Jean Lemaître: "Je ne suis pas du tout sûr que la Wallonie soit prémunie d'un FN puissant." © Philipe Cornet

Communisme : « Comment un monde qui m’a paru formidable a échoué »

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Journaliste et enseignant, Jean Lemaître publie des regards croisés sur le Parti communiste de Belgique, de 1945 à 1985. Une saga où il est question de résistance, de guerre froide, de déstalinisation. Et d’un PCB aux relations électriques avec l’inévitable drôle de grand frère soviétique.

Alors que Louis Van Geyt est décédé ce 14 avril à l’âge de 88 ans, nous ressortons cette interview de Jean Lemaître qui publiait récemment un livre sur l’ancien député et président du parti communiste.

Journaliste bruxellois indépendant et professeur à l’Ihecs, rabelaisien et amoureux du Portugal, Jean Lemaître, 61 ans, est d’une famille bourgeoise partiellement communiste. Lui-même milite pendant une décennie aux JC puis au parti, avant de le quitter en 1983. Après un livre « plutôt sentimental » en 2012 sur la figure de son grand père avocat engagé (1), il publie aujourd’hui Louis Van Geyt. La passion du trait d’union (2). Sur la base d’une série d’entretiens avec celui qui fut président du Parti communiste belge de 1972 à 1989, et qui a 88 ans aujourd’hui.

Le Vif/L’Express : Pourquoi s’intéresser au sort du Parti communiste belge, aujourd’hui inexistant ?

Jean Lemaître : Je suis entré aux Jeunesses Communistes en 1972 et ai été viré du Drapeau Rouge (quotidien communiste disparu en 1991), une décennie plus tard après avoir écrit un papier « négatif » sur l’Allemagne de l’Est (sourire). Depuis une trentaine d’années, je suis membre du PS et je vois mon passé communiste sans rancoeur. J’éprouve plutôt un respect par rapport à Louis Van Geyt, homme intègre qui a compté dans le paysage belge. Lui qui venait d’une famille bourgeoise, est entré comme permanent au PCB, parti pas vraiment bien vu, où on ne gagnait guère sa vie. Ce qui me « hante », c’est de voir comment ce parti courageux pendant la Seconde Guerre mondiale, qui a 100 000 membres à la Libération et cette espérance d’un monde nouveau qui m’a paru formidable quand j’avais 18 ans, a échoué.

Votre biographie représente l’histoire du communisme : l’engagement pour une cause qui semble juste et généreuse, et puis la déception sous le coup de multiples dysfonctionnements. Votre père, lui, est resté un « pur et dur »…

Mon père, Jacques, était cardiologue et communiste : en 1950, il quitte Bruxelles pour trouver un travail aux Mutualités socialistes à la Louvière parce qu’il veut agir dans la médecine sociale. A l’époque de la Guerre de Corée, le gouvernement belge, homogène PSC, tente d’interdire l’accès des communistes à la fonction publique, comme s’ils étaient une cinquième colonne. Projets d’arrêtés stoppés, entre autres par Georges Debunne, responsable de la CGSP, refusant que la FGTB ne cautionne cela. Avec d’autres médecins progressistes, mon père avait fondé, début des années 1960, le groupe d’études pour la réforme de la médecine, militant pour la dépénalisation de l’avortement ou la médecine préventive. C’est important de dire qu’après-guerre, les intellectuels communistes ont joué un rôle important dans ce domaine-là ou dans la justice.

Jusqu’en 1954 et son Congrès de Vilvorde, le PCB conserve dans ses statuts, la « dictature du prolétariat », ce qui semble hallucinant. Pourquoi l’abandonne-t-il alors ?

La « dictature du prolétariat » était ce concept funeste voulant qu’on passe au socialisme puis au communisme par des coups de force, comme un rappel des bolcheviks minoritaires de 1917 prenant le pouvoir par l’insurrection. En 1954, c’est l’abandon de la « dictature du prolétariat » mais aussi l’affirmation de la voie parlementaire : c’est tard mais en même temps, le PCB a été le premier parti communiste européen à opérer ce tournant, précurseur notamment par rapport aux Français. Indépendamment des crimes plus ou moins connus de Staline et du régime totalitaire de l’Union soviétique, le peuple de gauche a longtemps voué une reconnaissance forte à l’Armée rouge et à l’URSS, qui a payé son tribu à la Seconde Guerre mondiale par 25 millions de morts.

L’après-guerre accueille quatre ministres communistes au gouvernement belge : toujours dans cet élan de reconnaissance ?

Oui, même s’ils quittent ce premier gouvernement d’après-guerre en 1947 : les communistes sont alors la deuxième force du gouvernement, derrière les socialistes. Aux élections de 1946, ils sont la troisième force politique belge, avant les libéraux, et font 12 % à l’échelle nationale et une vingtaine en Wallonie, ce qui est impressionnant.

En 1956, lors du fameux XXe Congrès du PCUS, Khrouchtchev officialise la déstalinisation du pays mais en deux types de rapports : l’un secret, et beaucoup plus accablant pour la personne même de Staline et ses crimes, ne circule qu’au sein du Kominform qui rassemble les PC de l’Est et les partis français et italien, pas le PC belge. Quel est l’impact de cette dénonciation sur les partis communistes européens ?

Le PCB se renseigne et acquiert la conviction que le rapport Khrouchtchev est véridique : il fait alors la tournée des sections pour l’expliquer aux militants belges, non sans mal, parce que beaucoup de gens restent incrédules. Alors qu’en France, le PCF fera longtemps preuve de duplicité en disant que le rapport est un faux, d’où la fameuse formule de Sartre : « Il ne faut pas désespérer Billancourt », les usines Renault et le prolétariat. Formule détestable longtemps pratiquée par le PCF.

Dans votre livre, on apprend que jusqu’en 1954, des délégués français « surveillent » le bureau politique du PCB…

Oui, la France cornaque le PCB, et le finance en partie alors que les deux pays sont vraiment différents. En Belgique, la social-démocratie joue un rôle extrêmement important alors qu’en France, quand les communistes sont exclus en 1948 du gouvernement – plus ou moins au même moment que le même scénario en Belgique – ils essaient de déclencher des luttes insurrectionnelles, à la limite de la violence organisée. En Belgique, ce mode d’action ne convient pas du tout : l’idée de Van Geyt, c’est d’avoir un parti communiste libre d’agir et de travailler à l’unité dans les entreprises mais aussi de ne pas s’isoler dans un drapé pur et dur. Créer un front uni avec certains socialistes et des chrétiens de gauche. L’inverse de Mélenchon qui, aujourd’hui, invective les militants socialistes comme s’ils étaient juste le support du néo-libéralisme.

Il y a aussi le financement du PCB par l’URSS, comment s’organise-t-il ?

Via Tracosa, société commerciale d’import-export qui prend des commissions entre les entreprises belges qui cherchent des marchés à l’Est et les entreprises soviétiques travaillant par exemple dans le pétrole ou l’acier. Tracosa, bien gérée, va largement contribuer au PCB après 1954, qui n’aurait pas pu s’offrir plusieurs dizaines de permanents avec les seules cotisations des membres.

Louis Van Geyt, est à partir de 1972 président du PCB-KCP (le parti est alors bilingue) et met fin à l’expérience UDP (Union démocratique et progressiste) menée par les communistes avec les chrétiens de gauche : une erreur historique ?

Van Geyt a refusé de « dissoudre l’identité » du PCB : trente-cinq ans plus tard, celui-ci a virtuellement disparu (3). Il a refusé de rompre complètement avec les pays de l’Est mais a interrompu l’alliance avec les chrétiens de gauche, une innovation du PCB par rapport au PS marqué de beaucoup d’anticléricalisme. Le PCB n’a pas tenu compte des aspirations environnementales se dessinant dès la deuxième moitié des années 1970 où il est toujours à 6-7 % en Wallonie et 3 % au plan national : sa diminution d’électeurs est gagnée pratiquement en vases communicants par Ecolo. Et puis, après Mai 68, l’appareil communiste a vieilli : issu de la Seconde Guerre mondiale, il est constitué de beaucoup d’anciens ouvriers qui ne s’intéressent pas aux gauchistes considérés comme « fils à papa, fils de bourgeois ».

L’autre fossoyeur du communisme, c’est le néo-libéralisme triomphant des années 1980 ?

Oui, le libéralisme vire alors au néo-libéralisme façon Ecole de Chicago. Les gouvernements de Jean Gol puis de Guy Verhofstadt, excluent les socialistes, et durcissent la concertation sociale alors que la Belgique d’après-guerre offre un véritable modèle de progrès social et de réforme. Van Geyt explique que les gens sonnés, ayant peur pour leur emploi, perdent de leur combattivité dans un tissu social qui se dégrade. La sidérurgie, les Acec disparaissent progressivement et le tissu social se compose de petites et moyennes entreprises où le combat social est beaucoup plus difficile. Le PCB dont la force de frappe reste ses délégués syndicaux, surtout dans les services publics et les grandes entreprises, subit tout cela par ricochet. Dans un contexte où l’URSS est dirigé par de véritables momies et a envahi l’Afghanistan en 1978… Le PCB l’a condamné, tout comme l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, mais a été moins clair pour l’écrasement de Solidarnosc par le régime de Jaruzelski en 1981 : l’URSS est alors vue par le grand public comme un bloc militaro-industriel aux tendances agressives. Le PCB, qui a condamné l’invasion de l’Afghanistan, continue à participer à toutes les grands-messes communistes en pensant qu’il est important de ne pas rompre le fil avec les Soviétiques…

En France, le Front national semble avoir récupéré la quasi-intégralité de l’électorat du PCF d’il y a vingt ou trente ans : un possible scénario belge ?

Aux récentes régionales en France, le Front national a fait ses plus gros cartons dans des régions où le Parti communiste français était extrêmement fort, notamment dans le nord. Occupant le terrain de contestation du système avec des valeurs abominables, là où le PCF a délaissé au fil du temps, les espaces de fraternité, de solidarité, les associations. Je ne suis pas du tout sûr que la Wallonie soit prémunie d’un FN puissant : si quelqu’un de la trempe de Marine Le Pen surgissait, ce parti pourrait faire 15-20 % sur le racisme et la misère, le PS ayant abandonné petit à petit une partie de l’espace public. Même s’il y a une grande différence entre la France et la communauté française de Belgique.

(1) C’est un joli nom, camarade. Jean Fonteyne, avocat de l’Internationale communiste, par Jean Lemaître, éd. Aden, 2012, 380p.

(2) Louis Van Geyt. La passion du trait d’union, libres entretiens avec Jean Lemaître, chez MeMograMes, 2015, 414p.

(3) En 1989, le PCB s’est séparé en deux ailes, francophone et néerlandophone, aujourd’hui atomisées

Le PCB en 7 dates

1921 Création du Parti communiste de Belgique.

1939-1940 Pacte de non-agression entre l’URSS et le IIIe Reich.

1943 Arrestation de nombreux militants communistes par la Gestapo.

1950 Assassinat de Julien Lahaut, député communiste.

1963 Dissidence pro-chinoise menée par Jacques Grippa au sein du PCB.

1985 Le PCB perd ses deux derniers députés.

1989 Scission du PCB en deux entités, francophone et flamande.

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