Des restrictions aux voyages sans urgence épidémique? « Une dérive autoritaire très inquiétante »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Le gouvernement fédéral veut se donner les moyens de restreindre pour motifs sanitaires les voyages, hors même d’un état d’urgence épidémique. Dérive?

Retour à la vie, sans restrictions ni état d’exception. Le coronavirus ne trotte plus guère dans les têtes que comme un très mauvais souvenir. Mais le gouvernement fédéral, lui, fourbit ses armes en vue d’une prochaine tempête. La preuve par ce dispositif légal soumis en ce moment à l’appréciation des parlementaires, à l’intitulé aussi long que peut l’être une crise sanitaire: «Projet de loi concernant des mesures de police administrative en matière de restrictions de voyage et de Formulaire de Localisation du Passager et modifiant diverses dispositions relatives au Comité de sécurité de l’information.»

Ou comment se doter des moyens légaux de restreindre des voyages si une maladie infectieuse contagieuse venait à menacer la santé publique en Belgique, sans même qu’une situation d’urgence épidémique ne soit décrétée pour la cause. Ou comment se donner la capacité d’activer avec la flexibilité nécessaire le PLF, ce formulaire à compléter avant chaque voyage en livrant force informations personnelles. Ou comment, enfin, confirmer le rôle du Comité de sécurité de l’information dans le délicat traitement des données à caractère personnel.

Une dérive inquiétante

Prévenir plutôt que guérir, sage réflexe. Le Conseil d’Etat n’y a globalement rien trouvé à redire, excepté une absence de contrôle politique sur le controversé CSI, déjà pointé pour le côté nébuleux de ses prérogatives durant la crise sanitaire. Les magistrats s’y sont repris à trois fois pour amener le gouvernement à améliorer sa copie sur ce point avec, au final, cette objection, restée sans suite, que «l’avant-projet ne règle toujours pas le contrôle par l’Autorité de protection des données», gardien du respect de la vie privée. Qu’à cela ne tienne, le gouvernement ne retient, pour s’en réjouir, que la validation «de l’expérience inspirante de la pandémie de Covid-19».

Non seulement on duplique le logiciel mis en place durant la crise sanitaire mais on l’aggrave.

Inspirante, vraiment? Anne-Emmanuelle Bourgaux, spécialiste en droit constitutionnel (UMons-ULB), à qui nous avons soumis ce texte de loi en gestation, n’en a pas cru ses yeux: «Couler ainsi dans le marbre de la loi l’activation de toute une série de mesures exceptionnelles, hors d’une situation d’urgence sanitaire, traduit une dérive autoritaire très inquiétante.» Comme une confirmation, aux yeux de la juriste, du mauvais pli adopté au fil de deux ans de crise sanitaire qui ont puissamment anesthésié la vitalité démocratique. Anne-Emmanuelle Bourgaux vient d’en dresser l’inventaire (1). Les intrusions dans la vie professionnelle, sociale, affective, ont été légion sous l’empire de l’urgence sanitaire. La manière de procéder au nom de l’efficacité, par interprétation extensive et excessive de lois en vigueur, estompement répété de la norme juridique et constitutionnelle, court-circuitage des canaux de contrôle parlementaire et mise sur la touche des contre-pouvoirs, a mis à rude épreuve le respect des libertés et droits les plus fondamentaux.

«Ce qui pouvait se comprendre durant les premiers mois de la crise sanitaire», admet Anne-Emmanuelle Bourgaux, a joué les prolongations pour installer «une gestion surexécutive à plusieurs têtes. Sans contrepoids, l’Etat s’est emballé.» Du pouvoir fédéral aux autorités fédérées, aucun gouvernement n’a pu ou voulu enrayer la fuite en avant. Cinquante-cinq arrêtés successifs de «mesures urgentes», ministériels puis royaux, adoptés en deux ans ; une déferlante réglementaire, source d’une vague répressive avec 240 598 dossiers recensés au 6 juin 2021 pour infractions Covid-19, soit «plus d’un Belge sur quarante alors répertorié délinquant Corona».

Un arsenal transposable à d’autres périls

L’Etat de droit, mis sous pression, n’est sorti de l’épreuve ni grandi ni indemne. Le tout avec l’assentiment des parlementaires démissionnaires à tous les étages et qui n’auront, pointe férocement la constitutionnaliste, qu’avalisé leur «satellisation» en adoptant, à l’été 2021, une loi pandémie qui ne les remettait nullement en selle, avant qu’au printemps 2022, «magnanime, le gouvernement laisse la Chambre clôturer la gestion de crise dont elle a été largement exclue depuis deux ans».

Après le retour à l’air libre, le calme enfin revenu, le monde politique est tranquillement passé à l’ordre du jour. La loi pandémie au rapport? Son évaluation, pourtant légalement prévue, brille par sa discrétion, estime Anne-Emmanuelle Bourgaux. «Du côté fédéral, rien, ou si peu, n’a encore été dit par les autorités sur la gestion sanitaire. Un an après l’abrogation de l’état d’urgence épidémique, il est pourtant capital de vérifier si l’Etat belge n’a pas le Covid long». Comme pour lui donner raison, le gouvernement fédéral, avec sept millions d’euros à la clé, appelle les scientifiques à tirer les leçons de la gestion de la pandémie pour mieux armer le pays face à de futures crises. Rien de concret à attendre avant 2024 et un prochain gouvernement. D’ici là…

C’est du côté francophone que la constitutionnaliste détecte la persistance d’«inquiétants symptômes. Aux échelons régionaux wallon et bruxellois, les parlementaires se sont empressés d’importer le modèle surexécutif. En fait, non seulement on duplique le logiciel mis en place durant la crise sanitaire mais on l’aggrave, puisque la Région wallonne, par décret adopté en février 2022, ne pourra pas assouplir les mesures sanitaires fédérales, seulement les alourdir». Une prime, selon elle, à l’escalade dans la sévérité, un «bonus institutionnel à la restriction».

Un arsenal potentiellement limitatif de droits et de libertés se consoliderait et s’installerait ainsi, sans bruit, dans la durée. Transposable, au besoin, à des périls autres que sanitaires. A la crise climatique, annonciatrice d’«une augmentation du nombre de maladies infectieuses et de problèmes de santé», dixit Dirk Ramaekers, patron du SPF Santé publique. Qui sait, un jour, à une crise migratoire, voire institutionnelle. Anne-Emmanuelle Bourgaux frémit à la perspective de voir un jour ces outils légaux tomber entre les mains d’une extrême droite que les sondages pointent aux portes du pouvoir en Flandre et qui pourrait bien finir par y parvenir par la voie des urnes.

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