Emmanuel André lors d'une conférence de presse du centre de crise. © belga

Emmanuel André et Marius Gilbert racontent trois mois de crise sanitaire: « La transparence est essentielle »

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

En quelques semaines, les experts sont devenus des personnages centraux de la vie publique. Deux d’entre eux commentent les résultats de notre sondage et racontent, de leur point de vue, ces trois mois de crise sanitaire.

Sans précédent, la situation l’est tout autant pour les scientifiques. Jamais, ces  » rats de laboratoire « , comme se définit lui-même Emmanuel André, ne sont intervenus à ce point dans le champ public. Jamais, ils ne se sont adressés directement aux citoyens. Là-dessus, le millier de Belges que Le Vif/L’Express a interrogés est presque unanime : les voir sortir de leurs labos et investir l’agora est en phase avec leurs demandes de réponses à la crise. Preuve du degré de crédit accordé aux experts, la réponse à la question  » Est-il bien que les politiques aient parfois ignoré l’avis des experts scientifiques ?  » Les sondés désapprouvent farouchement cette option. Ainsi, 57,5 % se disent  » pas du tout d’accord  » ou  » plutôt pas d’accord « , et 28 %  » ni d’accord ni pas d’accord « . A peine 14,5 % s’estiment  » tout à fait d’accord  » ou  » plutôt d’accord « . Les résultats à l’affirmation  » Même après la crise, les politiques devraient continuer à écouter les experts plus souvent  » se révèlent plus nets encore : 82, 8 % des répondants se déclarent  » tout à fait d’accord  » ou  » plutôt d’accord « .

Une nouvelle synergie a vu le jour, permettant de relier les avis scientifiques aux décisions politiques.

A la lumière de ces deux éléments, les chercheurs et les scientifiques, censés incarner la rigueur et l’exactitude, bénéficient clairement d’une meilleure estime. Il est probable que les couacs sur les masques, la pénurie de tests, etc., ont eu des effets délétères.  » La population est très critique par rapport au politique car il y a une relation de redevabilité évidente, commente Emmanuel André, médecin microbiologiste à la KULeuven. Cette notion de redevabilité envers la société existe moins pour les scientifiques. Ils sont, dès lors, aussi moins exposés aux critiques, comme cela transparaît dans les résultats du sondage.  »

Tous ces experts vivaient dans un anonymat relatif et la reconnaissance de leurs pairs leur suffisait amplement. Mais les voici désormais devenus des figures médiatiques. L’enquête place Emmanuel André en tête des académiques les plus appréciés, suivi de Marius Gilbert, épidémiologiste à l’ULB, et d’Yves Van Laethem, infectiologue au CHU Saint-Pierre et porte-parole interfédéral depuis le 27 avril. Concrètement, Emmanuel André recueille l’adhésion de 78,1 % des francophones et Marius Gilbert, de 66,6 % d’entre eux.

Le 24 avril, le premier a quitté le poste de porte-parole interfédéral, occupé depuis le 13 mars, pour coordonner le système de testing et le suivi des contacts. Une mission à laquelle il a mis fin le 8 juin. Très présent dans les médias depuis la mi-mars, le second a intégré, le 6 avril dernier, le groupe d’experts chargé d’éclairer l’exécutif sur la levée du confinement (GEES). Un chiffre qui fait plaisir, mais qui n’est pas une fin en soi.  » Autant pour un politique, qui se situe dans une logique d’élections, la notoriété se veut déterminante, autant pour un scientifique, elle n’est pas vraiment recherchée. Elle ne vient que par la force des choses, les explications proposées sont claires et convaincantes « , avance celui qui dirige le laboratoire d’épidémiologie spatiale à l’ULB.  » Il faut regarder le résultat de ce sondage comme le reflet de la qualité des gens qui m’entourent « , considère Emmanuel André. Lui refuse l’étiquette d' » expert « , pour laquelle il dit avoir une  » méfiance naturelle, particulièrement dans le cadre de cette épidémie où nous ne savons encore que peu de choses « . Il perçoit son rôle d’académique comme  » quelqu’un qui met ses compétences, ses moyens techniques et son réseau de collaborateurs au service de la société « .  » Quelle que soit la discipline, le rôle d’un expert est de formuler des avis, de fournir une information pointue, une grille de lecture aux politiques, qui écoutent mais qui n’écoutent pas aveuglement, poursuit son collègue. Et, c’est bien ainsi en démocratie ! Je n’ai pas de légitimité démocratique.  »

Caution, boussole, thermomètre… Le Vif/L’Express a interrogé ces scientifiques sur la nature de leurs rapports avec le politique, l’exécutif, les ministres. Ils la résument en une formule : les scientifiques conseillent et, à la fin, c’est toujours les politiques qui tranchent. Autrement dit, la vie politique continue malgré la crise. La responsabilité politique, elle, ne se partage pas, ne se délègue pas. Ainsi, depuis le début de leur désignation, les membres du GEES ont insisté pour que leur avis et leurs rapports, écrits, soient rendus publics, après avoir été transmis aux politiques – rédigés en anglais, sous la direction de sa présidente, Erika Vlieghe, ils sont consultables depuis le 8 juin.  » Pour ma part, je trouve cette transparence essentielle. Les citoyens peuvent objectiver le fait que chacun est dans son rôle, que les experts travaillent de façon indépendante et que les politiques n’ont pas systématiquement suivi ce qu’il y avait dans nos rapports « , indique Marius Gilbert. Qui ajoute, qu’à titre personnel, il serait favorable à un autre organe, celui-là venant totalement de la société civile, non pas d’experts.

Yves Van Laethem, infectiologue et porte-parole interfédéral.
Yves Van Laethem, infectiologue et porte-parole interfédéral.© reporters

Tensions et divergences

Car c’est une menace, un risque permanent qui plane sur tout expert : celui d’être utilisé comme paravent. Les scientifiques ne le confirment pas si ouvertement, mais ils ont peu apprécié que le gouvernement fédéral ait tenté de s’appuyer sur eux pour justifier des décisions politiques, se sentant par là même un rien instrumentalisés. Du coup, il y a eu évidemment quelques divergences, scientifiques et politiques se sont parfois opposés. On se souvient, par exemple, de la tension née autour de la réouverture générale des commerces le 11 mai dernier. Une décision prise à rebours des recommandations du conseil scientifique. C’était trop tôt pour les experts, qui proposaient le 18, quand les fédérations de commerçants voulaient redémarrer le 4. Pour les scientifiques, il s’agissait de maîtriser le risque sanitaire. D’où un intervalle de deux semaines entre les différentes phases de la levée du confinement. Le Conseil national de sécurité (CNS) a décidé, lui, de resserrer le calendrier en ajoutant la date du 11. Et lorsque le sujet des retrouvailles familiales est arrivé, les experts ont dit non, jugeant que l’on en faisait déjà bien assez avec les magasins. Ils qualifient le choix du 11 de  » décision politique « , et non sanitaire. Une manière de renvoyer la seule responsabilité au pouvoir.  » Ma position a toujours été : si le politique souhaite aller plus loin, c’est évidemment son droit, mais alors c’est lui qui doit assumer cette prise de risque, en investissant dans des filets de sécurité « , réagit le Pr Emmanuel André.  » Les décideurs politiques répètent à l’envi qu’ils suivent nos recommandations. Cela doit être nuancé. Le CNS prend ses décisions et le plan de déconfinement ne correspond que partiellement à celui que nous avions préconisé, répond Marius Gilbert. En définitive, ce qui compte, c’est que chacun puisse dormir avec ce qu’il a fait.  »

Leur a-t-on reproché de commenter eux-mêmes dans les médias les décisions prises, alors que persistait la défiance de l’opinion envers un exécutif qui peinait parfois à répondre aux procès en impréparation ? Les déclarations publiques des figures du GEES ont-elles fait l’objet d’un pacte de non-agression entre la Première ministre, Sophie Wilmès, et sa présidente, Erika Vlieghe, comme l’écrivait Le Soir du 27 avril ?  » Jamais, affirme l’épidémiologiste, qui insiste sur le dialogue permanent. Jamais il ne m’a été formulé de reproches et nous sommes plusieurs à avoir exprimé nos désaccords.  »

Un risque permanent plane sur tout expert : celui d’être utilisé comme paravent.

On pourrait même dire que les experts se sont affranchis de la tutelle politique. Ainsi Marius Gilbert reconnaissait qu’au début de sa mission, lors de ses rencontres avec le kern ou en face à face avec Sophie Wilmès, sa parole était  » plus timorée  » qu’au sein du GEES.  » Parce qu’un autre danger que peut rencontrer le scientifique, c’est le côté intimidant du pouvoir. Cela ne joue pas sur le fond de nos propos, mais sur la manière dont on amène les éléments. On tourne un peu autour du pot, on n’appelle pas un chat un chat… Mais, désormais, nos prises de parole sont plus franches.  »

Sondage « Les Belges jugent la crise »Le Vif480459YouTube344360

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Au point parfois d’être sortis de leur rôle, de s’être trop avancés, trompés ? Les experts du GEES n’ont jamais reçu de document définissant leur rôle. Ils assurent cependant rendre des avis  » en toute indépendance « .  » J’ai utilisé comme balises les limites de mes compétences, ma liberté académique et ma liberté d’expression, détaille Emmanuel André. Et choisir quand on trouve opportun de formuler des critiques et éviter de tomber dans le jeu du sensationnel, c’est aussi être indépendant.  » Dans son cas, le Pr Marius Gilbert estime que les piliers de la communauté scientifique lui servent de garde-fous : ses valeurs d’éthique et d’honnêteté, qui impliquent une remise en cause perpétuelle et une absence de parti pris ; et l’examen, l’évaluation par ses pairs, qui ne sont pas associés au sein du comité d’experts.  » Ce que je dis peut à tout moment être infirmé par un confrère.  »

Marius Gilbert, épidémiologiste à l'ULB.
Marius Gilbert, épidémiologiste à l’ULB.© belgaimage

Ensuite, les scientifiques désignés au sein du GEES sont  » juste  » des experts parmi d’autres. Ce que pointe d’ailleurs Marius Gilbert, soulignant que sur de très nombreux dossiers, à l’exemple du traçage digital, des scientifiques de renommée mondiale ne sont aucunement consultés.

Un autre reproche parfois formulé à l’égard de l’expert se trouve dans sa vision unilatérale. Un épidémiologiste, un virologue luttent contre une épidémie et ça n’en fait pas une politique sanitaire. A l’inverse, le politique est engagé par des contraintes, des pressions autres, économiques, sociales, morales… Pour Marius Gilbert, cela dépend de chacun.  » Certains s’expriment à partir d’une seule dimension, du point de vue de leur seule expertise. Raison pour laquelle le GEES s’est voulu pluri- disciplinaire. Mais ce n’est pas ma pratique. Les prescriptions de « ceux qui savent » ne suffisent pas à entraîner l’adhésion de tous les citoyens. Le critère essentiel pour qu’une mesure de santé publique soit suivie reste son acceptation par la population.  »

Une nouvelle synergie ?

Effet inattendu du virus, les scientifiques dont les noms figurent dans notre sondage ont été poussés sur le devant de la scène. Leur présence est-elle appelée à durer, à instaurer un nouvel équilibre entre l’expertise scientifique et le pouvoir politique ? De nombreux contacts informels existent, et des scientifiques sont de temps à autre auditionnés dans les parlements. Le recours aux experts n’est pas neuf. Mais, jamais, tant la peur et la sanction sont immédiates, les politiques n’ont dépendu des scientifiques dans leurs choix – d’autant que les premiers font très souvent preuve d’une méconnaissance en matières scientifiques et médicales. Ce fonctionnement perdurera-t-il au-delà de la crise sanitaire ?  » C’est possible. Je ne l’évalue pas encore. C’est vrai, je ressens beaucoup de sympathie. J’espère contribuer à restaurer la confiance des citoyens dans la science et montrer son utilité « , avance Marius Gilbert. L’analogie avec la question du changement climatique semble le faire cependant douter.  » Ces experts sont mal perçus, parce qu’annonciateurs de mauvaises nouvelles.  »

Reste que face à une crise exceptionnelle, une nouvelle chaîne, une nouvelle synergie a vu le jour, permettant de relier les avis scientifiques aux décisions politiques. Pour autant, la Belgique n’a pas pour coutume de s’appuyer sur une expertise scientifique pour poser ses choix, d’instruire scientifiquement les décisions avant de le prendre.  » Ce n’est pas d’expertise dont nous manquons ; la Belgique est un pays qui possède des experts de niveau mondial « , plaide Emmanuel André. Il manque un chaînon, un rapport continu avec la science. Ainsi, au Royaume-Uni, il existe un conseiller scientifique en chef ( chief scientific advisor) du gouvernement. Depuis 2011, chaque ministère britannique a son propre conseiller scientifique en chef. La France dispose d’un Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. L’Allemagne, encore, possède une structure collégiale d’expertise scientifique indépendante, formée de six experts, et qui, chaque année, remet à la chancelière un rapport sur les grandes évolutions de la recherche, de l’innovation et de la technologie. Chez nous, là où sont consultés des scientifiques, ils figurent aux côtés de patrons, de délégués syndicaux, de représentants d’associations…

Les tensions entre scientifiques peuvent être aussi vives qu’entre les politiques. Mais ce ne sont pas eux qui sont attendus au tournant.

Aucune raison d’aller plus loin

Aujourd’hui, les dix membres du GEES sont attendus sur deux sujets : les filets permettant de gérer une reprise épidémique et la rentrée de septembre. A ce jour, le premier sujet continue à les inquiéter, vivement. Ils estiment que la capacité de réponse (testing des personnes infectées, identification de leurs contacts, isolement des contaminés) tarde à devenir opérationnelle. Poursuivront-ils leurs travaux au-delà de l’été ? Les membres rappellent volontiers qu’il n’existe aucune raison d’aller plus loin. En septembre, donc. Emmanuel André, lui, a renoncé, le 8 juin, à son poste de coordinateur des opérations de traçage du virus. Quelques jours avant sa démission, il esquissait, pour Le Vif/L’Express, son souhait de  » retourner dans son laboratoire, d’analyser à tête reposée ce qu’il s’est passé, de partager son expérience et de se remettre au travail… et de ne pas revenir trop vite sur le devant de la scène !  »

Emmanuel André, microbiologiste, a renoncé, le 8 juin, à son poste de coordinateur des opérations du traçage du virus.
Emmanuel André, microbiologiste, a renoncé, le 8 juin, à son poste de coordinateur des opérations du traçage du virus.© belgaimage

Récemment, le microbiologiste avait émis des critiques à l’encontre de groupes d’experts en charge de la gestion de la crise (composés notamment de médecins épidémiologistes de Sciensano, des autorités sanitaires de l’Etat fédéral et des entités fédérées et d’experts possédant des connaissances spécifiques du risque sanitaire) : à propos des masques, des tests de première ligne, mais aussi du peu d’investissement dans le traçage, il avait qualifié leur attitude de  » conservatrice « . Ce qui fait dire à d’aucuns, politiques, que les tensions entre scientifiques peuvent être aussi vives qu’entre les politiques. Oui, mais ce ne sont pas eux qui sont attendus au tournant.

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