Avec sa tour de quatre étages où se tourne un film en live, JR, de FC Bergman, aurait dû être le clou de la saison du KVS. © KURT VAN DER ELST-KVDE.BE

Coronavirus: la crise pèse lourdement sur le monde du spectacle… et les artistes

Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Aux côtés des travailleurs de l’Horeca, le monde du spectacle est fortement impacté par les mesures gouvernementales visant à lutter contre le coronavirus. Avec, comme premières victimes, les artistes.

Le jeudi 12 mars 2020 : c’est ce jour-là que tout a basculé pour les théâtres belges, à la suite de l’évolution de la propagation du Covid-19. Le mouvement a commencé en Flandre, plusieurs heures avant les déclarations gouvernementales. Dans le courant de l’après-midi, de grosses institutions comme le NTGent, la Toneelhuis à Anvers et le KVS à Bruxelles annoncent l’annulation de leurs spectacles lors des prochaines semaines. Est notamment concernée par cette décision une coproduction de ces trois maisons, le faramineux JR, de la compagnie anversoise FC Bergman, programmé au Palais 12, du 18 au 22 mars. Un spectacle prenant place dans une tour de quatre étages, de 14 mètres de hauteur, où, avec la complicité d’une quarantaine de personnes, se tourne un film en direct passant d’un plan à l’autre d’une rame de métro à un nightshop, d’un sauna à une école. Le clou de la saison, avec des implications financières importantes. Alors quand, le 10 mars, le Conseil régional de sécurité de Bruxelles décide de limiter l’accès aux salles de spectacles à 1 000 personnes, les organisateurs de JR optent pour une diminution de la jauge, de 1 200 à 900 spectateurs.

Ces trois semaines d’arrêt, c’est une catastrophe.

 » La situation a changé entre le mercredi après-midi et le jeudi matin, retrace Michael De Cock, directeur du KVS et par ailleurs un des comédiens de JR. On constatait que la propagation augmentait rapidement et on a décidé d’annuler, On a été plus rapides que du côté francophone parce que, alors que les francophones semblaient attendre une décision fédérale, du côté flamand, l’opinion publique avait été marquée par des propos, dans la presse, du virologue Marc Van Ranst, qui disait que si le gouvernement ne le décidait pas, les experts eux l’affirmaient : il fallait tout annuler. On a senti que c’était à nous de prendre cette responsabilité.  »

Pas de cachet

Ce même 12 mars, à 17 h 01, le Théâtre national annonce sur les réseaux sociaux l’annulation du festival XS, qui devait commencer à peine une heure plus tard. Pour le National, ces trois soirées où une vingtaine de formes courtes prennent place dans tout le bâtiment, des stocks de décors à la cafétéria en passant par les salles habituelles, sont un des moments phares de l’année et représentent à elles seules 10 % du budget de la saison.  » J’ai pris la décision au moment où les théâtres flamands ont annoncé leur fermeture, explique son directeur, Fabrice Murgia. Je me suis dit que ce n’était pas responsable de faire une fête, même de moins de 1 000 personnes, alors qu’il y avait un mouvement massif de gros opérateurs. On s’est alignés sur cette décision et on a bien fait puisque que les autorités politiques ont pris les mesures du lockdown quelques heures plus tard.  »

Fabrice Murgia a proposé que les artistes du festival XS, qui étaient de toute façon tous prêts, jouent quand même, en constituant les uns pour les autres, avec le renfort des membres du personnel du National, un maigre public et en organisant en urgence une captation diffusée en live sur Facebook.  » Les équipes ont été formidables, tout le monde s’est serré les coudes. Et on a atteint presque 20 000 vues sur Facebook, avec au moins 200 personnes qui ont regardé toute la soirée,du début à la fin.  » En filmant la grande salle le premier soir, le studio le lendemain et la salle Jacques Huisman le samedi, presque tous les spectacles du festival – souvent des créations – auront pu être découverts par le public et les professionnels, et auront également été dotés d’une captation vidéo pouvant servir de carte de visite aux compagnies.

Encore une fois, de Tripotes la Compagnie : une des formes courtes du Festival XS présentées en Facebook Live.
Encore une fois, de Tripotes la Compagnie : une des formes courtes du Festival XS présentées en Facebook Live.© dr

Si les prochains spectacles du Théâtre national (jusqu’au 3 avril) sont annulés, Fabrice Murgia affirme qu’il souhaite honorer les cachets des artistes.  » Parce que c’est eux qui vont morfler. Au final, c’est toujours pareil, ce sont les intermittents, les contrats à durée déterminée qui ramassent.  » Fabrice Mugia, par ailleurs directeur de la compagnie Artara, est bien placé pour le savoir.  » On était censés jouer Sylvia à Namur dans trois jours et c’est annulé. On n’aura pas de cachet. On va honorer les salaires – quand un acteur a bloqué deux semaines pour travailler avec nous, il faut le payer – mais on ne sait pas comment on va faire. Ces trois semaines d’arrêt, c’est une catastrophe. Je crois que c’est aux gros opérateurs comme le National et les Centres dramatiques de prendre leurs responsabilités et de consacrer en partie leur subvention pour financer les frais réels engagés.  »

Appel à la solidarité

Jeudi 12, vers 22 h 35, Catherine Magis, directrice artistique de l’Espace Catastrophe à Bruxelles, entend le verdict tomber de la bouche de la Première ministre Sophie Wilmès : il lui faudra annuler le festival international de cirque UP ! , prévu du 19 au 29 mars. L’événement biennal, à la fois vitrine majeure et occasion de réseautage à tous les niveaux, réparti cette année sur dix-huit lieux accueillant au total 30 spectacles, est impossible à reporter. Un coup dur de plus pour l’équipe, qui avait déjà dû digérer, début 2019, l’annulation par le nouveau collège communal de Koekelberg du projet Cirk, la construction d’un complexe de 3 000 mètres carrés dédié aux arts du cirque.  » Par rapport aux compagnies, on s’engage à prendre en charge tout ce qui a été investi de leur part, mais malheureusement, on ne sera pas en mesure de payer des cachets pour des prestations qui n’auront pas eu lieu « , déplore Catherine Magis.  » Nous n’avons pas de subvention spécifique pour le festival, qui a un budget global de 500 000 euros. Avec un taux moyen de remplissage des salles de 90 à 95 %, l’apport de la billetterie est important, indispensable pour l’équilibre financier.  »

 » Les conséquences financières, aujourd’hui, je ne les connais pas « , constate pour sa part Annie Bozzini qui, en tant que directrice de Charleroi danse, a dû reporter le festival Legs (programmé du 27 mars au 6 avril) à l’année prochaine. Je suis en tout cas surprise par la brutalité de la décision. Pendant quatre semaines, il y avait une espèce de désinvolture à l’égard de cette menace et tout à coup, ça tombe sec.  » Pour contrer les effets de ces mesures, Jan Jambon, ministre- président flamand également en charge de la culture, a appelé les citoyens à la solidarité, en suggérant aux détenteurs de billets pour un événement annulé de ne pas réclamer leur remboursement. Une idée relayée par plusieurs institutions théâtrales. De son côté, la ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles Bénédicte Linard a annoncé un soutien aux artistes lésés. A suivre…

En dehors des questions financières, l’annulation des spectacles cause un vide presque existentiel pour les organisateurs.  » Il faut accepter qu’on nous interdise de faire ce pour quoi on existe. C’est assez troublant quand même « , pose Annie Bozzini, qui s’interroge aussi sur la durée effective de ces mesures.  » Est-ce qu’il faudra fermer tout et se mettre en retrait ? Le chômage technique, pour les petits salaires, c’est un vrai problème, certaines personnes ne pourront pas tenir.  » C’est tout un secteur qui retient son souffle.

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