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Fabrice Murgia: « Le monde politique devrait réaliser que pour certains, la culture est capitale »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour la majorité des gouvernants, la culture est secondaire. Et l’économie prime sur le reste, déplore Fabrice Murgia, le directeur du Théâtre national Wallonie-Bruxelles. A moins qu’en incitant plus de jeunes à devenir lecteurs, spectateurs et amateurs de musique, la culture devienne bankable. Chiche?

Sur les vitres de la façade du Théâtre national, des affiches hurlent: « 200 jours sans cinéma, sans théâtre, sans cirque, sans musique. Sans vous. » Le cri de rage sonne comme un appel au secours. Et comme une déclaration d’amour… Le maître des lieux, depuis cinq ans à la tête de cette prestigieuse institution, est trop sage pour laisser ses mots monter dans les tours. La gestion de la crise sanitaire n’en a pas moins révolté Fabrice Murgia. Et le révolte encore.

Près d’un an après le début de la crise sanitaire, quel est aujourd’hui votre état d’esprit?

Ce sera bientôt le premier anniversaire de cette crise et c’est intéressant de percevoir comment on a évolué par rapport à elle. Au départ, j’ai mis du temps à réagir comme artiste parce que je n’avais pas envie de me mettre devant ma webcam et de proposer des choses en urgence par ce canal. On voyait le monde basculer comme rarement cela s’est produit: on était confinés partout dans le monde, à Namur, Abu Dhabi ou Calcutta. J’ai été scotché par cet événement global. Je n’ai pas vraiment eu peur mais j’ai pris beaucoup de recul, pour mieux sauter, en quelque sorte. La révolte n’est pas venue tout de suite: j’ai trouvé normale la première fermeture des lieux de culture puisque quelque chose de grave se passait. En revanche, elle a surgi quand on a commencé à rouvrir la société, et qu’est apparu au grand jour cette espèce d’ordre des priorités dans laquelle la culture n’apparaissait pas. Il y a eu, dans le stress de la crise, des moments presque insultants, comme lorsque l’ex-Première ministre Sophie Wilmès a dit: « Je comprends que les artistes aient besoin de s’exprimer mais il va falloir attendre. »

Tout ce que l’on ne montre pas sur les autres sujets d’actualité, ce sont des facteurs d’indignation qui disparaissent.

On ne pouvait qu’en déduire que les gouvernants ne comprennent pas ce que nous faisons. Et la population, le comprend-elle? Puis il y eut l’injonction de se réinventer qui a été durement ressentie par le secteur, comme s’il allait y avoir une culture d’avant et une culture d’après, alors que nous réclamons « la culture d’après » depuis des années. Tout cela a provoqué une espèce de crise de confiance, en plus du stress. Puis, on a cravaché pour mettre en place des protocoles de sécurité dont le monde politique reconnaît qu’ils sont viables. Et à présent, on vit une forme d’épuisement, du fait de cette demande incessante de réouverture et surtout, de l’absence de perspectives. On aurait besoin qu’on nous dise dans combien de temps on peut rouvrir, au moins pour s’organiser. En attendant, nous sommes stoïques: nous lançons par exemple une application d’hébergement de pièces radiophoniques. Le public aura le Théâtre national dans sa poche en attendant qu’il rouvre. Ça ne le remplacera pas: je ne crois pas que le streaming puisse se substituer à l’expérience théâtrale de l’ici et maintenant, mais c’est déjà ça.

Vous avez passé un temps considérable à défendre le secteur. Comment expliquez-vous que ses représentants, dont vous, n’ayez pas eu d’emblée la même légitimité auprès des gouvernants que d’autres acteurs économiques et sociaux?

Je crois que c’est un manque de culture de la part des dirigeants. Regardez la France, où la culture est d’office liée aux valeurs de l’éducation et où se posent des questions comme celle de la décentralisation des spectacles, du financement des scènes nationales, de l’égalité des chances face à la culture. C’est clairement lié au fait que c’est un pays laïque. En Belgique, ces questions ne sont pas posées. On est d’abord très peu fiers de ce qui se fait en culture, ici. Il y a là quelque chose qui est considéré comme secondaire. Les artistes ne sont pas perçus comme des ambassadeurs, en tous cas du côté francophone, ou très peu. On a encore du chemin à parcourir avant d’être fiers d’un de nos acteurs… Pourtant, pendant la crise, j’ai reçu beaucoup de courriers de spectateurs, dont une dizaine de lettres exprimant une extrême solitude: des gens s’y disent seuls et expliquent qu’ils vont au théâtre quatre fois par semaine, que c’est important pour eux. Il faudrait que le monde politique se rende compte qu’il y a des gens pour qui la culture est vraiment capitale. Or, certains la considèrent comme un divertissement et non comme une distraction du monde… On aurait pu être tellement utiles durant cette crise!

« Pourquoi ne pas fermer la rue Neuve, à Bruxelles, un jour pour ouvrir un théâtre? Pourquoi c’est l’un ou l’autre et pas l’un et l’autre? », demande Fabrice Murgia.© Page facebook Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Ce qui m’a le plus choqué, au-delà des théâtres, c’est la fermeture des librairies pendant le premier confinement, alors que c’était le moment idéal pour que les gens qui ne lisent pas commencent à le faire. Mais il faut se rendre compte des profils qui composent les gouvernements. Ce sont surtout des hémisphères gauches, rationnels. Tout le monde n’est pas créatif mais on a besoin de la pensée créative, donc de gens qui utilisent leur hémisphère droit et conçoivent les choses différemment. Pour des hémisphères gauches, il est clair que l’économie passe avant le reste. On peut certes aimer la culture mais de là à la considérer comme essentielle, ou de concevoir qu’on puisse en faire un métier… Ça reste une idée marginale. Ceux qui occupent le pouvoir sortent des universités, pas forcément du conservatoire. Ce qui a sans doute manqué parmi les experts aux manettes durant cette crise, ce sont des gens du domaine social, du monde de la création, peut-être même que sur ces trente personnes, on aurait pu prendre quelqu’un de 16 ans. Ces groupes d’experts ne constituaient pas un échantillon représentatif de la population. Bref, la culture est secondaire parce que le pouvoir est occupé par des gens qui ne sont pas des spectateurs. Et qui ne sont pas très attentifs aux dégâts que leurs décisions peuvent provoquer en matière de santé mentale.

Vous reprochez aux élus un manque de discernement?

Oui, sur le partage des activités possibles. Pourquoi ne pas fermer la rue Neuve, à Bruxelles, un jour pour ouvrir un théâtre? Pourquoi c’est l’un ou l’autre et pas l’un et l’autre?

Que faire à l’avenir pour que la culture soit considérée à égalité avec les autres secteurs d’activité?

Je me bats pour que les gens créent. Depuis le début du mois, j’ai visité 21 écoles. Je travaillerai, dans le cadre d’ateliers, avec 388 jeunes de 13 à 17 ans. Parce que ce sont les supporters de la culture de demain. Il faut développer de nouveaux esprits créatifs, rendre aux gens leur imaginaire, leur dire qu’ils sont capables d’inventer un autre monde. C’est cela qui en fera à terme des spectateurs, des lecteurs. La politique aime ce qui lui rapporte des voix. Si, à l’avenir, davantage de gens vont au théâtre, au concert, au cinéma, la culture deviendra bankable aux yeux des politiques. La meilleure chose à faire est donc d’élargir les publics.

Vous est-il arrivé d’éprouver de la colère à propos de la gestion de la crise?

Oui, notamment parce que personne ne prononçait le nom de la culture. En France, même avec maladresse parfois, les élus avaient la décence de dire qu’ils pensaient aux artistes. En Belgique, en revanche, il y a eu des conférences de presse entières où on ne citait pas le secteur culturel: on ne disait même pas que les salles de spectacle restaient fermées, on ne parlait pas de nous. Ce manque de considération m’a mis en colère, comme l’impuissance des instances qui nous subventionnent face au fédéral et aux Régions. Je pensais que la parole de la Fédération Wallonie-Bruxelles aurait plus d’impact sur les décisions. Ça m’a marqué de voir combien notre ministre de tutelle, Bénédicte Linard, s’est battue pour nous, souvent sans recevoir de réponses des autres niveaux de pouvoir. Je n’aimerais pas être à sa place.

Faut-il dès lors revoir la structure institutionnelle du pays?

Non. Régionaliser la culture n’est pas une piste car ce serait un marqueur de divisions supplémentaires du pays. La fédéraliser? Je ne sais pas, parce qu’on a des cultures différentes dans notre pays et c’est ce qui le rend beau mais il doit fonctionner avec des subventionnements différents: Shakespeare au nord et Molière au sud, et il faut parvenir à les harmoniser. Il faut certainement renforcer les collaborations entre les Communautés. La culture peut encore faire partie du ciment qui nous tient et nous permet de nous comprendre les uns les autres.

Vous avez dénoncé à plusieurs reprises les atteintes aux libertés engendrées par la gestion de la crise, ainsi que le ton d’institutrice de l’ex-Première ministre Sophie Wilmès. Est-ce ce qui vous a le plus touché?

Oui. C’est la manière dont on s’adresse à nous qui inspire cette réaction. Je ne suis pas complotiste mais il y a une façon d’attraper les circonstances et de les renvoyer, ne serait-ce qu’en mots. Quand un bourgmestre évoque des drones avec des caméras thermiques, on sait bien que ça ne va pas passer, mais quand même, on en a parlé ou j’ai rêvé? Idem lorsqu’on suggère l’obligation de prouver qu’on a été vacciné pour participer à un festival – et je suis tout à fait partisan de la vaccination. Ça pose des questions qui méritent à tout le moins un débat parlementaire, une consultation de la Ligue des droits humains. Je suis aussi troublé de voir à quel point le coronavirus a pris toute la place médiatique. C’est bien sûr un événement exceptionnel, mais quand même: il se passe toujours des choses dans le monde, il y a toujours des morts en Méditerranée. J’ai peur pour l’engagement et pas seulement celui des jeunes. Tout ce que l’on ne nous montre pas sur ces sujets, ce sont des facteurs d’indignation qui disparaissent. La politique, l’idée qu’il puisse y avoir une adversité et du débat, je trouve ça extrêmement noble. Mais je considère comme liberticide qu’on empêche le débat parce que quelque chose met tout le monde d’accord. Nous, les artistes, personne ne vote pour nous. On n’a pas besoin de ça pour faire de l’opposition: on fait partie de cette opposition. Dès que quelque chose se passe, il y a toujours quelqu’un pour en faire un spectacle et des spectateurs pour ne pas être d’accord. C’est super, et c’est de la politique. Toutes les zones de débats sont nécessaires, y compris les cafés. Alors, il y a bien sûr des raisons de fermer les salles. Mais je pense que parfois, il n’y a pas de raisons de ne pas les rouvrir.

Je n’aurais certainement pas fait mieux que les responsables politiques parce que si j’étais à leur place, je n’irais pas souvent au théâtre.

A la place des pouvoirs publics, qu’auriez-vous fait?

Je suis un artiste. Je n’aurais certainement pas fait mieux qu’eux parce que si j’avais été à leur place, je n’irais pas souvent au théâtre. Il ne faut pas tirer sur l’ambulance. Ce n’est facile pour personne. Et prendre des mesures qui arrangent tout le monde, c’est impossible.

Pour un artiste, une telle crise peut-elle être source d’inspiration?

Moi, ça ne m’inspirerait pas. Mais néanmoins, l’être humain dont je dresserai le portrait demain aura traversé cette crise, donc il sera un peu différent d’aujourd’hui. Je crois que les artistes vont tous réagir à leur façon, parce que ce sont des gens qui observent le monde et qui le restituent. Il est donc inévitable, dans les prochaines années, de voir émerger des créations marquées par une espèce de traumatisme. Cela participe du geste de résilience. Je ne crois pas que la crise sanitaire va affecter les formes théâtrales mais j’ai peur que les comportements des consommateurs de cinéma, avec le renforcement des plateformes de streaming, changent durablement. Et qu’aller voir un film au cinéma, en grand, devienne quelque chose de pointu. Mais puisque la crise a accéléré la consommation cinématographique sur petit écran, il faut analyser ce qui est en train de se passer. L’industrie numérique s’est enrichie avec ce virus, que doit-elle payer aux productions belges? En France, on négocie des marges de 20% du chiffre d’affaires de Netflix à réinjecter dans la production hexagonale. En Belgique, les discussions sont en cours autour de 6%. Il faut saisir les moyens là où ils sont et les Gafa en ont.

Fabrice Murgia:
© Hatim Kaghat

La crise impose-t-elle de repenser la culture, même si on en sort totalement à un moment?

La culture nécessite toujours d’être repensée. Elle traverse certes une crise économique, financière et sociale, mais elle doit être identitaire et existentielle pour une société. Elle doit incarner une crise d’adolescence permanente, de remise en question, de génération d’artistes qui bousculent les autres. C’est le rôle de la culture d’être tumulte dans le corps vivant qu’est la société.

Vous craignez que l’on relocalise la culture. Pourquoi?

Disons plutôt le local pour local, même si je suis un partisan des circuits courts alimentaires… S’il y a bien un endroit où on peut laisser un peu d’empreinte carbone, c’est la culture. Je crois qu’il faut arrêter les grosses productions internationales et leurs tournées mais d’un autre côté, se condamner à n’écouter que des histoires de chez nous racontées par des gens de chez nous, c’est dommage. Je serais favorable à plus d’échanges, de confrontations, de compagnies qui passent du temps sur des terrains étrangers plutôt que d’aller à Zagreb à 25 pour jouer un seul soir un spectacle. Il faut que la culture arrête de se culpabiliser. On n’est pas Alibaba.com ni Amazon. Ce n’est pas chez nous, le problème. On ne va pas arrêter d’imprimer des romans parce qu’on tue des arbres. Mais cessons en revanche d’imprimer des pubs. La culture a une empreinte carbone mais aussi une empreinte sociale.

En plus d’être un homme de création, vous êtes, à la tête du Théâtre national, un chef d’entreprise. Comment avez-vous géré vos équipes?

Ici, c’est galère, pour le personnel et en matière de programmation, donc d’organisation. On a commencé à rédiger une charte des valeurs de l’entreprise, tous ensemble, en ligne, pour retrouver du sens, établir qui nous sommes et pourquoi nous devons tenir. Un théâtre a besoin d’avoir une âme et de la conserver. En septembre, on a pu ouvrir trois semaines. Après cinq mois sans culture, les gens venaient nous dire merci. La façon d’être spectateur a changé parce que chacun se rend compte du trésor qu’il a entre les mains.

La crise a aussi remis en lumière la question du statut d’artiste.

Oui. Nous avons eu confirmation qu’une partie de la population et de la classe politique se méprend sur les réalités de la vie d’artiste et considère que celui-ci n’a pas à toucher d’allocations de chômage lorsqu’il crée, chez lui, donc qu’il ne « travaille » pas. Ce statut de chômeur est d’ailleurs insupportable. Mais il est très difficile à des responsables politiques de dire et d’assumer que l’on donne de l’argent à un type pour qu’il reste chez lui à écrire des livres. Pour pouvoir l’expliquer, il faut parler des effets de la culture sur le long terme. J’ose croire qu’avec tous ces débats, des parlementaires s’interrogent et remettent leurs certitudes en question.

De quoi avez-vous envie à présent, dès lors que vous ne rempilerez pas à la tête du Théâtre national?

J’ai envie de plonger dans la création, d’être sur les routes, en confrontation avec le public et d’apprendre. Les grammaires scéniques évoluent et je ne peux pas rester à la traîne. Je vais peut-être rêver à d’autres aventures de lieux culturels, moins conventionnels dans leur façon de fonctionner, un mélange d’économie sociale, de création et de projets citoyens.

Vous avez émis le souhait qu’une femme vous succède. Pourquoi?

En politique comme en culture, tout indique qu’il y a un déséquilibre. Je ne suis pas par principe pour les quotas mais d’accord de forcer les choses quand elles ont besoin de l’être. Ce théâtre a été dirigé par cinq hommes de suite. Au conseil d’administration, on essaie aussi d’atteindre une composition paritaire d’ici à mon départ. On se doit d’être l’allié d’une lutte, parfois.

Bio express

  • 1983 Naissance à Verviers.
  • 2002 Etudes au Conservatoire de Liège.
  • 2008 Création de sa propre compagnie, Artara.
  • 2009 Création de son premier spectacle, Le Chagrin des ogres. Devient artiste associé du Théâtre national Wallonie-Bruxelles.
  • 2014 Lion d’argent à la Biennale de Venise.
  • 2016 Directeur du Théâtre national Wallonie-Bruxelles.

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