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Droit de grève : pourquoi tant de haine ?

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Arrêter le travail pour défendre des droits passe de plus en plus mal la rampe. Pourtant,  » la grève est toujours un appel à l’aide « , plaide la politologue Corinne Gobin (ULB). Le Vif/L’Express sonde les ressorts d’une disgrâce.

Est-ce un temps à ne plus mettre un gréviste dehors ? Nouvel élément de réponse ce 24 juin, jour de débrayage général décrété par la seule FGTB, sans trop savoir si des militants des syndicats chrétien et libéral embraieront.

Certitude en revanche : cela va encore jaser et râler sec au volant, au bureau, au comptoir et sur les réseaux sociaux. On croit voir des bras qui se croisent un peu trop facilement, des arrêts de travail qui se décrètent pour tout et surtout pour rien. On s’insurge même d’un savoir-faire wallon dans l’irresponsable défense de privilèges d’un autre âge. La grève ? Un abcès de fixation. Une source croissante d’irritation doublée d’une envie pressante chez certains de vouloir la recadrer ou l’encadrer à coup de service minimum. Peut-être dans le secret espoir de la rendre inoffensive.

Le réquisitoire est dressé, le procès en cours. « Dans les prises de position politiques, dans la communication des organisations patronales, à travers la presse ou sur les réseaux sociaux, les dénonciations du recours à la grève se sont multipliées et intensifiées », observe le collectif Iannis Gracos ou « Groupe d’analyse des conflits sociaux. » (1)

Ou comment un droit conquis de haute lutte, dans le sang, la sueur et les larmes (1886, première grève générale : quatorze morts) semble bien mal vieillir, au point de paraître tomber en disgrâce. Victime d’une overdose ? Les statistiques épluchées par le Gracos n’accréditent pas l’impression de vivre au royaume des gréviculteurs. A observer les moyennes des dernières décennies, on a nettement moins débrayé sur la période 2010-2015 que dans les années 1960 ou 1970 .

Droit de grève : pourquoi tant de haine ?
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Même la suédoise (N-VA-MR-CD&V-Open VLD) n’aurait pas à souffrir exagérément de ce prétendu « mal du pays ». 2015 et ses 207 563 jours de grève comptabilisés est très loin d’avoir égalé le grand cru que fut 2014 (760 297 jours). Et si la Wallonie recensait l’an dernier deux fois plus de grèves que dans le reste du pays, la Flandre lui damait le pion en 2014 avec 100 000 jours de grève de plus qu’au sud de la frontière linguistique.

Les grèves générales courent encore moins les rues. Cinq débrayages de 24 heures à l’échelle du pays et en front commun syndical recensés depuis 1991. L’artillerie lourde ne sort des arsenaux syndicaux qu’avec parcimonie : à deux reprises contre le gel des salaires et l’introduction d’un nouvel « indice santé » en 1993, contre les restrictions aux régimes de prépensions en 2005, contre les coupes budgétaires en 2012 et novembre 2014. Avec quel retour sur investissement ? Mystère, l’analyse coût/bénéfices reste à faire. « Les grèves générales dépassent la simple symbolique et ont, en tant que forme de pression extraparlementaire, le potentiel d’influencer le processus de décision politique belge », avance le Gracos. Certains en tout cas veulent encore y croire : « L’utilisation de cette arme ne peut être jetée aux oubliettes ou qualifiée d’action collective dépassée appartenant au XIXe siècle ou au XXe siècle. De nouveaux groupes de travailleurs la redécouvrent chaque fois ». Là où d’autres sont nombreux à la clouer au pilori.

Corinne Gobin, politologue à l’ULB, spécialiste de la démocratie sociale et membre du Gracos, revient sur un des droits les plus décriés du moment.

Le droit de grève est-il en danger ou traverse-t-il simplement une mauvaise passe ?

Il est en grand danger. Parce qu’il est intrinsèquement lié à la philosophie du droit du travail qui est aussi en grand danger. La question est aujourd’hui posée : en reviendra-t-on un jour à ce que le droit de grève soit de nouveau considéré comme un délit sur le plan pénal ? Le présent est en train de rattraper l’Histoire.

Comment expliquer une telle chute de popularité ?

Nous évoluons dans un système de pensée qui nous incite toujours plus à penser de manière individuelle. C’est le règne du soi, soi, soi… A force de ramener les choses à soi, à sa performance, à sa propre compétitivité, on ne voit plus que des rapports de compétition et non de solidarité. Nos organisations du travail tendent à nous faire croire que nous sommes plus libres. En réalité nous sommes toujours plus seuls.

Le dénigrement du droit de grève ne vous étonne donc pas ?

Non, mais il est extrêmement inquiétant. Nous sommes ramenés au statut de « client-roi », ce qui est un leurre. On ne présente plus les gens que comme des consommateurs fatalement victimes d’une grève dont nous avons pourtant besoin pour protéger notre statut de producteur/travailleur, ce statut qui nous permet précisément d’être consommateur ! Cette lecture de la grève sous l’angle consumériste nous déconnecte de ce qui nous permet d’être une force dans la société. Le message ambiant essaie de nous rendre schizophrène.

Le droit de grève est accablé de lourds reproches : droit totalitaire, sans freins, dépassé, acte carrément incivique…

Ce discours est extraordinaire tant il nous ramène au XIXe siècle. On en revient, presque mot pour mot, à la grille de lecture qu’imposait alors la bourgeoisie pour expliquer faussement le monde : un individu réussit parce qu’il a tout fait pour qu’il en soit ainsi, et parce qu’il s’est distingué, il est normal qu’il ait plus de droits. Et si un individu se trouve dans la misère et la pauvreté, c’est qu’il en est responsable.

Le tour de passe-passe consiste à faire passer ce qui relève d’une blessure collective comme un acte de violence et non plus comme un acte de défense. Trouver que les syndicalistes sont des salauds et non des héros, c’est le signe qu’une société va très mal. Nous n’avons plus affaire à des grèves insurrectionnelles ! Les grèves acceptées par les syndicats se limitent à 24 heures, elles ne sont d’ailleurs pas à la mesure de la gravité de la violence sociale.

La grève n’est-elle pas toujours un échec, voire une anomalie ?

Pas du tout. Une grève est une sonnette d’alarme que l’on tire, elle est toujours un appel au secours face à une société qui se construit sur des mensonges sociaux : comme nier la violence d’une société dominée par un petit groupe d’actionnaires qui s’approprient un tiers de la richesse sans délibération collective sur son affectation ; ou bien imposer le faux discours d’une prétendue pénurie de ressources.

Il faut des exutoires collectifs pour permettre à la violence sociale de s’exprimer pacifiquement. Le droit de grève est une pierre angulaire de notre système social : sans lui, ce système s’effondre. C’est alors soit la désespérance, voire le suicide, soit des réactions individuelles plus dangereuses.

Nos sociétés au XIXe siècle étaient à la limite des guerres civiles, elles risquent fort d’y revenir. Elles sont au bord de l’explosion, dans un contexte où la population est de plus en perçue comme une charge problématique.

Opposer le droit au travail au droit à la grève, la légitimité des urnes à la loi de la rue : faux débat ?

Notre modèle social de l’après-guerre s’est construit sur une double démocratie : un adulte ne l’est vraiment que s’il est à la fois reconnu comme citoyen détenteur de droits politiques et comme producteur détenteur de droits liés au travail et notamment du droit de grève. Quand la double démocratie, celle de citoyen et celle de producteur, nous est enlevée, que reste-t-il encore ?

Une grève de cheminots, c’est une grève de travailleurs contre les travailleurs, dixit François Bellot, ministre MR de la Mobilité. Il y a du vrai dans ce qu’il dit ?

Face à une grève de transports en commun, le travailleur est effectivement embêté. Mais en tant que citoyen, il doit être conscient de cet appel au secours face au délabrement des transports publics qui finit par mettre en danger sa sécurité. Nous devons jouer avec ces deux parts de nous-même.

L’Etat, la puissance publique, est à la fois arbitre mais aussi employeur : quel camp privilégie-t-il face à la grève ?

La droitisation de la pensée politique depuis les années 1970 a pour effet que la puissance publique est en train d’oublier son rôle d’assureur public, de protecteur de la partie faible dans un rapport de forces inégalitaire. L’Etat est de moins en moins incité à trouver normal de lutter contre les atteintes au droit de grève. On ne lui demande plus d’être réglementateur mais simplement régulateur des lois du marché.

Le droit de grève conserve un allié de poids, le syndicat : cet allié est-il indéfectible ?

Le syndicat ne peut vouloir foutre le système en l’air, puisqu’il en est un des acteurs centraux. Il doit être capable de mobiliser ses troupes, juste pour faire peur, et ensuite de les rappeler à l’ordre et de verrouiller l’ensemble des débordements sociaux, pour rester crédible. Une grève non maîtrisée peut nuire aux intérêts des syndicats.

Ne faudrait-il pas sortir ce droit de grève de son statut « hors-la-loi », de la zone de non-droit dans laquelle il évoluerait ?

Il est faux de dire que le droit de grève est « hors normes ». Il est reconnu par une convention de l’Organisation internationale du travail qui reconnaît la liberté syndicale et couvre aussi l’exercice du droit de grève. Tous ceux qui veulent légiférer veulent limiter le droit de grève. Non le protéger.

La seule grève idéale serait en somme la grève qui ne dérange personne?

Bien sûr, tout comme l’hôpital idéal serait un hôpital sans malades. Sans droit de grève, nous serions démunis, réduits à l’état de petits enfants.

Au moins, l’efficacité d’une grève est-elle au rendez-vous ?

Des grèves ont été essentielles dans les transformations sociales ou dans l’octroi du suffrage universel. Ce sont les luttes collectives qui ont fait de nous des citoyens et non plus des esclaves. N’ayons pas la mémoire sociale courte. l

(1) « Grèves et conflictualité sociale en 2015 », par Iannis Gracos, CH du CRISP 2291-2292, 2016

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