Claude Guéant devant la commission parlementaire belge. Il a confirmé le déjeuner du 28 février 2011 avec De Decker. © PABLO GARRIGOS/ISOPIX

Enquête française sur Armand De Decker

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

L’étrange démarche d’Armand De Decker auprès de l’Elysée et des renseignements français, en mars 2011, fait désormais l’objet d’une enquête au parquet de Paris. En Belgique, par contre, la justice ne s’est pas (encore ?) intéressée à ce volet troublant du Kazakhgate.

Par Thierry Denoël – Enquête avec Alain Lallemand (Le Soir) et Mark Eeckhaut (De Standaard) et Yann Philippin (Mediapart)

L’intitulé du document à en-tête du parquet national financier français, daté du 25 avril 2017, ne laisse aucun doute sur son objet :  » Réquisitoire supplétif « . Et entre parenthèses :  » Actes nouveaux « . Dans celui-ci, le procureur adjoint, Ulrika Delaunay-Weiss, sollicite le juge d’instruction en charge du dossier Kazakhgate (voir encadré plus bas) :  » Les actes suivants nous paraissent nécessaires à la manifestation de la vérité « . Et d’énumérer :  » Investigations auprès de la DGSI  » (le service de renseignement intérieur français),  » procéder à toutes auditions utiles en lien avec ces investigations « ,  » obtenir la communication des auditions et actes d’enquête de la commission d’enquête parlementaire belge en lien avec ces infractions « ,  » réaliser toutes autres investigations en lien avec les informations relatées dans deux articles de presse  » annexés.

Une nouvelle enquête est donc bien lancée par la justice française. Elle s’inscrit dans le cadre du dossier ouvert à l’encontre de Catherine Degoul, Jean-François Etienne des Rosaies, le sénateur Aymeri de Montesquiou, etc. Les articles annexés ont été publiés dans Le Soir et Médiapart, à peine cinq jours avant la rédaction du réquisitoire supplétif. Ils relatent l’incroyable démarche d’Armand De Decker, à l’Elysée, auprès du coordonnateur national du renseignement (CNR), Ange Mancini. Ce dernier étant absent, c’est son adjoint qui a reçu le président du Sénat belge.

La justice française s'intéresse aux démarches d'Armand De Decker auprès du coordinateur de l'Elysée pour le renseignement.
La justice française s’intéresse aux démarches d’Armand De Decker auprès du coordinateur de l’Elysée pour le renseignement.© BAS BOGAERTS/ID PHOTO AGENCY

Petit rappel pour comprendre : en novembre 2016, Le Vif/L’Express révélait le contenu étonnant d’un mail envoyé par Etienne des Rosaies à un correspondant de l’Elysée, le 17 mars 2011. Celui-ci écrivait :  » Le président De Decker est venu déjeuner à Paris avec Claude Guéant. Il a remis de la part de la Sûreté de l’Etat belge une fiche concernant l’individu V, souhaitant la collaboration de la DCRI (NDLR : actuelle DGSI).  » Puis concluait :  » Affaire en cours entre les deux services français et belge.  »

Ce déjeuner a bien eu lieu, le 28 février 2011, le jour même où Guéant quitte le secrétariat de l’Elysée et remplace Brice Hortefeux au ministère de l’Intérieur. L’affaire doit donc être sérieuse s’il prend le temps de manger avec De Decker. Degoul et des Rosaies se trouvent aussi à table. Quant à la fiche de l' » individu V « , dont Guéant dira plus tard ne pas se souvenir, il s’agit d’Eric Van de Weghe. Ce lobbyiste et businessman, bien connu des services de renseignement belge et français, gravite autour du trio kazakh, en particulier Alijan Ibragimov.

La cible : l’individu « V »

Que vient-il faire dans cette affaire ? Fin de l’hiver 2011, Ibragimov ne souhaite plus être représenté par Degoul et De Decker, qu’il juge visiblement trop cupides. Il se tourne vers l’avocate bruxelloise Véronique Laurent, aux exigences plus modestes, que lui recommande Van de Weghe. Panique au sein de l’équipe constituée par l’Elysée qui voit une partie de ses honoraires s’envoler. En outre, à cette époque, la procédure judiciaire Tractebel se trouve à un tournant : le 28 février 2011, la chambre du conseil de Bruxelles a décidé de renvoyer le trio devant un tribunal correctionnel. Degoul, des Rosaies et De Decker feront tout pour persuader Ibragimov de renoncer à sa nouvelle avocate. Leur tactique sera de discréditer Eric Van de Weghe.

C’est ce qui explique la démarche d’Armand De Decker à Paris, début mars 2011, comme le confirmeront plusieurs écrits de la Sûreté de l’Etat belge (VSSE) : un mail tout d’abord, du 11 avril de la même année. Selon ce courriel interne,  » De Decker est venu frapper à la porte du coordinateur national du renseignement (CNR) à l’Elysée en sa qualité de vice-président du Sénat. (…) LE (Ndlr : écrit en majuscule) message du sénateur était que la VSSE voudrait collaborer avec la DCRI concernant Eric Van de Weghe. Par conséquent, la DCRI a reçu un message du CNR, auquel elle doit maintenant répondre.  » L’entreprise insolite de De Decker porte ses fruits. Et il semble avoir ses entrées auprès du puissant Claude Guéant.

La DCRI se pliera à la requête, fouillera ses dossiers en remontant jusqu’en 1997 et se concertera avec la Sûreté de l’Etat pour établir une collaboration mutuelle. Mais elle ne trouvera aucune information récente digne d’intérêt sur  » V « , qui n’a plus fait parler de lui depuis un moment. Du côté des renseignements belges, la démarche sera tout de même jugée  » embarrassante « , lit-on dans le mail interne du 11 avril 2011. Un étonnement compréhensible vu que les deux services collaborent par ailleurs régulièrement et que le dossier  » V  » semble dormant.

Un an plus tard, en octobre 2012, à la suite des premières révélations du Canard enchaîné sur le Kazakhgate, un analyste de la Sûreté retape sur le clou. Il rédige un rapport d’une quinzaine de pages, dans lequel il revient sur la visite à Paris de De Decker. Il conclut que, vu qu’il n’y avait aucune enquête en cours sur  » V « , ni en France ni en Belgique,  » il a fallu chercher ailleurs une explication de l’intérêt d’un ministre d’Etat belge pour Van de Weghe. (…) Cela suggère que l’intervention à Paris dans le dossier Van de Weghe constitue un conflit d’intérêts « .

Et la justice belge ?

Quoi qu’il en soit, la Sûreté n’avertira pas la justice de ces curieuses manoeuvres. Sur injonction de son administrateur général, Alain Winants ? Il est significatif de constater que, lorsque celui-ci quitte son poste, fin mars 2014, pour être remplacé par Jaak Raes, une deuxième note sur le Kazakhgate est rédigée par le même analyste qui pense que la nouvelle direction pourrait être intéressée par la problématique… Ce rapport reprend les éléments de celui de 2012, mais comporte une nouvelle information de taille : Alain Winants a reçu la Légion d’honneur. La remise de sa médaille a eu lieu à l’ambassade de France, le 16 décembre 2011, en présence, entre autres, d’Armand De Decker.

Alain Winants a consulté la fiche
Alain Winants a consulté la fiche « V » à quatre reprises les jours précédant le déjeuner de De Decker avec Guéant à Paris.© THOMAS BLAIRON/BELGAIMAGE

Cette note, bouclée le 14 octobre 2014, suivra la voie hiérarchique. Jaak Raes est finalement averti en décembre et, le 19, il informe le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V). Lequel ne fera rien, ne donnera aucune injonction. De son côté, Raes, prudent, donne instruction au service d’analyse de suivre l’affaire de près. En 2015, une nouvelle note est rédigée. Elle se base sur des sources ouvertes, soit de nouveaux articles de presse belges et français qui suggèrent une ingérence de l’Elysée au niveau du fonctionnement parlementaire belge.

Plus déterminant : en 2016, le service juridique de la Sûreté de l’Etat étudie de manière approfondie le cas d’Armand De Decker et sa requête auprès du CNR Ange Mancini, à l’Elysée, pour voir s’il faut dénoncer les faits au parquet. Les juristes constatent que, si les informations transmises par la DCRI à la Sûreté belge sont exactes, De Decker est intervenu au nom de la Sûreté  » alors qu’il n’avait aucun mandat  » ni  » aucune compétence  » pour ce faire et qu’en outre, il avait  » repris ses fonctions d’avocat en juillet 2010 « . Et d’énumérer les articles du Code pénal (227bis, 246-247) et du Code judiciaire (437) sous le champ d’application desquels tombent ces faits : corruption passive, trafic d’influence…

Le service juridique estimera toutefois que cela ne doit pas faire l’objet d’une dénonciation au parquet, en vertu de l’article 29 du Code d’instruction criminelle (qui oblige tout fonctionnaire à dénoncer un crime ou délit dont il a connaissance dans l’exercice de ses fonctions). Mais il transmet tout de même les renseignements au procureur du roi de Bruxelles, Jean-Marc Meilleur, dans le cadre de l’information judiciaire déjà ouverte au parquet de Bruxelles sur De Decker. Et, le 8 avril 2016, la Sûreté envoie un courrier urgent pour en avertir le ministre Geens. Aucune enquête ne sera cependant lancée.

En avril puis en juin, Winants a été entendu deux fois par la commission d’enquête parlementaire. Il est apparu, au cours de ces auditions, que l’ancien administrateur général de la Sûreté avait consulté la fiche de  » V « , à quatre reprises, les 23 et 24 février 2011, soit quatre jours avant le déjeuner de De Decker avec Claude Guéant à Paris. Voilà ce qu’ont relevé des députés après avoir lu un rapport du Comité R (qui contrôle les services de renseignement) qui, par contre, ne dit pas si Winants a consulté d’autres fiches durant la période critique. En tout cas, selon Jaak Raes lui-même, le terme  » fiche  » serait bien spécifique à la Sûreté. Ce qui accrédite un peu plus ce que Etienne des Rosaies raconte dans son mail du 17 mars 2011.

Conclusion : malgré toutes ces informations livrées au ministère public depuis mi-2016, la justice belge ne s’est pas intéressée aux tractations suspectes d’Armand De Decker à l’Elysée, ni à la complicité éventuelle d’Alain Winants. Cela ne signifie pas qu’une enquête n’aura pas lieu. A la suite des révélations sur l’avocat général Godbille, le dossier Kazakhgate a été confié, en mars dernier, au parquet général de Mons. Lequel se montrera peut-être plus vif que celui de Bruxelles.

Quoi qu’il en soit, la justice française s’est révélée plus réactive. Nous ne savons pas si des devoirs d’enquête ont déjà été effectués. On sait juste que les magistrats de Paris n’ont pas encore adressé de demande à la commission parlementaire belge. Il faut dire qu’ici aussi le dossier Kazakhgate vient d’être confié à de nouveaux juges d’instruction qui devraient lui donner un second souffle. Précisons qu’Ange Mancini, à qui nous avons demandé des explications, nous a fait savoir qu’il n’était en rien concerné par cette affaire.

Le Kazakhgate pour les distraits

En 2010, pressé par le Kazakhstan, à qui la France voulait vendre des hélicoptères, l’Elysée de Sarkozy a chargé un de ses obscurs conseillers, Jean-François Etienne des Rosaies, et l’avocate niçoise Catherine Degoul, de trouver une solution pour que le milliardaire Patokh Chodiev et ses deux acolytes kazakhs, poursuivis dans le dossier Tractebel en Belgique, échappent à un procès. Ils se sont adjoint les services du président du Sénat Armand De Decker. Mission accomplie : le 17 juin 2011 fut signée une transaction pénale avec le parquet général de Bruxelles. Transaction rendue possible grâce à une loi providentielle votée au Parlement belge, à l’issue d’un processus parlementaire expéditif très controversé. Une enquête judiciaire a été ouverte à Paris, dès avril 2012 et, deux bonnes années plus tard, au parquet de Bruxelles. Le Parlement belge a, de son côté, ouvert une enquête sur l’adoption de la loi sur la transaction pénale élargie, dont Chodiev a bénéficié.

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