© Frédéric Pauwels/Huma

Etienne de Callataÿ : « On doit changer de roue tout en roulant »

Apprécié pour son sens pédagogique, Etienne de Callataÿ est un économiste – il n’avait pas vu venir la crise de 2008 et l’avait confessé dans un livre -, pas un financier pur et dur. Régulièrement, il distribue les bonnes et les mauvaises notes aux acteurs de la société selon des critères de jugement argumentés. Tout en assumant ses partis pris. Il ménage les socialistes Di Rupo et la ministre SP.A de l’Emploi De Coninck, accable le libéral Verhofstadt et s’attaque aux tabous syndicaux, comme l’indexation automatique des salaires. Pour sortir de la crise, il mise sur le modèle allemand (« les jobs à 2 euros valent mieux que pas de job ») et souhaiterait administrer des réformes en profondeur à la Belgique sur le plan fiscal et social. Professeur à ses heures, y compris à la Faculté économique et sociale de la deuxième chance (Fopes/UCL/MOC), voici sa leçon.

Le Vif/L’Express : Peut-on assimiler les mesures budgétaires décidées par le gouvernement Di Rupo à de véritables réformes ?

Etienne de Callataÿ : Pas vraiment. Dans l’accord de gouvernement, il y a des mesures de réforme mais les mesures budgétaires n’ont pas cette dimension. L’accent doit être prioritairement mis non pas sur un objectif budgétaire à atteindre le 31 décembre 2012, mais sur la pérennité du modèle social rhénan amendé. La priorité doit être accordée aux réformes structurelles de la sécurité sociale, de la fiscalité et du marché du travail tout en nous préoccupant simultanément des soldes budgétaires à court terme. Trop longtemps on a dit : « Cette année-ci est difficile, on fera l’effort budgétaire l’an prochain, quand ça ira mieux. » Dire que, dans dix ans, on va s’attaquer aux vrais problèmes, ça ne marche pas. Pas uniquement parce que les marchés financiers demandent des réformes à court terme, mais aussi parce que l’homme de la rue, le consommateur, l’entrepreneur ont envie de voir bouger les choses.

N’a-t-on pas dilapidé les fruits de la croissance, lorsqu’elle était revenue au début des années 2000 ?

L’Histoire sera sévère avec les gouvernants qui étaient aux commandes avant 2008. Pour une très large part, nos difficultés actuelles ne sont pas liées à une mauvaise gestion aujourd’hui, mais au prix de la correction des erreurs antérieures.

La faute aux gouvernements Verhofstadt ?

Je me permets d’incriminer la politique suivie par bon nombre de gouvernements avant 2008, en Grèce, en France ou ailleurs, en ce compris en Belgique. Je suis certainement biaisé, ayant travaillé pour Jean-Luc Dehaene pendant deux ans et demi, mais ma critique, effectivement, est que notre pays avait une fenêtre d’opportunité après les efforts accomplis dans les années 1990 pour devenir membre de l’Union monétaire. Malheureusement on s’est permis d’utiliser une large part de ces efforts, ainsi que le bénéfice extraordinaire retiré de la diminution des taux d’intérêt, pour relâcher la politique budgétaire, et sans utiliser ce relâchement comme outil pour « vendre » à la population des réformes structurelles. On a abaissé l’impôt des personnes physiques (ce qui a été appelé « réforme Reynders », d’un côté, et, de l’autre, on a relevé le taux de croissance des dépenses en matière de soins de santé à 4,5 % en termes réels. J’ai envie de dire qu’on a fait plaisir à gauche, plaisir à droite, plaisir en dépenses, plaisir en recettes.

Il y a eu aussi la réforme des polices…

Elle a coûté beaucoup d’argent. Tout comme la réponse, à la fin des années 1990, à la « colère blanche », à savoir la revalorisation barémique, en soi compréhensible, des infirmières.

Durant cette période-là, l’Allemagne, avec Gerhard Schröder, inventait une réforme du système social, dont un des résultats était l’instauration du job à 1 euro [salaire horaire pour prestations d’intérêt général en plus de l’aide sociale]. C’est ça l’avenir du modèle rhénan ?

On ne peut évidemment pas se réjouir de l’émergence d’emplois mal rémunérés, mais il faut se réjouir de l’émergence d’emplois. Il y a un arbitrage entre le niveau de rémunération et le taux de chômage. Je pense qu’il est préférable d’avoir un emploi mal payé que pas d’emploi du tout, même si cela signifie aussi que celui qui avait un boulot relativement bien payé pourrait se retrouver avec un emploi moins bien payé. Je ne vais pas faire des bonds de joie, mais c’est pour moi un moindre mal.

Vous approuvez l’idée de la ministre de l’Emploi, Monica De Coninck, d’obliger les « inadaptés sociaux » à accepter des petits boulots ?

Cette expression n’est pas très heureuse mais, sur l’analyse, elle a raison. Le pire serait de se contenter de donner à ces personnes une allocation, puis de les laisser dans leur situation. Cela me ferait penser à du panem et circenses. Vous avez une allocation, je ne vous embête pas en termes de contrôle et vous vous abrutissez en regardant des programmes débiles à la télévision. Ce n’est pas mon modèle de société. Dans notre société où le travail, outre sa dimension pécuniaire, reste le meilleur facteur d’insertion dans le tissu social et d’estime de soi, la collectivité a la responsabilité d’être proactive vis-à-vis de ce public.

Quand elle dit qu’il y a du travail et qu’il faut le proposer aux chômeurs, c’est peut-être vrai en Flandre mais pas en Wallonie…

Du travail, il y en a partout. C’est peut-être ce que je préfère dans le système des titres-services, à savoir montrer que quand le travail est bon marché il y a de la demande. N’êtes-vous pas surpris de tous ces gens qui passent leur temps à aller chez Brico chercher du matériel et arranger leur maison en s’énervant plutôt que de passer trois heures à se balader en forêt avec leurs enfants ? Recourir à de la main-d’oeuvre déclarée dans le bâtiment est tellement onéreux que vous le faites vous-même. Mais c’est un peu absurde. N’y a-t-il pas des besoins dans les écoles, les hôpitaux, les maisons de retraite, les prisons ? N’y aurait-il pas moyen de mieux organiser la société plutôt que d’avoir, d’une part, plus d’un million de personnes qui reçoivent une allocation de l’Onem pour ne pas travailler et, d’autre part, des vieux qui n’ont pas droit à une seule visite et des malades auxquels on dit « vite, vite » ?

Dans certaines régions du pays, certaines « poches » de pauvreté dans le Hainaut ou à Liège ne sont-elles pas une masse de man£uvre pour certains partis politiques ?

Non, on ne peut pas ne pas s’inscrire en faux. On ne peut pas penser que M. Di Rupo est content que la Wallonie aille mal parce que ça entretient son électorat pas plus qu’on ne peut penser que les Flamands sont catholiques entre les guerres et nazis pendant. L’électorat de la N-VA n’est pas facho et Di Rupo ne sable pas le champagne quand le chômage augmente. Au Sud, on vote pour les mêmes et même pour les « fils de », parce qu’il est particulièrement vrai pour celui qui a peu qu’un « tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». Changer, c’est un saut dans l’inconnu que celui qui vit au bord du seuil de pauvreté ne peut envisager sans forte appréhension. Je déplore ce manque de confiance, à gauche, dans les « vertus » de l’économie de marché, et, tout autant, à droite, dans la « vertu » de la régulation publique.

Comment sortir de ce dilemme ? L’Europe, en perte de crédit mondial, a-t-elle la solution ?

Pour moi, le modèle rhénan réinventé est de loin le meilleur garant de croissance et de justice sociale. Je préfère parier sur l’avenir du modèle européen que sur le modèle chinois. Celui-ci est voué à muter. L’Europe est confrontée à de très grands défis. Il est difficile de changer la société, c’est comme changer la roue de notre voiture tout en roulant. C’est pourtant ce qu’on doit faire. Il est frappant de voir comme tout le monde est louangeur sur le régime des retraites suédois ! M. Jadot [NDLR : ancien patron du ministère de l’Emploi et du groupe de travail sur les retraites] encore récemment… Mais pourquoi est-ce qu’on ne le fait pas ? Cela dit, les mesures Van Quickenborne sont cent fois plus courageuses que le Pacte des générations de 2005 !

Et l’index ?

Foncièrement, je suis pour l’indexation des salaires, à la « petite » condition qu’elle soit mondialisée. Les salariés et les allocataires sociaux ne sont pas les mieux placés pour supporter le risque d’inflation. Mais on ne peut pas être le seul à avoir raison ! Dissocions l’indexation des salaires de celle des allocations sociales. Celle-ci existe dans d’autres pays. Ainsi, aux Etats-Unis, les pensions sont indexées. Mais je suis contre l’indexation des salaires dans sa forme actuelle. Certes, sa suppression ne ferait pas de l’économie belge le Hongkong de l’Europe ! On peut même penser que les syndicats, en s’arc-boutant sur le symbole de l’indexation des salaires, sont obligés de se placer dans un territoire défensif qui les oblige à faire des concessions sur d’autres thèmes. A mes yeux, ils choisissent un mauvais combat. Il y a des combats qu’ils ne mènent pas : l’inégalité hommes-femmes, entre travailleurs statutaires et contractuels au sein de la fonction publique, entre celui qui travaille dans une PME et celui qui travaille dans une grande entreprise… Plutôt que d’indexer tout le monde de 2 %, je propose une indexation forfaitaire, en euro, qui surcompenserait le petit salaire mais où les salaires moyens et supérieurs seraient sous-compensés. En 1982, on a déjà supprimé le saut d’index pour certaines catégories de revenus. Cela me semblerait de bon aloi, de nature à préserver notre compétitivité sans nuire au pouvoir d’achat des bas salaires.

Qu’en est-il des méthodes basiques en période de crise : laisser filer l’inflation et augmenter la TVA ?

La tentation du recours à l’inflation existe comme substitut à la restructuration de la dette : on rembourse tout… mais le pouvoir d’achat de ce qui est remboursé a fondu. La menace d’inflation n’est pourtant pas imminente dans le contexte actuel d’absence de croissance économique, de faible pression salariale et de réticence des Allemands. Je pense que la politique des taux d’intérêt bon marché est une voie plus attractive pour les pouvoirs publics. Pour sortir des problèmes budgétaires, il faut privilégier la voie économique, à savoir stimuler une croissance durable, maîtriser les dépenses et, au surplus, relever certaines recettes. J’aime bien l’idée de TVA dite « sociale » parce que se substituant à des cotisations sociales pour financer la sécurité sociale. Un tel glissement est une manière bénéfique de favoriser l’emploi chez nous. Je ne suis pas protectionniste, mais si on veut préserver le modèle social rhénan, on doit arrêter de se tirer une balle dans le pied. Aujourd’hui, quand vous achetez un vélo belge, le prix comprend une part de cotisations sociales qui financent non pas une assurance sociale mais des prestations universelles. Ce n’est pas le cas avec le vélo chinois. Ce faisant, en fait, on subventionne les importations et, en particulier, celles venant de pays où les cotisations sociales sont très faibles et le système de sécurité sociale insatisfaisant. Avec nos cotisations, on pénalise le travail exercé en Belgique. Je préfère taxer la consommation plutôt que le travail presté en Belgique.

Une augmentation de la TVA, contrairement à d’autres mesures fiscales, met davantage à contribution les francophones que les Flamands. Et elle se répercute sur l’index…

C’est vrai que la quote-part des francophones dans la recette totale est plus grande pour la TVA que pour d’autres impôts, comme l’impôt des personnes physiques, mais ne réfléchissons pas sous l’emprise de la méfiance envers les Flamands. Cela dit, il n’est pas assez mis en avant que le choix de l’IPP comme critère fiscal dans les clés de répartition des moyens entre les Régions n’est pas un choix neutre. Un relèvement de la TVA en compensation à une diminution des cotisations sociales sur les salaires se répercuterait sur l’index, et donc, via l’indexation, sur les coûts salariaux. Ce serait un coup dans l’eau. Ici, ce qu’il conviendrait de faire est une généralisation du principe qui a conduit à l’établissement de l’indice-santé, à savoir calculer un indice qui serait expurgé des effets de toute variation de la fiscalité indirecte (TVA et accises).

Le Vif/L’Express a récemment sorti de l’ombre le rapport qui chiffre à 20 milliards d’euros les dépenses fiscales pas toujours justifiées. Qu’en pensez-vous ?

Je suis un chaud partisan de l’élimination de bon nombre de niches fiscales ou d’en changer les modalités pour qu’elles soient moins antiredistributives qu’aujourd’hui. La déductibilité des intérêts hypothécaires, par exemple, bénéficie non pas à l’acquéreur mais au vendeur, car c’est en fait un mécanisme qui fait monter les prix de l’immobilier. Un peu dans le même ordre d’idées, une mesure qui ne profiterait pas à ceux à qui elle semble destinée en principe est le blocage des loyers. C’est un cadeau à ceux qui restent dans un logement dont le loyer est ainsi gelé, mais au détriment des « nouveaux » pauvres à cause de la raréfaction de l’offre de logements qui en résulterait.

Les politiques entendent-ils les analyses dérangeantes ?

Trop peu, mais parce qu’ils reçoivent de l’électorat un message de frilosité. Quelqu’un a dit qu’il est rare que les idées changent le monde mais que le monde n’a jamais changé que par le force des idées.

ENTRETIEN : MARIE-CÉCILE ROYEN ET PIERRE SCHÖFFERS

Etienne de Callataÿ EN 6 DATES

1962 Naissance. 1987 Economiste au service études de la Banque nationale de Belgique. 1992 Travaille au département finances publiques du FMI. 1996-1999 Chef de cabinet adjoint du Premier ministre Jean-Luc Dehaene. 1999 Chef de cabinet du ministre des Finances Jean-Jacques Viseur. 1999 Chef économiste à la Banque Degroof.

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