meilleure. Il en a tiré un livre, La Terre promise. Le récit d’une histoire oubliée. Une histoire belge. Au total, 500 000 travailleurs flamands auraient abandonné leur chez-eux pour s’installer en Wallonie entre la fin du xixe siècle et le début des années 1950. « Dans les médias, on cherche toujours les différences entre la Flandre et la Wallonie. Mais les correspondances existent aussi ! » s’énervait Pascal Verbeken, interviewé dans Le Vif/L’Express en janvier dernier.

Des correspondances ? Lesquelles ? Combien ? Bizarrement, alors qu’un fatras de pages s’écrivent chaque semaine sur la crise belge, personne ne semble sérieusement étudier ces questions. « Nous n’avons plus rien en commun » : répété tel un mantra, le constat semble tenu pour acquis. Le plus étonnant est encore qu’il sert d’argument tant aux adversaires qu’aux partisans de la Belgique fédérale. Les premiers y voient la preuve d’un pays artificiel, où cohabitent « deux démocraties » (dixit Bart De Wever), et qu’il vaudrait mieux scinder tant le fossé est profond. Les seconds décèlent au contraire dans ces innombrables différences tout le charme d’un pays melting-pot, sans identité nationale ni culture commune.

Les différences ? Elles sont connues. Francophones et néerlandophones évoluent dans deux univers culturels quasi étanches. Les partis politiques sont tous scindés en deux ailes linguistiques. Le boom industriel du xixe siècle a davantage marqué le sillon Sambre-et-Meuse, ce qui y a favorisé l’essor du socialisme et d’un syndicalisme plus dur que dans le Nord. Résultat : le monde politique francophone penche à gauche, son miroir néerlandophone penche à droite. Ce clivage se manifeste sur tous les dossiers, ou presque.

Malgré tout, les Belges auraient-ils quelque chose en commun ? « Oui, j’en suis convaincu », répond Johan Sauwens, sans hésitation. Ce député CD&V, bourgmestre de Bilzen, figure dans son parti comme l’un des plus radicaux sur le plan communautaire. Ancien ministre du gouvernement flamand, il a milité trente ans chez les nationalistes de la Volksunie avant de rejoindre les chrétiens-démocrates. Cela ne l’empêche pas de constater que « les Flamands ressemblent plus aux Wallons qu’aux Néerlandais ». « Ce qui nous unit, je pense, c’est un certain levensstijl (style de vie). Si vous allez boire une bière dans un café de Liège ou de Leuven, vous retrouverez exactement la même ambiance. Manger un bon repas entre collègues le midi, c’est aussi typiquement belge. Les Néerlandais, ils se contentent d’un verre de lait et d’une tartine de fromage. D’une façon générale, les points communs se retrouvent dans l’habitat et les loisirs. Mais, sur la dure réalité socio-économique, nous différons. Entre le modèle PS dominant en Wallonie et l’idée de responsabilisation en Flandre, je crains que ce soit de moins en moins possible de s’accorder. »

Presque tous nos interlocuteurs développent la même analyse : s’il subsiste quelque chose de commun à tous les Belges, c’est un état d’esprit, un ensemble de coutumes, une atmosphère. Un climat, au sens propre comme au figuré. Une sorte de belgian way of life, résultat de plusieurs siècles d’histoire commune, que ne peuvent effacer quelques décennies de tensions politiques Nord-Sud.

Malgré les spectaculaires différences liées à la langue, il existerait un « substrat commun », comme l’affirme le socialiste Paul Magnette. Un avis partagé par Piet Chielens, le coordinateur du prestigieux musée In Flanders Fields, à Ypres, consacré à la Première Guerre mondiale. « Après 1918 est née l’idée selon laquelle la langue représente la totalité de la culture. Cette idée a inspiré toutes les réformes de l’Etat en Belgique. Je pense que ce présupposé n’est pas exact. La langue est une partie de la culture, pas toute la culture. »

« Les Flamands aiment répéter qu’ils n’ont rien en commun avec les Néerlandais, poursuit Piet Chielens. D’une certaine manière, ils comprennent donc que la culture ne repose pas seulement sur la langue. Pourquoi, alors, considérer que la Wallonie serait un tout autre pays ? La culture germanique et la culture latine sont peut-être deux cultures différentes. Mais là où ces deux cultures se sont rencontrées, une troisième culture est née : une culture du mélange, où on ne pense pas en noir et blanc. On répète toujours que la Belgique est un accident de l’histoire. Mais je pense que cet ensemble belge a toujours été un carrefour. Un carrefour entre les communautés romanes et germaniques. Un carrefour entre deux grands blocs, l’Europe centrale d’un côté, l’Europe atlantique de l’autre. Les gens qui vivent autour de ce carrefour ne pensaient pas qu’ils étaient seuls au monde, car ils ont toujours eu affaire aux autres. C’est l’essence de la culture belge. »

Même dans le domaine de la langue, a priori celui qui les oppose le plus, francophones et néerlandophones partagent plus d’un point commun. Tirer son plan. Zijn plan trekken. L’expression n’existe ni en français de France, ni en néerlandais des Pays-Bas. Elle illustre un mode d’action très belge, un peu foutraque, fait de pragmatisme et de débrouillardise.

La littérature elle-même, issue de deux traditions distinctes, n’est pas épargnée par les passerelles. « On considère souvent les lettres francophones et néerlandophones comme deux mondes totalement scindés. Ce n’est pas vrai, soutient Geert Buelens, professeur de littérature à l’université d’Utrecht, aux Pays-Bas. Au début du xxe siècle, de nombreux auteurs belges importants étaient bilingues. Le dadaïste Clément Pansaers a débuté en néerlandais, avant de se tourner vers le français. Georges Eeckhoud était un Anversois flamingant, mais a néanmoins écrit la majeure partie de son £uvre en français. Georges Rodenbach, l’auteur de Bruges-la-morte, né à Tournai puis élevé à Gand, était le cousin d’Albrecht Rodenbach, l’auteur du Blauwvoet, l’un des textes de référence du mouvement nationaliste. »

En dépit de ces points communs, rien n’y fait : l’image de la Belgique reste celle d’un pays criblé d’oppositions entre sa face nord et sa face sud. « Je me rappelle avoir entendu Hendrik Vuye (1) déclarer sur un ton péremptoire que  » francophones et néerlandophones diffèrent sur toutes les questions « , rapporte le philosophe Philippe Van Parijs. Bien sûr que non ! Simplement, les questions sur lesquelles une majorité de francophones diffère d’une majorité de néerlandophones, même s’il y a de chaque côté une forte minorité, sont celles qui occupent le plus de place dans le débat public. Logique : c’est sur celles-là qu’on s’engueule. La grande masse de sujets sur lesquels il n’y a pas de désaccords forme une toile de fond qui est visible, mais qu’on ne voit pas. »

(1) Hendrik Vuye, un néerlandophone, enseigne le droit aux Facultés de Namur. Il joue aussi un rôle d’expert auprès de la N-VA.

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