David Abiker

Déchirure numérique

Impossible de se passer de smartphone, ce nouveau morceau de soi-même!

Jeudi 6 décembre, vers 10h55, alors que je traverse sur un passage piéton, mon smartphone quitte mes mains aux paumes séchées par le froid: la dernière version du plus célèbre des téléphones multi-tâches effectue une chute d’environ 135 centimètres avant de toucher le sol dans un bruit sinistre d’oeuf brisé. Il s’écoule deux secondes entre le moment où je m’interroge sur ce qu’il est advenu de l’écran et celui où je ramasse l’appareil: la surface lisse et sensible de mon téléphone a explosé en mille morceaux. Pourtant, il marche, c’est à peine si de minuscules éclats de verre me picotent la joue lorsque j’émets mes premiers appels de détresse à l’intention de l’opérateur téléphonique qui m’a livré l’appareil deux mois auparavant, en échange de points de fidélité. Je contacterai ensuite le service après-vente de la marque, réputé pour être un des plus efficaces au monde…

Ce que je décris ici d’une façon clinique ne correspond en rien à la réalité de ma folie. Je dois donc recommencer. Jeudi dernier -p… de sa race!-, j’ai laissé tomber mon téléphone. Le ramassant, brisé, j’ai failli le balancer de rage contre un mur. Impossible d’exister avec un téléphone dont l’écran est en mille morceaux, même s’il fonctionne. J’aurais cassé ma prothèse dentaire que je ne serais pas plus mal, plus bancal. Dans la foulée, l’enfer des call centers, avec leurs séquences minutées, diaboliques comme des tortures chinoises. Appeler O., qui me dit que « pour l’assurance, ce sera long », appeler A., dont le carnet de rendez-vous dans son magasin du Louvre est complet jusqu’à mercredi. Je vais devoir attendre!

Je n’ai pas seulement cassé mon téléphone, j’ai fracassé ma journée et peut-être mon corps. Je claudique, je boite, je traîne la patte. Attendre un rendez-vous, attendre une réponse de l’assurance, attendre avec l’objet défiguré dans la poche est une réelle souffrance. A ma décharge, j’ai arrêté de fumer il y a cinq semaines et, pour éviter de grossir, j’ai arrêté de manger il y a six mois. J’ai évidemment reporté ces dépendances sur le téléphone, devenu une partie de moi, un prolongement de mon bras, un 11e doigt. J’en ai honte, mais c’est ainsi. En vérité, j’attends, impatient, la version organique de ce smartphone: je désire qu’un jour la technologie le loge dans mon corps, afin que lui et moi ne fassions plus qu’un. Je ne l’ai jamais formulé aussi clairement qu’aujourd’hui, mais je le veux intimement. Je le souhaite à mon humanité.

La vitre brisée de l’appareil est une griffure profonde: je préférerais presque m’être entaillé la main. Ce n’est pas raisonnable, mais je n’attendrai ni l’assurance ni le rendez-vous chez A., et vais racheter un smartphone, le payer au prix fort tout de suite, car il y a hémorragie. Après tout, ça ne coûtera pas plus cher qu’une coloscopie, un bridge dentaire ou des verres correcteurs. Cette urgence quasi médicale est plus forte que tout.

Mon intégrité physique est logée dans cette machine. Rien ne peut réduire la fracture, la blessure, la déchirure numérique qui me frappe depuis 10h55, ce jeudi 6 décembre. Sauf le rempla- cement immédiat de ce morceau de moi-même. Vite, vite, vite. Rien ne doit menacer la connexion et donc son outil. Imaginez-vous vivre sans une oreille?

Vous me croyez malade? Sans doute. Mais demain, nous serons des millions.

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