Comment le rail a fait la renommée de la Belgique (récit historique)

Il y a un siècle, la Belgique était l’une des trois plus grandes puissances industrielles mondiales. Grâce, notamment, à l’avènement et au développement de l’industrie ferroviaire. Retour sur cette époque faste qui avait contribué à faire la grandeur du pays.

Belgique 1830, 1840. Un pays, deux régions. La Wallonie est florissante et en pleine croissance économique. En Flandre, c’est la misère noire : la récolte de pommes de terre a échoué, c’est la famine. L’industrie textile souffre de la perte des marchés dans les colonies néerlandaises. Les artisans ressentent la rude concurrence des importations venues de l’Angleterre industrialisée. Les ouvriers flamands pauvres s’en vont travailler dans l’industrie wallonne. Les années 1870 sont des années de faible croissance, l’importation de céréales bon marché d’Amérique affecte l’agriculture belge, et l’industrie subit la concurrence croissante de l’étranger. La Belgique est obligée de suivre une politique de libre-échange, car elle ne peut pas se permettre d’imposer des droits à l’importation.

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Hormis le charbon, le petit pays ne recèle pas beaucoup de matières premières, mais les travailleurs qualifiés fournissent une main d’oeuvre bon marché et les entrepreneurs bénéficient d’une grande marge de manoeuvre. Si on y ajoute sa position centrale en Europe – la Belgique est véritablement le carrefour des transports internationaux – on obtient le terreau idéal pour une industrie à forte croissance. Le pays devient rapidement une nation à l’économie vigoureuse. A la fin du XIXe siècle, il est l’une des trois premières puissances industrielles en matière de production, devant la France et l’Allemagne. Charbon, acier, chimie, laine de Verviers, coton de Gand, verre, ciment, fabrications métalliques, construction mécanique et port d’Anvers : la Belgique fait tout. A cet égard, l’importance de la famille royale belge ne doit pas être sous-estimée.

Le roi Léopold II a joué un rôle actif dans la renommée à l'étranger du savoir-faire belge en matière ferroviaire.
Le roi Léopold II a joué un rôle actif dans la renommée à l’étranger du savoir-faire belge en matière ferroviaire.

LE ROI BÂTISSEUR (FERROVIAIRE)

Le roi Léopold II participe largement au développement industriel de son pays ; il recherche activement des colonies pouvant fournir des matières premières. Il est lui-même un investisseur convaincu qui fréquente volontiers banquiers et grands industriels. Les chemins de fer jouent ici un rôle important : le capital belge finance la construction de chemins de fer en Espagne, en Italie, en Chine, dans les Balkans, au Brésil, au Mexique… Le banquier belge Edouard Empain construit le métro de Paris, des chemins de fer en Russie, des tramways au Caire. Les ingénieurs belges travaillent en Amérique du Sud et en Russie ; vers 1900, on compte pas moins de 130 entreprises belges actives en Russie, notamment dans le bassin du Donets, qui sera surnommé la  » Belgique russe « . Et l’ingénieur belge Jean Jadot construit le chemin de fer Pékin-Hankou en Chine et fournit de l’argent à la Compagnie du Kasaï au Congo.

Inauguration de la ligne Bruxelles-Malines en 1835.
Inauguration de la ligne Bruxelles-Malines en 1835.

Comment un si petit pays peut-il devenir si grand en si peu de temps ?

MICHELANGELO VAN MEERTEN, historien de l’économie : Avant tout, il faut comprendre la portée de l’invention du train. Les chemins de fer ouvrent réellement le monde et entraînent des changements majeurs, sur le plan économique mais aussi social. Les possibilités semblent soudain infinies. La distance, la vitesse et le temps se retrouvent dans une autre dimension pour le transport et des marchandises, et des personnes. L’impact économique de cette situation est énorme. Le coût du transport diminue fortement alors que les possibilités augmentent. La construction et l’exploitation des lignes ferroviaires donnent des ailes à l’économie et sont le moteur de la poursuite du développement industriel. Les industries du charbon et de l’acier fonctionnent à plein régime pour répondre à la demande de charbon, de rails, de locomotives et de wagons. Et puis il y a l’aspect stratégique : l’importance militaire des chemins de fer ne peut être sous-estimée pour le transport rapide des troupes et des matériaux. Lors de la vague de colonisation impérialiste au XIXe siècle, les colonisateurs veulent contrôler le territoire conquis, ce qui incite fortement à la construction de chemins de fer.

Dans toute l’histoire des chemins de fer, la Belgique caracole au sommet. Seule l’Angleterre la précède. C’est outre-Manche en effet que, dès 1814, George Stephenson construit sa première locomotive pour transporter des tonnes de charbon dans la mine de Killingworth, où il travaille. En 1825, il construit la locomotive pour le chemin de fer de Stockton et Darlington. Initialement, il était prévu de faire tracter les wagons transportant le charbon par des chevaux, mais la combinaison des rails et de la  » Locomotion  » de Stephenson aboutit à l’invention des chemins de fer modernes. La ligne Liverpool-Manchester est l’une des toutes premières lignes ferroviaires du monde. Avec sa Fusée, Stephenson remporte le concours organisé par les directeurs des chemins de fer pour décider de la locomotive à utiliser. Il réinvestit la somme ainsi remportée dans la construction de nouvelles locomotives et se fait un nom. Le roi de la toute jeune Belgique, Léopold Ier, veuf de la princesse héritière britannique Charlotte, rencontre Stephenson lors d’une visite en Angleterre et se montre très intéressé par ses travaux. Stephenson fournira le matériel pour la première ligne ferroviaire entre Bruxelles et Malines et assistera à son inauguration en 1835. La Belgique sera ainsi le premier pays du continent européen où circule un train. Cette avance, le pays saura ensuite la consolider.

Le Belge, première locomotive à vapeur construite en Europe (1835) par Cockerill.
Le Belge, première locomotive à vapeur construite en Europe (1835) par Cockerill.

Comment la Belgique est-elle devenue une puissance industrielle ?

MVM : Entre 1850 et 1880, la Grande-Bretagne devance tous les autres pays du monde en matière de chemins de fer, mais la Belgique occupe la deuxième place. En 1880, l’Allemagne a rattrapé son retard, tandis que la France ne rejoindra le peloton de tête qu’entre 1880 et 1910. Si la Belgique est un adopteur précoce, c’est par nécessité économique. Avec l’indépendance en 1830, le jeune pays s’est détaché du royaume-uni des Pays-Bas et cela n’est pas sans conséquences. Les voies navigables et le port d’Anvers desservent principalement les Pays-Bas, ce qui bouche l’horizon. L’Etat belge décide donc de construire un réseau ferroviaire afin que les trains puissent circuler du port d’Anvers à la Prusse, et ensuite de la côte à la France. Cette « croix de fer » est construite par l’Etat; l’expansion ultérieure du réseau ferroviaire sera assurée quant à elle par des entreprises privées, principalement avec des capitaux anglais et français.

Les premières locomotives et les premières voies sont de fabrication anglaise, mais la Belgique commencera bientôt à produire les siennes : c’est le début d’une industrie ferroviaire florissante. En décembre 1835, la firme Cockerill construit la première locomotive à vapeur de Belgique, baptisée  » Le Belge « . En 1839, deux autres fabricants sont en mesure de fournir du matériel ferroviaire de qualité, et ensuite, la liste s’allonge : entre 1835 et 1919, notre pays compte 20 fabricants de matériel ferroviaire qui produiront plus de 15 600 locomotives à vapeur entre 1835 et 1950 : Cockerill, Seraing, Tubize, Ragheno, La Brugeoise, Haine-Saint-Pierre et, à Tirlemont, J. J. Gilain. La plupart d’entre eux sont basés en Wallonie ou à Bruxelles, mais on dénombre aussi quelques fabricants en Flandre. Trente pour cent de leur production est destinée à l’Etat belge, les 70 pour cent restants à des entreprises privées et à l’étranger. Cockerill est le premier constructeur belge à exporter des locomotives, dès 1838. Près de la moitié de sa production d’avant 1914 sera destinée à l’étranger. Des entrepreneurs belges comme Empain et Philippart portent leur entreprise au sommet de l’industrie ferroviaire mondiale grâce à la construction de lignes secondaires et de tramways. Les ingénieurs belges exportent ce savoir-faire. Et pour l’exportation, les entrepreneurs et industriels belges travaillent avec des financiers français, comme les Rothschild.

Une des deux locomotives construites par la la Société alsacienne de constructions mécaniques (SACM) en 1891 et revendues en 1903 à la compagnie du Nord-Belge.
Une des deux locomotives construites par la la Société alsacienne de constructions mécaniques (SACM) en 1891 et revendues en 1903 à la compagnie du Nord-Belge.

A quels marchés sont destinés ces tramways, locomotives et voitures belges?

MVM : Dans un premier temps, ils seront surtout destinés à la France et à l’Allemagne. Mais il ne faudra pas longtemps pour que, dans un réflexe protectionniste, ces pays commencent à produire leurs propres locomotives. Les fabricants belges doivent alors se trouver de nouveaux marchés, plus éloignés. Et ils le font avec succès. A partir des années 1840, la Belgique fournit l’Italie, l’Autriche, la Grèce, le Portugal, l’Espagne, l’Egypte et le Mexique. Ensuite, la zone de débouchés s’étendra jusqu’à la Russie, l’Amérique latine, l’Indonésie et la Chine, en coopération avec les Français.

Pourquoi cette alliance franco-belge ?

MVM : La construction du réseau ferroviaire français a été plus lente, de sorte que l’industrie ferroviaire française n’a démarré que plus tard, à partir de 1842. Au cours des décennies suivantes, plusieurs grands constructeurs de locomotives entreront en jeu : Schneider Cie au Creusot, Fives-Lille, les Etablissements Cail à Paris, la société André Koechlin Co à Mulhouse, les Ateliers de Graffenstaden à Strasbourg, la société Goüin & Co à Paris… Dans les années 1880, deux entreprises belges ouvrent des succursales en France pour éviter les droits d’importation élevés et protectionnistes : la Franco-Belge et les Ateliers de construction du Nord de la France. A cette époque, les fabricants français sont contraints de réduire leur capacité de production en raison de l’irrégularité des commandes sur le marché intérieur, ce qui rend la normalisation du processus de production – et donc la maximisation des profits – beaucoup plus difficile. Ce sont les Allemands, les Américains et les Autrichiens, mais aussi les Belges, qui peuvent en profiter en s’emparant des marchés français en Espagne et en Amérique latine. L’industrie ferroviaire française ne se remettra de ce coup dur qu’au début du XXe siècle.

Le baron James de Rothschild.
Le baron James de Rothschild.

La Belgique est donc l’un des grands concurrents de la France, mais en même temps, elle coopère souvent avec son voisin. Dès 1837, Cockerill proposera à plusieurs reprises de construire des lignes sur le territoire français, même si la France n’est pas encore prête à les accueillir. Sur le territoire belge, des sociétés privées françaises exploitent certaines lignes ferroviaires privées, comme la Compagnie du Nord-Belge, filiale de la Compagnie des Chemins de Fer du Nord.

C’est surtout le capital qui fait que les pays travaillent ensemble. La Banque de Rothschild à Paris finance les premières lignes construites par l’Etat belge sur son propre territoire. Cette banque joue un rôle important dans le développement des chemins de fer. Sa filiale bruxelloise pilote de nombreux projets franco-belges dans le monde. Elle permet par exemple au Belge Edouard Empain de construire le métro de Paris. C’est aussi à Paris qu’un autre Belge, Georges Nagelmackers, lance son Orient-Express, version ultime de ses wagons-lits. Le financement est une chose, mais à partir de 1850, la France et la Belgique uniront également leurs forces dans le domaine de la production industrielle en vue de la construction de chemins de fer à l’étranger. Ainsi, malgré toutes les différences et la concurrence initiale, la coopération sera intense. Le meilleur exemple en est la construction de la ligne Pékin-Hankou en Chine.

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