Patrick Dupriez

CodeChaos : ne nous faites plus ça ! (carte blanche)

Patrick Dupriez Président d'Etopia, Centre d’animation et de recherche en écologie politique

« Après près de deux ans de pandémie, plus rien ne justifie le football panique », estime Patrick Dupriez, ancien co-président d’Ecolo et actuel président du centre d’étude Etopia. Qui estime que la décision de fermer les lieux culturels, « fruit d’un marchandage invraisemblable », doit être levée au plus vite « car le processus qui y a mené est intolérable ».

Rarement une décision du Codeco aura suscité pareil tollé unanime. Pourtant le précédent, déjà, avait profondément ébranlé la confiance de la population.

Entendons-nous bien, les préoccupations relatives à l’arrivée d’une vague virale Omicron sont légitimes ; anticiper est bienvenu, par des mesures efficaces, proportionnées, adaptées à l’évolution de la situation et, autant que possible, annoncées et expliquées. Mais la décision de fermer les salles de spectacles prise mercredi ne coche aucune de ces cases…

Au-delà de l’incompréhension et de la colère, les acteurs du monde culturel se sentent légitimement méprisés par les autorités. C’est qu’il ne s’agit pas seulement de suspendre des activités : la fermeture des salles – pour une durée indéterminée – c’est parfois l’anéantissement de mois, voire d’années de travail, de préparation, de répétitions, de programmation, de reprogrammation, de communication… pour des équipes, des artistes, des gestionnaires… déjà épuisés, découragés, révoltés aussi, par la manière avec laquelle ils ont été traités depuis deux ans.

Car après avoir fait tant d’efforts, d’investissements, de protocoles, d’études validant la sécurité sanitaire des salles… l’incompréhension du secteur culturel est à la mesure de la conviction que leur fermeture est inefficace du point de vue épidémiologique et discriminatoire au regard de l’ensemble des contextes de contamination possibles.

Il ne s’agit pas de défendre un secteur contre d’autres, ou d’une réaction un brin élitaire de branchés du théâtre, éloignée d’aspirations plus populaires ; pas plus de considérer que la culture serait plus essentielle que l’alimentation, les jardineries ou le sport. Non, au-delà de l’importance des expressions artistiques pour faire sens commun, pour penser, ressentir, relier, résister, rêver et inventer la vie et le monde que nous partageons, au-delà du rappel que nous refusons d’être réduits à l’état de consommateurs, il y a un autre enjeu collectif : dans la durée, la justification scientifique, la cohérence et le sens des décisions politiques sont indispensables à la confiance et conséquemment à l’adhésion de la population. Or, c’est tout le contraire du scénario en cours.

Un signal, quel signal ?

« Il fallait donner un signal », affirme le Ministre de la santé. Mais quel est le signal, explicite et implicite, qui a été donné mercredi ? Le signal de départ de la rébellion ? Celui de la mobilisation et de la désobéissance organisée pour les théâtres et cinémas qui choisissent de rester ouverts, bravant l’interdiction, alors qu’ils se sont jusqu’ici montrés particulièrement responsables ? Le signal du désaveu pour des bourgmestre et acteurs judiciaires qui vont détourner les yeux ou carrément refuser de contrôler ces règles ? Le tocsin rassemblant les anti-tout, plus ou moins conspirationnistes, avec des citoyens révoltés, des académiques, la société civile en colère ? Le signal d’une rupture avec la raison et les scientifiques qui emporte Marius Gilbert dans une émotion désespérée sur les ondes de Matin Première ? L’illustration que l’État peut édicter des règles absconses et que certains peuvent se permettre de ne pas les respecter alors que d’autres ont subi durement diverses sanctions pendant des mois ? L’annonce d’une vague d’actions en justice contre un Arrêté Royal manifestement disproportionné et mal étayé, dont l’issue positive pourrait laisser la crédibilité du politique en lambeaux. Le Roi, alors, sera nu !

Reconnaître une erreur serait un signal bien plus positif pour notre société éprouvée et abîmée par des mois d’épreuves, pour retisser un lien effiloché entre les responsables politiques et la population, pour préparer les éventuelles décisions difficiles à venir.

La confiance se gagne en gouttes et se perd en litres

« La confiance se gagne en gouttes et se perd en litres », cette citation de Sartre devrait être affichée au fronton des Codecos et autres espaces de décisions politiques. Elle se mérite, par des décisions courageuses, efficaces et explicables, efficaces parce qu’explicables, construites sur base d’une stratégie compréhensible, nourrie de la réciprocité qu’est la confiance faite aux citoyen.nes. Et je pense qu’elle se gagne dans un cadre et un processus décisionnel transparent, démocratique et sérieux.

Or, revenons sur cette semaine caricaturale :

  • Le GEMS ne suggère pas la fermeture des salles, en tous cas pas prioritairement par rapport à un ensemble de restrictions possibles en cas de dégradation de la situation sanitaire ;
  • Préparant le Codeco, le Kern fédéral, ne retient pas cette option, explicitement rejetée par plusieurs partis ;
  • Pareil pour le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, dont sa Ministre de la culture, qui n’évoque pas cette possibilité ;
  • Aucun gouvernement, aucun parti politique, encore moins les parlementaires n’avaient donc anticipé et cautionné cette mesure avant ce Codeco.

Pourtant, dans la dynamique de réunion, le Premier Ministre modifie la position du gouvernement fédéral, le Commissariat tord le rapport du Gems, les Ministres-présidents n’ont pas le temps de concerter leur gouvernement… et le choix de fermer le secteur du spectacle surgit dans le cadre d’un marchandage invraisemblable, sur le mode « il faut bien fermer quelque chose ». Des voix se sont bien élevées contre cette option mais, comme le dira par la suite Marc Van Ranst, « le vin chaud a gagné contre la culture ». Si la décision est lamentable, le processus est lui indigne de notre intelligence collective et il se fracassera demain sur d’autres décisions difficiles et importantes qui ne pourront se penser de façon binaire du type « pass ou obligation? » dans un entonnoir de négociation.

La loyauté ne s’impose pas, elle se construit et se mérite

Au final, il ne se trouve personne pour justifier sérieusement la décision autrement que… « parce qu’on l’a décidé, que tous les partis étaient présents et qu’il faut solidairement appliquer le compromis « . Se rend-on compte de l’entre-soi inaudible de cette argumentation pour la population ?

Les ministres qui renâclent et les parlementaires des majorités gouvernementales qui s’insurgent et demandent de revenir sur la décision sont alors accusés d’hypocrisie ou de déloyauté. Je pense, au contraire, qu’ils et elles sont dans leur rôle et font avec sincérité ce qu’on attend d’élus du peuple, y compris en relayant la colère du terrain.

Certes, la loyauté à des décisions collégiales est importante pour le fonctionnement de notre système démocratique. Elle n’est pas toujours simple à vivre mais démontre la capacité à endosser le compromis politique qui traduit un nécessaire équilibre entre les opinions, valeurs et intérêts diversifiés qui vivent dans la société. Mais cette loyauté se heurte à au moins deux limites : une limite de fond, quand le compromis est trop éloigné de ce qui semble décemment acceptable à un partenaire et une limite de forme, quand le cadre de discussion ou le processus de décision ne permet pas réellement, loyalement, aux différentes parties de participer à son élaboration.

Or, des élus qui ne sont pas informés des ordres du jour et propositions mises sur la table, des documents qui arrivent en dernière minute ou en séance, des rapports d’experts instrumentalisés, des gouvernements qui ne peuvent préparer des points qui les concernent, des lobbies économiques bien plus puissants que d’autres paroles ou réalités, des marchandages inscrits dans un engrenage qui enferme les participants dans un cadre si étroit qu’il devient aveugle et qu’en émerge un « n’importe quoi » que les parlementaires comme les citoyens découvrent hébétés : ce processus n’est juste plus possible ! Il ne permet pas d’aborder sereinement la complexité de la situation et des politiques à mener.

Mardi, une simple ouverture des portes, une bouffée d’air frais et la consultation d’experts (par exemple ceux qui travaillent sur l’évaluation de l’adhésion de la population aux mesures sanitaires), d’élu.es ou même de simples citoyen.nes aurait recalé le résultat du Codeco et évité ce triste chaos en l’obligeant à remettre l’ouvrage sur le métier.

« Ce qui se fait à l’intérieur, se voit à l’extérieur », disait une pub bien connue. L’exemple et la cohérence sont les meilleures formes de sensibilisation. Dès lors, construire les conditions de la loyauté et de l’adhésion au sein de l’espace politique sera un ressort essentiel pour y parvenir avec la population dans son ensemble.

Revenir sur les fermetures des salles et décréter l’ouverture du Codeco

Oui, il faut revenir sur cette décision de fermeture des salles de spectacles et de cinéma. Vite ! Pas seulement parce qu’elle est insensée, pas en ajoutant de la confusion et de la division, mais en actant solidairement que le cadre et le processus qui y ont mené sont intolérables et qu’il faut en changer ; qu’après deux ans de crise, plus rien ne justifie le football panique à répétition et les improvisations de dernière minute, les yoyos de mesures incompréhensibles, l’absence de pédagogie et de stratégie claire, de cohérence et de sens, l’incapacité à miser sur la responsabilité des citoyen.nes, le trop peu d’attention à la cohésion sociale et à la justice. Il s’agit absolument de prendre mieux soin de la démocratie et des personnes.

Il faut modifier le fonctionnement du Codeco et plus largement la méthode de travail de celles et ceux qui ont à gérer la crise que nous traversons. Prendre un temps de recul pour enclencher une nouvelle dynamique dans laquelle les Belges pourront à nouveau (y) croire. C’est indispensable maintenant. Ça l’est pour préparer notre futur. Il est là le signal attendu !

Comme le prévoit la «  loi pandémie« , d’ici quelques semaines le Parlement sera amené à discuter de la prolongation de la délégation de pouvoir au gouvernement qui aura, lui, à s’expliquer sur la proportionnalité des mesures prises et leurs justifications scientifiques. Il serait bienvenu que ces débats portent également sur une évaluation et une réinvention du processus décisionnel, pour le rendre plus efficace, plus transparent, plus ouvert aux citoyen.nes, plus attentifs aux jeunes et davantage générateur de confiance. Les idées ne manquent pas…

Mais – de grâce ! – ne nous faites plus ça !

Que le mauvais vaudeville de cette semaine de Noël accouche d’une fin (un peu) heureuse et d’une nouvelle lumière à l’horizon.

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