Des belges fuient les combats en 1914. © Capture d'écran YouTube

Des réfugiés de 14-18 aux « migrants » de 2015 : les leçons de l’histoire

Masson-Loodts Isabelle
Masson-Loodts Isabelle Journaliste indépendante, auteur, chroniqueuse

Alors que la question de l’accueil des « migrants » se fait chaque jour plus pressante, un autre exil, celui des Belges durant la Première Guerre mondiale, est mis en exergue après près d’un siècle d’indifférence…

Ces derniers mois, les vagues de réfugiés se présentant à la porte de la forteresse Europe, ou échouant mortellement à son pied, côtoient dans les actualités les commémorations du Centenaire de la « Grande Guerre ». Et c’est sans doute à la faveur de cette synchronicité qu’ont fleuri, sur les réseaux sociaux, des documents qui, il y a quelques mois encore, et depuis le lendemain de l’Armistice, étaient relégués aux malles poussiéreuses de l’Histoire : là une photo de réfugiés belges sur les routes de l’exode en août 1914, ici, une affiche datée du 28 août 1914 par laquelle le Maire de Castres invite ses concitoyens à offrir leur hospitalité à un convoi de Belges, « braves gens qui ont dû quitter leurs foyers envahis par la horde des barbares qui ont violé le sol de leur Patrie en même temps que celui de la France »… Et autour de ces images, un débat entre ceux qui estiment qu’elles doivent nous pousser à agir et à accueillir ceux que les guerres contemporaines ont jetés sur les routes de l’exil, et ceux qui brandissant l’adage « comparaison n’est pas raison », arguant par exemple qu’ « à l’époque, les réfugiés étaient reconnaissants », qu’ « après les combats, les réfugiés belges, eux, sont rentrés chez eux (…) », ou même, selon Gwendolyn Rutten, présidente de l’Open Vld, lors d’une intervention dans l’émission « Van Gils et Gasten » à la VRT, que « Ce qui est sans doute la différence avec les situations de crise issues des guerres mondiales, c’est que (la crise actuelle) personne ne sait combien de temps elle va durer »(sic!).

Les dangers de l’instrumentalisation de l’histoire

Autant d’affirmations qui nous rappellent que trop souvent, l’Histoire n’est introduite dans les débats politiques et citoyens qu’à l’occasion de situations de crises. On voit réapparaître alors le danger de son instrumentalisation, lorsqu’elle est réintégrée à l’emporte-pièce dans la discussion par des gens qui la déforment ou la méconnaissent…  » On dit aux gouvernants, aux hommes d’Etat, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais ce qu’enseignent l’expérience et l’histoire, c’est que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire et n’ont jamais agi suivant des maximes qu’on en aurait pu retirer », disait déjà Hegel dans ses « Leçons sur la philosophie de l’histoire » en 1822. « Chaque époque se trouve dans des conditions si particulières, constitue une situation si individuelle que dans cette situation on doit et l’on ne peut décider que par elle. » Est-ce pour autant un argument pour bannir complètement l’histoire du débat public? Ce n’est en tout cas pas l’avis de Piet Chielens, coordinateur du Musée In Flanders Fields d’Ypres, qui dans un texte posté sur son profil Facebook personnel, estime que « l’identification avec notre propre passé est une des choses qui nous définissent en tant qu’individus et en tant que sociétés et peut nous aider à mieux prendre la mesure des problèmes actuels » et appelle « les historiens à replacer leur discipline en bonne place dans le débat public », pour éviter que ne s’en emparent que ceux qui défendent de « vagues concepts sécuritaires ».

L’accueil des réfugiées, puissant révélateur de l’engagement social

Ce n’est pas un hasard si les historiens se sont montrés jusque là très absents de ce débat : ceux d’entre eux qui se sont penchés sur le sort des réfugiés de 14-18 sont très rares, et il a fallu attendre les années 1990 pour que cette facette de l’Histoire soit sortie de l’oubli dans lequel l’avait plongée le discrédit qui s’était abattu après le conflit sur les Belges « du dehors ».

Que peut-on apprendre de leurs travaux ? Michaël Amarra (ULB), dans sa thèse « Des Belges à l’épreuve de l’Exil » (parue en 2008 et rééditée en 2014 aux Editions de l’Université de Bruxelles) estime que la façon dont plus d’un million de réfugiés belges ont été accueillis en France, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne en 14-18 « constitue un puissant révélateur des conceptions que les pays d’accueil se font de leur engagement dans le domaine social » : « La manière dont une société traite les individus repoussés à sa marge -étrangers, pauvres, femmes, fous, délinquants- en dit long sur les grands principes qui la sous-tendent. En cette matière, l’aide aux réfugiés belges de la Première Guerre mondiale ne fait pas exception. »

Si l’on revient sur l’accueil réservé aux premiers réfugiés belges au début de la guerre, on est d’abord « frappé par sa chaleur et sa solidarité », explique Jean-Pierre Popelier. Dans son livre « Le premier exode. La Grande Guerre des réfugiés belges en France » (Editions Vendémiaire, 2014), l’historien décrit comment dans les premières semaines du conflit, « sous le signe de la charité, de la fraternité et de la solidarité, on se précipite vers ces malheureux civils dont on partage les souffrances tout en admirant le courage de leurs soldats face à l’invasion allemande ». Cette solidarité est largement stimulée par la presse de l’époque, qui, pour sensibiliser la population, raconte les crimes commis par les Allemands dont ont été victimes ou témoins certains membres de ce que « L’Humanité » décrit alors comme un « troupeau lamentable et désorienté ». À noter que si le travail des historiens irlandais John Horne et Alan Kramer ne laisse subsister aujourd’hui aucun doute sur la vérité de certaines « atrocités allemandes » de l’époque, telles que les massacres et destructions commis dans plusieurs villes et villages belges, on sait aussi que les nombreux récits de mutilations, mettant notamment en scène des enfants aux mains coupées, ne reposent sur aucun faits réels.

Cette implication de la presse permit de pallier le manque total d’organisation de l’état français face à l’afflux des réfugiés belges. « Rien n’était prévu pour les accueillir, souligne Jean-Pierre Popelier, et jusqu’à fin 1914 c’est dans l’urgence que les autorités locales eurent à assumer seules la charge de ces malheureux avec l’aide de la Croix-Rouge, des associations et des églises. (…)C’est spontanément, dans les villages et les villes traversés, que s’organisa une première aide, sous l’impulsion du maire, de la Croix-Rouge, des clergés et de quelques bénévoles. » Par la suite, lorsque le gouvernement français demanda que la charge des refugiés soit supportée par l’ensemble du pays, la presse aida à nouveau l’administration à obtenir le consentement des populations locales, lui évitant de devoir procéder à des réquisitions. Il y eut tout de même des réticences et des accrocs. Les paysans, notamment, « adoptèrent souvent une attitude hostile envers ces nomades qui s’abattaient parfois comme des « romanichels » sur leurs vergers, leurs potagers et leurs poulaillers ». Certains exploitèrent les exilés en leur faisant par exemple payer un verre d’eau ou en leur rachetant à bas prix le bétail épuisé qui les avait accompagnés dans leur fuite… Mais globalement ce déferlement de réfugiés (rien que pour la France, on parle de 350.000 personnes, arrivées en plusieurs vagues mais principalement au début de la guerre) fut accueilli avec générosité et sans heurts. La situation évolua néanmoins au fur et à mesure que la guerre se prolongea.

La solidarité à l’épreuve de la guerre

La première déception de la population française fut de découvrir que ces réfugiés ne pallieraient que très partiellement le manque de main d’oeuvre causé par le départ des hommes sur le front. « (…) seuls 35% environ d’entre eux étaient susceptibles de travailler: pour le reste, il s’agissait surtout de femmes, d’enfants, de vieillards et de handicapés », analyse Jean-Pierre Popelier. Les crispations augmentèrent lorsque certains réfugiés belges, salariés, refusèrent de participer aux frais que leur présence entrainait pour le pays d’accueil. « On envisagea même de supprimer l’assistance accordée à des refugiés qui refusaient, sans motif valable, des offres de travail correctement rémunérées, mais les instructions ministérielles prises en ce sens ne furent guère appliquées. » Les Belges ont aussi été accusés de rester entre eux sans se mêler à la population d’accueil, et d’être à l’origine de l’augmentation du coût de la vie… Autant d’accusations qui quant à elles ne trouvent leur origine que dans la frustration générale générée par ces années de guerre, les difficultés d’approvisionnement, la spéculation, et le déracinement d’une population ne maîtrisant pas toujours la langue de sa terre d’accueil. « On peut imaginer aisément ce que pouvait être pour un Flamand du plat pays que de vivre en Ariège, dans une région où l’on parlait un patois incompréhensible a un néerlandophone… »

Comme on peut le voir apparaître aujourd’hui aussi lorsqu’on met en concurrence les SDF et les réfugiés, on réclama aussi l’évacuation des refugiés pour permettre aux blessés de trouver dans leurs familles le repos qu’ils méritaient.

« La dégradation de l’image des réfugiés est d’autant plus spectaculaire qu’elle avait été magnifiée et fantasmée », conclut quant à lui Michaël Amarra. Pourtant « il ne faut pas s’y tromper. En dépit des tensions et des accrocs inévitables suscités par quatre ans de cohabitation forcée, l’exil des réfugiés belges est d’abord une affaire d’altruisme et de solidarité. »

Aujourd’hui, certains estiment que l’on ne peut être solidaire avec les réfugiés arrivant de Syrie, n’étant pas embarqués dans ce conflit, ou pas du même bord… Quand on sait qu’avant 1914,

« les 300000 à 400000 immigrés belges que comptabilisait en moyenne chaque année la France depuis le Second Empire n’étaient pas forcément aimés, même s’ils étaient appréciés pour leur efficacité et leur puissance de travail », on comprend qu’en 14-18, ce n’est pas tant l’appartenance à une « Union sacrée » qui permit, bon gré mal gré, de venir en aide durant de longues années à la population déplacée, mais un véritable élan d’humanité. Et si les réfugiés ont ensuite fini par être tellement détestés, c’est parce que leur présence était un rappel constant que cette guerre n’en finissait pas.

Le réfugié, miroir de nos peurs

« Le refugié est la première et la dernière figure de la guerre », écrit Annette Becker,

historienne de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense – Institut universitaire de France, qui a elle aussi étudié les déplacements de population pendant la Grande Guerre. Si les migrants de 2015 sont aujourd’hui accueillis avec tant de méfiance par nos gouvernants, ne serait-ce pas, en partie, parce qu’ils nous apportent avec eux en Europe le spectre de la guerre ?

« Comparaison n’est pas raison, ni en histoire ni ailleurs », admet Yann Lagadec en conclusion de son article intitulé « Une crise des « migrants en Bretagne à l’été 1914 ? », sur enenvor.fr, une plateforme d’histoire contemporaine bretonne. « Mais si cette discipline a ne serait-ce qu’une vertu, sans doute est-ce celle de nous amener à penser les phénomènes dans la (longue) durée, sans omettre cependant de les inscrire dans le temps dans lequel ils s’insèrent qui, seul, permet de leur donner sens ».

L’Histoire ne peut nous donner de leçon, mais elle peut nous permettre de prendre conscience d’éléments qui ne varient pas au fil du temps : alors qu’on aborde toujours les exilés, réfugiés et migrants comme des masses nombreuses et uniformes, leurs histoires d’exil sont pourtant individuelles et uniques. Or, « considérés collectivement ou individuellement, quels que soient la cause de leur fuite, et le pays où ils aboutissent, ce sont toujours des étrangers, conclut Jean-Pierre Popelier. Parce que nous sommes nous et qu’ils sont eux. C’est l’insupportable perception de la différence dont parle Freud ».

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