La question des signes convictionnels dans l'espace public, et à l'école notamment, sont en plein coeur du débat

Faut-il légiférer sur les signes convictionnels? (débat)

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Loi fédérale, lois au niveau des entités fédérées, maintien du status quo: les options en débat.

Jean-Philippe Schreiber: « Il faut sortir de cette confusion par une loi »

Pour Jean-Philippe Schreiber, professeur à l’ULB et directeur de recherches FNRS au Cierl (Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité), les polémiques autour des signes convictionnels doivent être rapidement éteintes par une loi fédérale, non en inscrivant la laïcité dans la Constitution.

Faut-il légiférer sur les signes convictionnels? (débat)
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Légiférer en matière de signes convictionnels, c’est devenu indispensable, pour éviter les polémiques à répétition?

Cela permettrait de donner corps à ce qui existe déjà. La législation n’est pas absente. Avec les différents avis du Conseil d’Etat et les arrêts de la Cour constitutionnelle, on dispose d’éléments qui affirment clairement la neutralité. Le problème, c’est qu’ensuite des juristes, des politiques, des juges en produisent des interprétations variées. Il faut sortir de cette confusion par une loi. Qui définirait la neutralité, son champ d’application, son caractère « inclusif » ou « exclusif », avec des interdictions limitées ou totales.

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Quelle est la différence entre la neutralité et la laïcité?

La neutralité concerne la situation des agents du service public. Il s’agit d’un outil visant à montrer l’impartialité de l’Etat à l’égard des usagers. La laïcité, c’est donner une assise aux relations entre l’Etat et les cultes de manière plus générale. Mais ce terme peut être compris de manières très diverses. Pour les uns, il s’agira d’une laïcité « stricte », à la française. Pour d’autres, d’une laïcité tenant compte de la diversité. Il n’existe pas de définition figée, ce qui peut entraîner des querelles d’interprétation.

Faut-il inscrire la laïcité dans la Constitution belge?

A mon sens, cette inscription n’est pas nécessaire, parce que tant la neutralité que la laïcité y figurent déjà implicitement. Le terme laïcité n’existait pas en 1831, mais on peut interpréter la Constitution comme étant laïque, en ce sens qu’elle distingue l’Etat de la religion. On peut dès lors se dire qu’il n’est pas nécessaire d’insister. Sinon, on risque d’engendrer de tels débats…

Lesquels?

Des discussions quant au financement des cultes (NDLR: qui s’élève, chaque année, à environ 350 millions d’euros pour les pouvoirs publics, 83% étant accordés au catholicisme), le statut de l’enseignement, les cours de religion, le financement public de l’école privée… Cela pourrait amener une série de conséquences, mais c’est discutable car, en France par exemple, il existe toujours un financement public de l’école privée. On se réfugie parfois derrière les mots, mais pas forcément derrière le principe.

Si ce n’est en modifiant la Constitution, comment dès lors légiférer?

En adoptant une loi fédérale, qui clarifierait les choses et « refroidirait » le sujet.

Pourquoi ne pas passer par des décisions régionales, comme le propose la politologue Caroline Sägesser ?

On pourrait, mais ça conduirait alors à des situations dissemblables engendrant des discriminations effectives. Comme c’est déjà le cas en matière d’abattage des animaux sans étourdissement, par exemple: interdit en Wallonie et en Flandre, autorisé en Région bruxelloise. Forcément, les croyants se trouvent dans une situation complexe. Une législation fédérale serait dès lors plus simple, et elle s’appliquerait partout, y compris au sein des services publics fédéraux. Car si seules les Régions décident, quid des fonctionnaires fédéraux?

Quelle solution pour l’enseignement? Aujourd’hui, chaque établissement décide et applique ses propres règles, ce qui perpétue selon vous une « inacceptable diversité des solutions ».

Une législation qui définirait clairement la neutralité des services publics concernerait évidemment les agents des services publics que sont les enseignants. La question brûlante concerne davantage les élèves, et doit être réglée par les deux Communautés compétentes. Cela permettrait de libérer les directions d’école ainsi que d’avoir une situation uniforme, bien qu’aujourd’hui, 90% des établissements scolaires interdisent le port des signes convictionnels. Et cela n’amènerait plus les parents d’élèves à contester les règlements en vigueur.

« Quels sont les signes concernés? Laisser le soin aux opérateurs de terrain de décider ce qui est toléré ou interdit, ça ne va pas. »

L’expression « signes convictionnels » n’est-elle pas hypocrite alors que, dans les faits, seul le voile islamique est concerné? On n’entend jamais parler des pendentifs en signe de croix ou des sheitels, ces perruques parfois portées par les juives orthodoxes.

Tel est le noeud complexe du problème. Beaucoup ne pensent qu’au foulard et se disent alors qu’il n’est pas nécessaire de voter une loi juste pour « ça ». Mais les signes convictionnels peuvent être religieux, philosophiques, politiques. Il faut définir de quoi on parle. Quels sont les signes concernés? Laisser le soin aux opérateurs de terrain de décider ce qui est toléré ou interdit, ça ne va pas. D’autant qu’il est plus simple, souvent, d’autoriser que de refuser.

Pourrait-on s’inspirer de solutions appliquées à l’étranger?

Tout à fait. Par exemple, la loi française de 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école publique fonctionne depuis plus de quinze ans, sans qu’elle ne soit véritablement remise en question. Il ne s’agit pas là de bannir l’ensemble des signes, mais seulement ceux qui sont ostentatoires, prosélytes. Il existe aussi certaines lois en vigueur en Allemagne. Dans l’Union européenne, on recense en réalité des formes variables de neutralité des services publics. La Grande-Bretagne (tout comme certaines provinces du Canada) autorise tous les signes. Quelle que soit la solution, restrictive comme en France ou permissive comme en Grande-Bretagne, on nous dit que ça fonctionne assez bien.

Légiférer, ce serait définir un modèle de société?

A l’avenir, d’autres débats liés à des particularismes pourraient émerger. Par exemple, sur la nourriture halal dans les cantines, le fait que certains travailleurs refuseraient de serrer la main à une femme… Que faut-il tolérer, au-delà des signes convictionnels? Il est difficile de se montrer courageux politiquement car les citoyens se révèlent très divisés sur ces questions. Qui nécessiteraient de prendre un peu de hauteur, d’avoir le recul adéquat pour définir un projet de société. Or, les élus ne prennent plus le temps de souffler.

Si une loi était votée, cela ne risquerait-il pas d’entraîner un raidissement au sein de la communauté musulmane? Voire une affirmation exacerbée du port du voile?

Je ne sais pas. Le débat dont on parle ne concerne dans les faits que certains emplois dans la fonction publique. Rien ne se heurte à arborer sa religion partout ailleurs. Il faut ramener les choses à leur juste mesure. La question serait plutôt: comment lutter contre une discrimination envers ces femmes musulmanes qui, elle, est bien réelle? Certaines entreprises privées interdisent les signes convictionnels, ce qui peut diminuer l’accès de ces femmes à l’emploi. C’est là qu’il faut trouver des solutions.

Caroline Sägesser: « Que les entités fédérées légifèrent chacune de leur côté »

Selon Caroline Sägesser, politologue au Crisp, une inscription de la laïcité dans la Constitution est impraticable. En revanche, les entités fédérées devraient chacune légiférer (ou pas), quitte à ce que des solutions différentes émergent, comme c’est le cas ailleurs.

Caroline Sägesser
Caroline Sägesser© Hatim Kaghat

Les signes convictionnels dans la fonction publique embrasent les débats depuis trois décennies. Est-il temps de légiférer, pour éviter une succession de polémiques sans fin?

Il existe un consensus pour dire que le politique doit se saisir de cette thématique. Mais à quel niveau de pouvoir? Là est la question. Une proposition de loi, portée par DéFI et visant à inscrire la laïcité dans la Constitution, va être discutée au Parlement fédéral. Selon moi, cette piste n’est pas porteuse. Dans d’autres Etats fédéraux, comme la Suisse ou l’ Allemagne, cette matière a pu être parfaitement réglée au niveau des entités fédérées.

Comment Bruxelles, la Wallonie et la Flandre pourraient-elles légiférer?

Via le statut des agents de la fonction publique. Le texte régional bruxellois mentionne déjà la neutralité de l’agent, mais ne dit rien sur la neutralité d’apparence. Il faudrait clarifier, en laissant la liberté de vote aux élus, ce qui éviterait des écueils pour le PS, écartelé entre deux de ses valeurs cardinales: l’émancipation du religieux et l’émancipation par le travail.

Quelle serait le contenu de ce texte?

Il faudra trouver un compromis. On ne pourra pas interdire tous les marqueurs convictionnels. Comment éviter que certains hommes portent une longue barbe, par exemple? La ministre de la Défense, Ludivine Dedonder (PS), est récemment intervenue au JT et à la Chambre avec une croix autour du cou: ça n’a pas fait couler d’encre. Il faudra donc clarifier ce qui est ostentatoire et ce qui est plus discret. Tout le monde voit bien la différence entre un foulard coloré noué dans la nuque, et un voile noir qui descend jusqu’au milieu du dos

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Pourquoi inscrire la laïcité dans la Constitution n’est-il pas envisageable à vos yeux?

Il faut d’abord distinguer la neutralité de la laïcité. La neutralité, c’est très clair: elle découle du principe d’égalité et de séparation entre l’Eglise et l’Etat. La laïcité est un terme qui vient surtout de France et du Québec (d’ailleurs, pendant longtemps, ce mot n’a pas eu d’équivalent en néerlandais, ce qui peut expliquer que le débat fasse moins écho au nord du pays) et qui postule que l’Etat ne peut pas avoir d’action à l’égard des cultes, ne peut pas les soutenir financièrement, etc. Pour être cohérent, il serait donc difficile d’inscrire la laïcité dans la Constitution sans toucher aux articles 24 sur l’enseignement et l’article 181 sur le financement des cultes. Tout ça nécessiterait une vaste réforme constitutionnelle, qui n’est pas à l’ordre du jour. Il n’y a de toute façon actuellement pas de majorité des deux tiers pour soutenir la proposition de DéFI. Par contre, dans le cadre constitutionnel actuel, on peut imaginer que les entités fédérées légifèrent chacune de leur côté.

On a du mal à imaginer qu’on puisse simplement se remettre la tête dans le sable.

Cela signifierait potentiellement des règles différentes dans chaque Région?

Effectivement, il pourrait par exemple y avoir une législation à Bruxelles mais pas en Flandre ou en Wallonie. En Suisse, chaque canton possède ses propres règles, parfois différentes les unes des autres.

Un autre secteur souvent sujet à polémique en matière de signes convictionnels est l’enseignement. Faut-il, là aussi, légiférer?

Absolument, car chaque école pour l’instant décide de son propre règlement et il y a régulièrement des cas de contestation. Tout en prenant garde que la neutralité de l’enseignement devrait s’appliquer aux enseignants, qui sont des agents publics, mais aussi aux élèves, ce qui relève d’une autre dimension.

D’autres pistes de solutions?

Puisque, selon moi, la modification de la Constitution au fédéral est une voie impraticable, je ne vois pas quelle autre piste pourrait s’offrir à nous. Ou alors, laisser les choses en l’état mais, lorsqu’on est au milieu d’une crise, on a du mal à imaginer qu’on puisse simplement se remettre la tête dans le sable.

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