© Image Globe / JULIEN WARNAND

 » De Wever, c’est la chute d’Icare qui va faire un cratère gigantesque… « 

Début juin, le quotidien De Standaard propose à 24 Flamands connus de réagir à une année de fiasco politique : Daan Stuyven compose alors Landmijn, chanson sous forme de lettre ouverte et salée à Bart De Wever. Au Nord, l’affaire fait scandale.

 » Bonjour imbéciles / Un vélo a bien deux roues / Pas de Belgique sans chagrin / Le sol saumâtre sans charrue / Le whist sans atout / La misère que personne n’a demandée / Pourquoi nous laissons-nous kidnapper ? / Par des charabias flamands de paysans ? / Le savon brun est sur notre sol / Ton pays n’est pas mon pays / Parce que ton pays est un champ de mines.  »

Perché sur son balcon au bord du chemin de fer qui sépare Etterbeek d’Ixelles, Daan traduit les premières phrases de sa chanson choc écrite en flamand sur un air de protest-song insolent. Né en septembre 1969, ce fils de peintre activiste, qui a grandi dans les bois près de Louvain, mène une carrière récompensée par les disques d’or. Côté francophone, il a davantage le statut d’artiste culte, chéri pour son ironie et son talent électro-pop. Déjà à la fin des années 1990, il exprime sa méfiance du nationalisme en envoyant, via son groupe Supermarx, De koning van Vlaanderen dans les mâchoires serrées de Luc Van den Brande, alors ministre-président CD&V de la Région flamande. Cette fois-ci, le poisson est plus gros : le Bart De Wever auquel il s’adresse en des termes piquants pointe désormais en Flandre à 33 % d’intentions de vote en cas de nouvelles élections.

Le Vif/L’Express : Pourquoi une telle sortie acide ?

Daan : Il y a plusieurs raisons à cela : d’abord réagir à un parti politique qui trouve qu’un artiste doit se taire et chanter de beaux morceaux. La N-VA a déjà donné ses idées de programmation de ce que devrait faire la VRT ou le KVS, et là, je deviens fou, parce qu’elle se met sur mon terrain et je n’apprécie pas. La deuxième raison, c’est pour réagir aux médias flamands qui se sont laissés complètement aller, oubliant l’idée même du cordon sanitaire : il est clair que le succès de Bart De Wever vient aux trois quarts de son passage au jeu de la VRT, en 2009, De slimste mens ter wereld, où il est allé jusqu’en finale. La VRT voulait faire de l’audience : elle a joué avec le feu, elle est coupable !

La demande venait pourtant d’un média, De Standaard, qui, à ses débuts, en 1918, soutenait activement le Mouvement flamand ! Oui, je trouvais cela très audacieux de leur part, sachant que pendant longtemps [NDLR : jusqu’en 1999], ils mirent en première page le slogan « Alles voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Christus » [Tout pour la Flandre, la Flandre pour le Christ]. Par rapport à une partie de leur public, cette chanson est quelque chose de presque libertin, d’innovateur. L’ultime raison, c’est que je trouve effrayant le consensus autour de la personne de De Wever : on ne l’attaque plus, parce que c’est trop grand . On m’a dit que je n’étais qu’un petit indépendant qui allait perdre la moitié de son public !

Comment cela s’est-il traduit pour vous ? Des e-mails haineux ?

Oui, du genre « je vais jeter tes CD à la poubelle ». Beaucoup d’e-mails avec des fautes d’orthographe [rires]. Ces gens-là m’ont donc complètement sous-estimé. Je sais qu’en parlant à la presse francophone, je prêche des convertis [sic], mais le morceau, chanté en flamand, s’adresse d’abord à ma communauté. Je réagis au fait que les gens peuvent maintenant ouvertement dire qu’ils votent N-VA. Dans un e-mail, quelqu’un m’a dit que « je collaborais avec les francophones » mais la « collaboration », c’est plutôt la N-VA qui la préconise en demandant l’amnistie… J’ai aussi reçu énormément d’e-mails de gens disant qu’ils apprécient ce que je fais, par exemple de la part d’un grand crooner flamand (Helmut Lotti).

Est-ce à la fois un acte civique et une attitude punk ?

C’est le minimum belge, utilisant le ridicule, un peu à la manière du Simple Twist of Fate de Dylan. Une douceur sucrée, pas agressive… J’en parlais avec mon père qui, dans les années 1960-1970, était très engagé : je me souviens d’interminables discussions, chez nous, avec des types aux longues barbes cubaines [rires] et cela avait du sens. Je n’ai pas l’arrogance de penser détenir la vérité mais j’ai fait une petite bombe… Cela fait partie de mon métier où il existe aussi un côté social. Il faut rejoindre le débat démocratique : la meilleure musique pop a été faite au début des années 1980, en Angleterre, quand Thatcher était au pouvoir !

Vous chantez  » Met je kutgevoel voor humor/Je zelfverzonnen tumor/Je straatje zonder einde stratégie/President van dood-geboren/Corpulente Vlaamse koren  » [Avec ton sens de l’humour à la con/Tu t’inventes une tumeur/Ta stratégie du cul-de-sac/ Président de choeurs/Corpulents mort-nés] : ce n’est pas tout à fait politiquement correct, si ?

Non [rires], mais je n’attaque pas le physique de Bart De Wever, la « céréale corpulente flamande » fait allusion à un prix qu’il avait reçu du magazine Humo en sortant d’une salle voisine où l’on célébrait des chants nationalistes flamands. La salle était « corpulente »…

Bart De Wever a-t-il réagi ?

Non. Il y a sans doute eu une circulaire interne à la N-VA pour feindre d’ignorer la chanson qui a été mise sur le site du Standaard sans même être proposée aux radios : plein de programmateurs « audacieux » l’ont pourtant passée sur les ondes. Moi, je ne peux pas leur demander cela, ils pourraient être virés [sourire].

Quelles sont les conséquences pratiques de l’existence de la chanson sur les engagements professionnels de Daan ?

Là, on me dit qu’on ne peut plus me vendre aux boîtes privées pour lesquelles il m’arrive de jouer : ils aimaient bien quand j’étais un peu coloré, poivré, pimenté, mais m’engager maintenant, ce serait de la provoc’. Je me tire donc dans les pattes, c’est un risque. Le plus amusant, c’est qu’on menace d’annuler mes subsides flamands, alors que je les ai toujours refusés !

En écrivant Landmijn, vous cherchiez la confrontation ? Non, j’ai juste déblayé le gazon, faut enlever les feuilles mortes de temps à autre. Et puis la phrase la plus importante est : « On a quand même tous les deux des enfants. » Je suis un pacifiste, il faut être un peu constructif, chercher le bonheur.

Les mères de vos deux enfants sont francophones, vous avez une maison de campagne en Ardenne : cela a-t-il joué dans votre « vision » de la Belgique ?

On rencontre la même sorte de gens à Gand qu’en Ardenne. Je ne juge pas les gens tels quels : ma première classification, c’est de savoir si quelqu’un est pessimiste ou optimiste. C’est plus facile de travailler avec les gens qui ont des envies, qui ont le goût de ce qu’ils font !

Bart De Wever doit prendre goût à ce qu’il fait, non ?

Non, De Wever c’est la chute d’Icare qui va faire un cratère gigantesque… Quand j’habitais Anvers, on disait que le Blok allait tout balayer, tout gagner : cela ne s’est jamais fait. Il faut gagner du temps, laisser passer cinq ou dix ans et cela va s’arranger. Le bon sens va finir par triompher.

PHILIPPE CORNET

Daan est en concert le 8 juillet au LaSemo Festival à Hotton, le 20 juillet aux Francofolies de Spa, le 16 septembre au Sugarock de Frasnes-lez-Anvaing, le 17 décembre au Cirque royal et de nombreuses dates en Flandre. www.daan.be

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