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En Wallonie, bientôt tous piétons?

Sophie Mignon
Sophie Mignon Journaliste

A l’ère de la mobilité douce, la marche tente de se faire une petite place parmi les vélos, trottinettes électriques et autres monoroues. Tâche des plus ardues tant les obstacles sont nombreux et les aménagements manquent. Mais des solutions, et des exemples, émergent. En Wallonie aussi.

La marche représente à peine 3 % des kilomètres parcourus sur l’ensemble des trajets des Wallons. Contre 83 % pour la sacro-sainte automobile, selon les chiffres de la Région wallonne. Auteur d’une thèse sur les grands marcheurs à l’Ecole polytechnique de Lausanne, Dereck Christie estime que 22 % de la population se déplacent de porte à porte, de la maison au siège conducteur, direction le bureau, sans poser un pied dans la rue, et 12 % restent à la maison au quotidien.  » La marche est très mal distribuée dans la population, remarque ce collaborateur scientifique à l’Institut de santé globale de l’université de Genève. La plupart des trajets de marche sont de 50 à 100 mètres, souvent moins de 300 mètres. Alors que les grands marcheurs font plus de cinq kilomètres à l’extérieur des bâtiments la majorité des jours de la semaine, ce qui équivaut aux 10 000 pas recommandés en matière de santé publique, 38 % de la population ne marche pas du tout dans l’espace public un jour donné.  »

Mais pourquoi un tel désintérêt wallon pour le mode de déplacement le plus doux ? Fainéantise ? Manque de temps ? Obstacles trop nombreux ? Et surtout, comment aider les Wallons à mettre un pied devant l’autre ? Car le Wallon est marcheur :  » Oui, pour des sorties, des balades, observe Boris Nasdrovisky, directeur de l’association Sentiers.be récemment renommée Tous à pied pour élargir son champ d’action à la promotion de la marche comme mode de déplacement. Mais ça reste plutôt un loisir. Pourtant, si on fait cinq kilomètres le week-end dans les bois, pourquoi ne pas aller chercher sa baguette à pied ?  »

Jenny Leuba, de Mobilité piétonne Suisse :
Jenny Leuba, de Mobilité piétonne Suisse : « La sédentarité est la cigarette du xxie siècle. »© DR

Pas moraliser, mais stimuler

C’est là qu’est le noeud du problème : le comportement.  » Il ne faut pas espérer que les gens marchent pour l’environnement, lançait Derek Christie lors du colloque « Wallonie piétonne » organisé par Tous à pied en octobre dernier. Souvent, il y a un côté très individualiste à la marche. Un grand marcheur a commencé après avoir reçu un podomètre à Noël, un autre avait arrêté la voiture pour le vélo, puis le vélo pour les transports publics pour finir par ne plus employer que la marche. Il y a un plaisir et un bien-être qui se développent plutôt qu’une réflexion sur la santé.  »

Pour Jenny Leuba, chez Mobilité piétonne Suisse,  » la sédentarité est la cigarette du xxie siècle « . Alors, il faut copier les campagnes antitabac, poursuit Derek Christie. Sensibiliser de l’intérieur, en généralisant le podomètre, ce gadget qui compte les pas de son propriétaire et les félicite lorsqu’il atteint son objectif quotidien – et ça marche. Encourager de l’extérieur, aussi. Avec des autoroutes piétonnes à la campagne, balisées de panneaux de marche indiquant les distances, similaires à ceux des villes.

Ça, ce sont les bases. Auxquelles s’ajoutent des nuances.  » La façon d’utiliser la ville n’est pas la même pour les femmes et les hommes, signale Laura Chaumont, politologue au sein de l’association Garance, chargée de sensibiliser les communes aux besoins des femmes et des filles lors d’aménagements de l’espace public. Quand on est, comme 80 % des familles monoparentales, une mère célibataire et qu’on a trois enfants, pas facile de marcher.  » Selon Laura Chaumont, les femmes marcheront davantage si on crée de  » vrais espaces égalitaires « , si ceux  » qui construisent la ville, des hommes blancs, éduqués, d’un certain âge, et qui la construisent comme ils la vivent  » prennent en compte tous les citoyens. Les plus de 55 ans, les moins de 16 ans, les personnes qui ne parlent pas français, les transgenres, les étudiants, les travailleurs du sexe…  » Ce sont des personnes que l’on a amenées à regarder l’espace public et à l’interroger, relève Laura Chaumont. « Je ne vais pas là, pourquoi ? » Parce qu’il y a un recoin angoissant, une lumière pas homogène, un trottoir trop étroit pour un caddie, une poussette, une chaise roulante.  »

Pédibus : un système de ramassage scolaire où le moyen de locomotion est la marche à pied.
Pédibus : un système de ramassage scolaire où le moyen de locomotion est la marche à pied.© JEAN LOUIS PRADELS/BELGAIMAGE

Des sentiers en or

La ville, les villages, les routes doivent se penser du point de vue des piétons et piétonnes. Et s’aménager de la sorte. Offrir des chemins où marcher en sécurité, sans se salir, faire des pauses sur des bancs ponctuant le trajet et s’aider d’une main courante, avec accès à des toilettes publiques. A Chaudfontaine, chemins bétonnés et sentiers herbeux, venelles et Ravel constituent un réseau de mobilité douce de 45 kilomètres. De couleur jaune, les voies piétonnes sillonnent la campagne, à quelques mètres des routes, longent les jardins et les champs, sans aucun détour. Véritables itinéraires bis, plus sécurisés que des trottoirs et mieux adaptés aux vélos, qu’empruntent les élèves et leurs parents rentrant à pied de l’école de Beaufays.

A la manoeuvre, Stéphan Poncelet est écoconseiller et conseiller en mobilité au sein de la commune liégeoise. Grâce à lui, le chemin de béton coloré derrière les nouvelles résidences et le récent supermarché de la Voie de l’Air pur a été construit à charge urbanistique des promoteurs.  » Les immeubles à appartements ont cédé le terrain pour la mobilité douce, précise-t-il, bottines lacées sur le tronçon flambant neuf. Et c’était dans les conditions de permis pour la grande surface.  » Avec certains propriétaires privés, le fonctionnaire a accepté le placement d’une haie aux frais de la commune en échange d’une bande de terre où faire courir le sentier. Des bancs et des lampadaires seront installés pour le confort des personnes âgées et à mobilité réduite et pour le sentiment de sécurité de tous.

C’est ce long chemin continu clairement balisé desservant école, commerces et quartiers qui a valu en septembre dernier à Chaudfontaine le label  » commune pédestre « , remporté également par 37 autres communes wallonnes, ainsi que le premier prix de la Basket d’or. Un prix qui est une reconnaissance du travail fourni par la commune où  » il y a une vraie volonté politique  » en la matière, se réjouit Stéphan Poncelet, manteau de travail bleu marine et moustache fine, sur le chemin séparant le quartier commercial et résidentiel de la vaste vallée rurale.

Après avoir répondu à un appel à candidature lancé par la Région wallonne et l’asbl Tous à pied, Chaudfontaine est devenue en 2011 une des communes pilotes pour développer un réseau communal de mobilité douce. Avec 11 000 euros de subventions, elle a recensé 170 km de chemins vicinaux et identifié les bassins de vie et pôles d’attractivité de son territoire. Pour déterminer les endroits à relier, les chemins impraticables à bétonner et les aménagements à apporter. Depuis, à chaque nouveau chantier, le conseiller en mobilité est là pour demander un trottoir plus large, des arceaux à vélos pour de futurs logements ou un morceau de terrain pour tracer un sentier. D’ailleurs, la commune n’a pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin : elle va lancer sous peu les travaux du chemin arrivant aux abords de l’école de Beaufays d’ici à la rentrée scolaire et relier, pour 2020, ce fameux sentier qui lui a valu la Basket d’or au village d’Embourg, en contrebas. Là aussi, en se faisant céder de petites bandes de champ ou de propriété privée pour, de l’école de Beaufays, rejoindre le chemin de ronde de l’ancien fort et le centre de l’entité voisine. Ce qui est primordial, pour Stéphan Poncelet, c’est  » une continuité dans le trajet « .

Frédéric Héran, maître de conférences à l'université de Lille 1.
Frédéric Héran, maître de conférences à l’université de Lille 1.© DR

La ville semée d’embûches

Le dernier obstacle à la marche est physique : ce sont toutes les coupures qui hachent les villes et les paysages, fait remarquer Frédéric Héran, maître de conférences à l’université de Lille 1. Infrastructures de transports, grand îlot bâti, chancre, autoroute, fleuve mais aussi traversée d’une voirie en deux temps à cause de feux de circulation trop lents, chemins ravagés par des engins agricoles, absence de trottoirs… Nombreuses sont les barrières et entraves qui poussent les piétons à faire des détours ou leur font perdre du temps, qui séparent les quartiers ou les communautés et qui, à long terme, amènent à une plus grande utilisation de la voiture. La meilleure solution pour réaliser des traits d’union est de  » développer un savoir urbain avec les gens, d’identifier les points sensibles avec les habitants « , propose Pavel Kunysz, animateur au sein de l’asbl Urbagora qui interroge les questions urbaines.  » C’est comme ça qu’on apprend qu’un riverain a un chouette chemin près de chez lui mais qu’il n’ose pas y aller parce qu’il y a une barrière ou parce qu’il ne sait pas si c’est public ou privé.  »

Marcher dans l’espace public, c’est donc bien plus que mettre un pied devant l’autre. Plus qu’un trottoir large et lisse.  » Si la commune a aménagé un trottoir de 3 mètres de largeur mais qu’il y a un grand mur imposant ou des odeurs nauséabondes, elle a raté le coche de la marchabilité, épingle Boris Nasdrovisky. Marchabilité qui est peut être rétablie en installant des caméras ou en peignant une grande fresque, par exemple.  » Or, comme l’a souligné l’OCDE dans un rapport en 2010,  » la marche peut largement contribuer aux grands programmes publics de développement durable et doit occuper une place centrale dans les politiques de transport « .

Il faut offrir des chemins bien balisés, où marcher en toute sécurité.
Il faut offrir des chemins bien balisés, où marcher en toute sécurité.© PHOTO EDA

De bonnes habitudes dès la petite enfance

Dans le cadre de son projet de mobilité Fast (fluidité, accessibilité, sécurité, santé, transfert modal), la Région wallonne souhaite faire grimper, d’ici à 2030, la marche de 3 % des trajets en kilomètres parcourus à 5 %. Et le vélo de 1 à 5 %, entre autres. Histoire de faire chuter la voiture de 83 à 60 %. Pour les piétons, trois types d’actions sont prévues : la sensibilisation en matière de santé, l’accompagnement, comme l’usage du Pédibus (un système de ramassage scolaire où le moyen de locomotion est la marche à pied) pour donner de bonnes habitudes dès la petite enfance, et les infrastructures, avec notamment l’aménagement des cheminements piétons dans un rayon de 700 mètres autour des lieux de vie ou l’amélioration d’au moins 50 % des rues et places dans les quartiers densément peuplés. Adoptée le 9 mai par le gouvernement sortant, une Stratégie régionale de mobilité (SRM) définit la manière d’atteindre les objectifs du projet Fast, comme via le développement de  » l’intermodalité pour optimiser la continuité des chaînes de déplacement  » et  » l’accompagnement efficace de la transformation des comportements « . Plus de 1,5 milliard d’euros seront consacrés au plan Mobilité et infrastructures 2019-2024 adopté en avril dernier, dont 792 millions d’euros pour les routes secondaires et les aménagements cyclo-piétons, pour faciliter et sécuriser leurs trajets.

Dernier argument en faveur de la marche :  » La flânerie, s’enthousiame Boris Nasdrovisky. Aller à pied à la gare plutôt qu’en voiture peut prendre vingt minutes de plus mais il y a aussi un côté agréable. On sort du travail, on se pose, on fait du sport, on prend une bonne bouffée d’oxygène.  » Un moment suspendu dans une vie souvent vécue à mille à l’heure.

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