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Divertissement et politique à la télé : liaisons dangereuses à la flamande

Le Vif

Des années que les femmes et hommes politiques de Flandre squattent aussi les émissions de divertissement à la télévision. Chaque fois avec succès, tant en termes d’audiences que de résultats électoraux. Côté francophone, malgré plusieurs essais, la sauce ne prend pas. Pas forcément hélas…

Annelies Van Herck, présentatrice du JT de la VRT, Pieter De Crem, ministre fédéral CD&V, et Sven Gatz, ministre flamand Open Vld, se retrouvent sur un même plateau de télévision. Débat politique prélectoral ? Pas du tout émission de divertissement. De Slimste Mens Ter Wereld, sur la chaîne privée Vier. Depuis les années 1990, les téléspectateurs flamands voient régulièrement des femmes et des hommes politiques dans ce type de cadre. Bert Anciaux, à l’époque président de la Volksunie, était l’un des précurseurs. Il n’hésitait pas à raconter sa vie privée dans les magazines people comme Dag Allemaal.

Inviter des politiques au même titre que d’autres personnalités médiatiques dans des émissions de divertissement est un phénomène typiquement flamand. Quiz, jeux, talkshows… les formats ne manquent pas. « Les politiques flamands sont devenus des vedettes au même titre que des chanteurs ou acteurs », commente Paul Jambers, journaliste connu de la télévision flamande.

Quelques initiatives éphémères de ce genre ont pourtant traversé la frontière linguistique, non sans controverses. Elio Di Rupo a participé à l’émission de la RTBF 69 minutes Sans Chichis en janvier 2014. La RTBF s’est aussi directement inspirée d’une émission populaire de la VRT : Les douze travaux de Rob Vanoudenhoven pour réaliser en 1998 Les XII travaux avec Michel Daerden, alors ministre fédéral PS des Pensions. En radio, plusieurs élus, de différents partis (Georges-Louis Bouchez, Laurette Onkelinx, Christine Defraigne, Céline Frémault, Willy Borsus, Jean-Claude Marcourt, Olivier Maingain, Raoul Hedebouw, Zakia Khattabi…), ont participé ces trois dernières années à Un samedi d’enfer, sur La Première. Avant que l’émission disparaisse.

Quand la fiction flirte avec la réalité

Après les réels politiciens, place aux acteurs. Pour concevoir la série De 16 sur les coulisses de la Rue de la loi, Wouter Verschelden, s’est inspiré de séries britanniques telles que Yes, Prime Minister. Le rédacteur en chef du site Newsmonkey considère l’humour comme une sorte de thérapie pour adoucir la dureté de la politique : « J’ai vu plein de collègues devenir très cyniques dans le journalisme, mais aussi dans la politique. Leurs pensées étaient tellement noires qu’il fallait de l’humour » pour y survivre.

Les fictions politiques sont légion en Flandre. La semaine avant les élections communales de 2012 et les fédérales de 2014, VTM a diffusé respectivement Deadline 14/10 et Deadline 25/05. La première saison se déroule dans le cadre des élections communales à Anvers, où un homme politique populaire de droite affronte le bourgmestre sortant. Bon nombre d’observateurs estiment que ces personnages ressemblaient à Bart De Wever et au socialiste Patrick Janssens, ce qui aurait influencé la bataille électorale. Dont le vainqueur fut le leader de la N-VA.

Réduire le fossé entre politiques et citoyens

Dans un autre style, Paul Jambers a réalisé des émissions de « human interest » dans lesquelles les politiques jouent un rôle central. La place est aux émotions. En 2014, il a suivi les têtes de liste des partis flamands pendant trois mois de campagne dans le cadre de Jambers in de politiek. Chez eux, en vacances, au bureau… Les téléspectateurs peuvent découvrir comment les dirigeants politiques vivent en coulisse.

Quatre ans plus tard, rebelote, mais cette fois-ci, pour les élections communales à Anvers. En 2018 aussi Paul Jambers est le seul journaliste à pouvoir suivre les moindres faits et gestes de Bart De Wever pendant toute la journée de l’élection d’octobre. Réuni avec les cadors du parti dans un « local secret », le bourgmestre d’Anvers et président du premier parti de Flandre et de Belgique y a déclaré en avoir marre de la confrontation avec la gauche et opter pour la « réconciliation ». Avec une courte majorité de 28 sièges sur 55 dans la Métropole, Bart De Wever se rendait compte de la fragilité de sa coalition avec le CD&V et l’Open VLD.

Pour Wouter Verschelden, il est clair que le leader de la N-VA s’est livré à une performance théâtrale : « Il a instrumentalisé Paul Jambers pour envoyer un message clair. Jambers le sait très bien, mais il est content, car son émission devient un élément déterminant dans la politique. »

Le journaliste de VTM explique quant à lui qu’il souhaite réduire le fossé entre politiques et citoyens. « Évidemment que les images que je montre vont aussi influencer les électeurs. Ils peuvent ainsi utiliser toutes les informations disponibles pour déterminer leur choix électoral. »

Marie-Rose Morel et le cordon sanitaire

Les représentants de tous les partis flamands ont participé à des émissions de divertissement. Tous ? Sauf le Vlaams Belang (VB). Contrairement aux émissions d’information, le cordon sanitaire tient encore (relativement) bien le coup dans les programmes de divertissement. Pour Wouter Verschelden, ce choix n’est pas du tout innocent : « Pourquoi donne-t-on l’occasion à Bart De Wever de devenir l’homme politique le plus sympa de Flandre ? Mais pas à Filip De Winter (NDLR : l’un des dirigeants du parti d’extrême droite)? C’était un vrai débat à l’époque. Le VB enrageait de ne pas être invité sur les plateaux. Maintenant, cela fait plus de dix ans que ça dure. »

Le cordon a tout de même rompu, une fois. C’était avec Marie-Rose Morel, proche de Bart De Wever qui était d’abord à la N-VA avant de passer au Vlaams Belang. « Elle a été invitée dans différentes émissions de divertissement parce qu’elle semblait moins radicale. Elle était parfois en conflit avec des personnes comme Filip De Winter, symbole de la ligne radicale du VB », explique le docteur en sciences politiques Dave Sinardet.

L’ironie de la N-VA

La N-VA a été fondée sous le gouvernement arc-en-ciel, en 2001. A cette époque, le socialiste flamand Steve Stevaert était l’une des personnalités politiques les plus médiatisées – il a même écrit des livres de cuisine. Au départ, le parti nationaliste s’est opposé à la culture des politiques qui deviennent des célébrités, des « BV » (pour Bekende Vlamingen). Geert Bourgeois, alors ministre flamand des Médias, a même appelé les députés à ne pas participer à des émissions de divertissement.

A ce moment-là, personne n’aurait pu imaginer que Bart De Wever deviendrait célèbre dans toute la Flandre quelques années plus tard grâce au jeu télévisé De Slimste Mens, ni qu’il ferait la couverture de P-Magazine avec sa main sur l’épaule de Miss Belgique. « Bart De Wever est en quelque sorte devenu un Bert Anciaux 2.0 », commente Dave Sinardet.

Pour Wouter Verschelden, les médias ne se rendent pas toujours compte de l’impact électoral que peuvent avoir leurs choix : « Si les réalisateurs du Slimste Mens savaient qu’en invitant De Wever, ils allaient contribuer à ce qu’il devienne l’homme le plus populaire de Flandre, je pense qu’ils auraient réfléchi deux fois avant de l’inviter. Non ? »

Aubry Touriel

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