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Didier Viviers: « Il faut garder les statues de Léopold II »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Rénové en profondeur, le musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren rouvre ses portes le 8 décembre. Le secrétaire perpétuel de l’Académie royale, historien de l’art, dit pourquoi il est indispensable de conserver le patrimoine. Même controversé. Seule la mise à distance du passé permet, dit-il, de construire une société de progrès.

Récemment, à la RTBF, vous avez poussé un coup de gueule contre ceux qui veulent faire disparaître les statues de Léopold II. Pourquoi?

Ces personnes partent d’un bon sentiment en proposant la disparition d’un patrimoine lié aux atrocités du passé mais, ce faisant, elles risquent d’entraîner des conséquences plus dramatiques encore que les dérives contre lesquelles elles luttent. Je suis moi aussi choqué par les actes de racisme et je trouve que notre société meurt de manque d’empathie, notamment à l’égard des migrants. Mais l’idée qu’il faudrait faire disparaître du paysage le patrimoine qui renvoie à des périodes de l’histoire où nous ne nous sommes pas bien comportés, cela me semble être une très grave erreur. Cela procède de cette tendance actuelle selon laquelle on doit avoir la même émotion à l’égard du passé qu’à l’égard du présent. Or, c’est tout l’inverse que l’Europe a construit depuis la Renaissance: il s’agit précisément de prendre une distance critique par rapport au passé. C’est cela qui a permis, à l’époque, de construire la notion de « progrès ».

En d’autres termes, le passé doit rester un héritage pour construire un meilleur avenir?

C’est une leçon. Mais il est indispensable de se libérer de son passé. Réagir dans l’émotion empêche toute critique rationnelle. Un historien doit rester froid avec son objet d’étude pour comprendre, analyser, décrire. Reprenons l’exemple des statues de Léopold II. Je ne partage pas la philosophie de son règne, mais il faut resituer cela dans le contexte du XIXe siècle. Ces statues constituent un rappel de ce qui s’est passé, c’est un support pédagogique. Si l’on considère que tout ce qui ne nous plaît pas dans le passé doit être détruit, alors chacun sera appelé à faire ses choix. Avec le risque de ne plus partager la même tradition commune de l’humanité. C’est préoccupant, car les nationalistes et les populistes pourraient choisir dans le passé ce qui les arrange dans le présent. Je suis un rationaliste, je considère que la science est universelle et qu’elle construit l’humanité. Il est essentiel de conserver cette valeur très européenne.

Je suis toujours très peiné quand le monde politique ne soutient pas ou n’estime pas la science.

Ce patrimoine litigieux doit-il être préservé, mais encadré?

Il faut le mettre à distance grâce aux commentaires de l’historien. Il y a une différence avec ces statues abattues sous le coup de l’émotion, comme c’est arrivé dans les pays d’Europe de l’Est après de la chute du communisme: ça, c’est une révolution. Je me souviens être retourné en Allemagne de l’Est après la chute du mur de Berlin et les gens regrettaient d’être orphelins d’une partie de leur histoire, même s’ils ne la partagaient pas. Prenons un autre exemple, qui concerne mon université. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’ULB décerne un doctorat honoris causa à plusieurs grandes personnalités, dont Staline. A l’époque, avec Churchill et Eisenhower, il faisait partie de ceux qui ont résisté contre le fascisme d’Hitler. Il ne faut bien sûr pas oublier les atrocités de Staline, mais ce serait du plus haut ridicule d’aller retirer a posteriori ce doctorat honoris causa. Cette décision faisait partie d’un moment de l’histoire qui explique la montée du communisme après-guerre. Cette mise à distance est fondamentale parce qu’une émotion trop grande induit une culpabilité par rapport au passé. Il faut, bien sûr, assumer ce qui a été fait, mais pas se sentir coupable des agissements de nos ancêtres. Lorsque j’exposais cela à la RTBF, un auditeur me disait se sentir mal à l’aise en passant devant une statue de Léopold II: il n’y a pas de raison.

Peut-on transposer cette réflexion à l’actualité? Et considérer que la façon dont on surréagit dans des questions relatives à la crise des migrants ou à la résurgence du racisme peut provoquer des réactions contraires à ce que l’on souhaite. Parce que cela culpabilise ceux qui dérapent…

Je suis assez d’accord avec votre constat, mais il faut aussi souligner que ces réactions indignées sont une riposte à la banalisation d’un discours, et ce jusqu’au sommet de l’Etat: on ne peut pas tolérer tout ce que Theo Francken exprime. Je suis sur la même longueur d’onde que mon prédécesseur, Hervé Hasquin, qui comparait l’attitude de la Belgique dans le dossier des Soudanais au régime de Vichy. Quand Donald Trump assène en permanence des clichés au sujet des femmes, des Noirs et des minorités, rappelons qu’il est le président des Etats-Unis: si lui peut le dire, n’importe qui peut le dire.

Mais on a beau dénoncer les excès de Trump, cela semble renforcer ses partisans…

Nous sommes sur la défensive, ce qui fait notre faiblesse. Nous devrions avoir un discours plus intelligent, positif, porteur de projets. Il ne faut pas dire que « ce n’est pas bien d’avoir peur de la migration », il faut affirmer que « la migration est un facteur de développement considérable » et le démontrer historiquement. Les Pays-Bas ne se seraient pas développés au XVIIe siècle sans une importante migration de protestants à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, en France. Proportionnellement, ils étaient bien plus nombreux que les migrants actuels. Mettons en avant les aspects positifs. Quand j’étais recteur de l’ULB, lors de la crise des migrants, j’ai proposé d’ouvrir dix chaires pour accueillir des scientifiques du Proche-Orient. Il faut se battre contre la banalisation du repli sur soi, mais il faut aussi offrir en retour un discours positif, qui protège.

« Faire disparaître du paysage le patrimoine qui renvoie à des périodes de l’histoire où nous ne nous sommes pas bien comportés me semble être une très grave erreur. »© WIKTOR DABKOWSKI/BELGAIMAGE

Parce qu’on a peur de ce qu’on ne connaît pas…

Mais bien sûr. Dans son très beau livre Le Monstre doux, le linguiste italien Raffaele Simone rappelle que les idées d’ouverture et de générosité issues des Lumières ne sont pas a priori dans la nature humaine. Nous partons d’une idée très rousseauiste selon laquelle l’homme est bon – et d’une certaine manière, je le pense. Mais le message qui entretient les peurs est plus facile à tenir. De tous temps, les gens ont eu des craintes pour leur avenir et c’est davantage encore le cas quand notre vie est aisée. Aujourd’hui, nous avons plus à perdre qu’auparavant et nous avons donc excessivement peur.

Si l’on se met à sélectionner le patrimoine qui peut être conservé, certains pourraient être tentés, un jour, de détruire Auschwitz.

Raison de plus pour rester dans une forme de rationalité?

C’est fondamental. Les académies et les universités ont un énorme rôle à jouer pour développer des argumentaires qui touchent les gens. Elles doivent redevenir des pôles de référence. Nous en avons besoin parce qu’avec le développement des réseaux sociaux, on peut prendre ses informations partout, sans nécessairement être conscient des désinformations qui se glissent dans cette masse. Tout cela doit être un combat collectif. Voilà pourquoi je suis toujours très peiné quand le monde politique ne soutient pas ou n’estime pas la science. Le patrimoine, au coeur de cela, joue un rôle majeur parce qu’un monument constitue, lui aussi, une référence du passé. Or, le combat n’est pas gagné. Si l’on commence à sélectionner les patrimoines qui peuvent être conservés, qui me dit qu’un jour, on ne va pas fermer et détruire Auschwitz? Et certains s’en réjouiraient. Dans un contexte où l’on abat certains monuments, un gouvernement révisionniste pourrait prétendre qu’Auschwitz participait d’un grand complot pour justifier sa démolition. C’est effrayant.

Que pensez-vous de la demande de restituer des oeuvres du musée de Tervuren au Congo?

C’est un problème gigantesque et très complexe (1). Je considère que le droit doit primer. La Convention adoptée par l’Unesco en 1970 interdit le trafic d’antiquités. Donc, tout ce qui a été ravi et pillé après cette date doit être rendu aux pays d’origine. Avant, le raisonnement est plus complexe. Les patrimoines peuvent avoir été enrichis par leur voyage. Dans mon livre (2), j’ai écrit un chapitre sur les marbres d’Elgin, dérobés au Parthénon d’Athènes au début du XIXe siècle et envoyés au British Museum à Londres. Là-bas, ils ont éveillé l’attention sur l’art grec et inspiré tout le courant néoclassique européen. Une oeuvre ne s’arrête pas de vivre au moment où elle est créée. Rapatrier les oeuvres du British Museum vers le musée d’Athènes comme l’ont réclamé des responsables politiques grecs, cela ne me semble pas être une bonne idée. Il en va de même pour une pièce extraite du contexte colonial et exposée au musée de Tervuren pour expliquer – même mal… – la colonisation. C’est le rôle des historiens de l’art de donner du sens à ce que vit un objet au-delà de sa création. Si l’on renvoyait les Bruegel ou les Rubens ici, l’art flamand redeviendrait un art flamand, tout petit. Or, l’intéressant est que l’art flamand rayonne dans le monde.

Qu’en est-il des oeuvres qui ont été pillées?

Je suis toujours directeur scientifique du site de fouilles d’Apamée en Syrie, le plus ancien chantier archéologique de la Belgique à l’étranger. Il a été complètement pillé, non par Daech, mais par le régime en place. On a des photos satellite: il y a 14.000 trous. Tout cela pour que l’on puisse vendre ces pièces sur des marchés de l’art, dont le marché bruxellois. C’est un drame. Je suis viscéralement allergique à tous ces pillages. Heureusement, leur banalisation est contenue. Dans les années 1970-1980, de grands musées achetaient des pièces litigieuses. Aujourd’hui, grâce à la pression de l’Unesco, ils font attention avant de le faire. Cela permet de réguler le marché. J’espère que ce combat va être gagné. Parce que cela dépasse de loin un fait divers, il s’agit d’une question fondamentale pour l’humanité.

(1) Lire aussi notre rubrique Débats: « La restitution des oeuvres permet d’interroger le passif colonial » VS « Leur exposition en Europe en a fait des chefs-d’oeuvre universels »

(2) Usages et enjeux des patrimoines archéologiques. Entre science et politique, par Didier Viviers, éd. Académie royale de Belgique, 160 p.

Bio express

1963 Naissance, le 3 janvier, à Soignies.

1980-1991 Travaille à une thèse en histoire et archéologie consacrée aux cités crétoises des VIe et Ve siècles av. J.-C. et au développement du système civique en Grèce archaïque et classique.

1992 Chargé de cours à l’ULB, pour y enseigner l’histoire du monde grec antique et certains cours d’archéologie.

2010 Le 7 décembre, remporte les élections pour le rectorat de l’ULB face au politologue Pascal Delwit.

2017 Devient secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique.

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