Hadja Lahbib

Et à part ça? De Bruxelles à Beyrouth, l’art témoin du temps par Hadja Lahbib (chronique)

Hadja Lahbib Journaliste et réalisatrice

Hadja Lahbib, journaliste à la RTBF et réalisatrice de documentaires, rejoint l’équipe du Vif avec une nouvelle chronique, « Et à part ça? », qui fait le lien entre la Belgique et le monde. Première étape: Beyrouth.

Et à part ça? Quand dans une conversation ces quatre mots surgissent, c’est qu’on a fait le tour de tout ce qui devait être dit de formel, que la réunion est terminée, la vidéo prête à être coupée… Lancez un « Et à part ça? » et, pour peu que votre interlocuteur s’en saisisse, toutes ces petites choses qui rythment la vraie vie s’ouvriront à vous pour tisser avec cet infiniment petit des liens universels. Que l’on vive à Houte-Si-Plou (ce hameau existe bel et bien en province de Liège) ou à Mar Mikhael (à lire d’une traite en roulant le R), nous sommes embarqués dans la même galère et pour l’heure confrontés au même virus, avec ses variantes et ses confinements plus ou moins durs.

Une fois la journu0026#xE9;e finie, tous se demandaient s’il fallait fuir ou rester.

Et à part ça? Je pense à ce pays né il y a cent ans en Méditerranée. Une bande de terre longée par la mer et traversée par une haute montagne d’où s’élèvent majestueusement des cèdres ancestraux. Je n’ai été qu’une fois au Liban, c’était une cinquantaine de jours après l’explosion du 4 août dernier. Mais une fois suffit pour tomber sous le charme de celui que l’on regarde dans le monde arabe comme un phare culturel en sursis. Un coup brillant entre douceur de vivre orientale et richesse intellectuelle, un coup blafard entre faillite de l’Etat et drame tout aussi oriental. C’était un coup de tête, Jean Boghossian, à l’origine de la fondation éponyme, y retournait pour prendre la mesure des dégâts dans l’immeuble de son enfance et je le suivis.

Le plus spectaculaire étaient, bien sûr, ces gigantesques silos de blé éventrés sur le port, les immeubles bouches tordues sur des grimaces métalliques. Mais c’est une fois dans les rues, en marchant sur les verres brisés, que l’on prenait la mesure de la catastrophe. L’explosion a touché les quartiers les pluspopulaires, dont Mar Mikhael et les rues plus huppées où s’alignent de prestigieuses galeries d’art. La ville était encore sous le choc, des fenêtres chutaient parfois dangereusement dans le vide. Jean me racontait la longue guerre civile, ne s’interrompant que pour prendre des photos qui l’inspireraient peut-être plus tard, l’homme d’affaires ayant délaissé les pierres précieuses pour s’adonner à la toile. J’étais partie avec, dans la tête, la phrase clé de sa fondation: « Art is the Answer ». Mais que peut l’art quand tout s’écroule? Les réponses étaient multiples et chacun à sa manière, les artistes tentaient de trouver les mots, les gestes, les images capables d’exprimer les émotions refoulées. Certains participaient à la reconstruction mais, une fois la journée finie, tous se demandaient s’il fallait fuir ou rester. Quatre mois plus tard, des milliers de jeunes ont quitté le Liban. La crise économique a entraîné une inflation à trois chiffres et une paupérisation généralisée. Le laxisme face à la Covid-19 a conduit à un confinement 24 heures sur 24! Les hôpitaux sont débordés, des malades repartent chez eux, bonbonne d’oxygène sous le bras.

A son retour en Belgique, Jean Boghossian s’est emparé de ses toiles blanches, les a brûlées, pliées, froissées… Un combat mené du bout de son chalumeau, entre maîtrise et acceptation du hasard engendré par le feu. Pour la première fois, de la couleur a émergé de ses fumées, de subtiles volutes rouges et vertes jaillies de rectangles qui rappellent la beauté dérangeante des immeubles de Beyrouth et leurs fenêtres ouvertes sur le vide. Une oeuvre émouvante inconsciemment inspirée du drame libanais. L’art est un merveilleux témoin de notre temps. Si vous vous promenez à Bruxelles, allez à l’avenue Louise, arrêtez-vous au numéro 262 et laissez-vous emporter à Beyrouth (1).

(1) Recent Works, Jean Boghossian. Sur rendez-vous, tél.: 02 494 54 79 48.

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