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Cinq solutions pour combiner migration et vivre-ensemble (Vidéo)

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

L’immigration est l’une des questions politiques les plus sensibles du moment. Pour dépasser les invectives, il faut changer de paradigme : débat ouvert, procédures transparentes, cérémonie de naturalisation, intégration économique mieux gérée… Voici la rupture proposée par les experts de la plateforme eChange.

Attention, sujet hautement sensible. Ces dernières années, dans un contexte de mutations sociétales rapides, la question migratoire s’est invitée chaque jour à la Une de l’actualité. Chez nous et dans l’Europe tout entière. Souvent de façon polémique ou dramatique, entre naufrages en Méditerranée, expulsion de sans-papiers, crises sanitaires, querelles et controverses politiques. Au fil du temps, cet enjeu s’est transformé en terrain d’affrontement au caractère de plus en plus irrationnel. Certains acteurs populistes en ont fait leur fonds de commerce, au point de n’espérer secrètement qu’une chose : miner le débat, afin que l’on ne trouve pas de solution. Et continuer à surfer sur la vague.

Il faut cesser de penser que les belges seraient forcément opposés à la migration.

 » En Belgique aussi, nous avons assisté à une polarisation extrême du débat sur l’immigration, regrette Jean-Michel Lafleur, directeur adjoint du Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (Cedem) de l’ULiège, coauteur du livre 21 questions que se posent les Belges sur les migrations internationales au xxie siècle (éd. Academia). En caricaturant à peine, il y avait, d’un côté, le camp des profermeture incarné par l’ex-secrétaire d’Etat Theo Francken (N-VA) et, de l’autre, le clan d’une gauche favorable à l’ouverture, stigmatisée « bisounours ». Cette polarisation a rendu impossible tout dialogue. Dès que le gouvernement Michel prenait une mesure, il était pratiquement taxé de « fasciste ». Toute proposition alternative ou toute critique sur le risque d’une remise en question des droits individuels faisaient l’objet d’une stigmatisation de la part des partis au pouvoir.  » Ce bras de fer fut à l’origine de la chute du gouvernement Michel sur le Pacte des migrations, après le départ de la N-VA, fin 2018.

Manifestation promigrants à Bruxelles, le 12 janvier dernier.
Manifestation promigrants à Bruxelles, le 12 janvier dernier.© BERTRAND VANDELOISE/BELGAIMAGE

 » Cette polarisation a eu quatre conséquences néfastes, poursuit Jean-Michel Lafleur. Premièrement, l’image de la Belgique dans le monde s’est dégradée, après les dérapages à répétition de Theo Francken dans sa communication. Deuxièmement, on ne parvient pas à sortir de cette idée que l’immigration a forcément un coût : elle est perçue comme une charge, et cela en totale contradiction avec les études aujourd’hui nombreuses – et qui ne viennent pas d’instituts gauchistes, je parle bien de l’OCDE ou de la Banque mondiale… Troisièmement, la question des sans-papiers n’a pas connu de solution sous cette législature. Enfin, ces conflits ont eu un effet négatif sur les nombreux Belges d’origine étrangère.  »

Comment dépasser ce blocage ? C’est l’objet de la réflexion menée durant plusieurs mois par le groupe de travail mis en place sein du mouvement eChange, cette plateforme de convergences politiques qui réunit académiques, politiques, partenaires sociaux, membres d’associations. Voici le fruit de leurs réflexions, confrontées lors d’un débat organisé le 15 mai à Charleroi par Le Vif/L’Express en partenariat avec la chaîne d’information en continu LN24.

Le 18 avril dernier, à El Paso, au Texas, 740 immigrés obtenaient la nationalité américaine. Une régularisation collective encore inédite en Belgique.
Le 18 avril dernier, à El Paso, au Texas, 740 immigrés obtenaient la nationalité américaine. Une régularisation collective encore inédite en Belgique.© PAUL RATJE/BELGAIMAGE

Solution 1 : Un forum de l’immigration

La priorité des priorités consiste à renouer le dialogue et à analyser objectivement ce dossier, par-delà les invectives et les préjugés.  » Le débat migratoire est beaucoup trop conflictuel, déplore Loubna Azghoud en charge de la stratégie Entrepreneuriat féminin – Women in tech pour l’Agence Bruxelloise pour l’accompagnement de l’entreprise. Nous sommes à quelques encablures des élections et on ne parle guère des solutions à apporter. Voilà pourquoi nous estimons nécessaire de créer un forum de l’immigration, une assemblée de participation collective où le monde politique, la société civile organisée et les citoyens pourraient s’exprimer, dialoguer au sujet de leurs désaccords et formuler des propositions. Cet espace permettrait, je l’espère, de changer la culture et la vision de l’immigration en une véritable expérience de démocratie participative.  »

 » Voter tous les quatre ou cinq ans n’est plus satisfaisant pour des citoyens désireux d’être davantage impliqués dans le processus de décision, constate Jean-Michel Lafleur. Il serait bienvenu de développer un nouveau consensus sur l’immigration, sous la forme d’un engagement politique souscrit par tous les acteurs. Il faut cesser de penser que les Belges seraient forcément opposés à la migration. Les enquêtes d’opinion montrent certes une crainte à l’égard des migrants, mais seule une infime partie des Belges veut fermer complètement les frontières. Beaucoup de gens sont favorables à des restrictions ou à un contrôle, mais seuls quatre à cinq pourcents disent qu’ils ne veulent pas de nouveaux étrangers sur notre territoire. Malgré ça, on nous répète souvent, du côté de la N-VA notamment, que la population considère que le pays est plein, que l’on ne peut plus accueillir d’étrangers, que cela nous coûte trop cher… Le problème, c’est qu’une majorité silencieuse ne s’exprime pas, soit par désintérêt, soit par crainte. Nous avons tous connu des situations où l’on évite d’évoquer ce sujet dans le cercle familial, à son travail ou dans une réunion publique, en raison de son potentiel explosif. Cela devient un tabou et il n’y a plus de débat. Si on veut dépasser les blocages, on doit pouvoir en parler !  »

Cinq solutions pour combiner migration et vivre-ensemble (Vidéo)
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Voilà pourquoi il est indispensable de créer un cadre constructif, où les échanges sont balisés.  » Ce forum de la migration serait une interface où les désaccords peuvent s’exprimer et où les craintes peuvent être formulées, déclare Jean-Michel Lafleur. Il ne s’agit évidemment pas d’inviter que des militants convaincus. Ce ne peut pas être non plus un colloque où les experts expriment leur point de vue, parce que ce n’est plus comme ça que les opinions se forment. L’idée, c’est bien que la société civile s’organise pour créer ces espaces d’échanges. Cela ne doit pas être un défouloir, où l’on va crier son amour ou sa haine, mais bien un endroit où l’on mène un travail sérieux de synthèse des opinions pour les remonter ensuite vers le politique.  » Avec des solutions originales à la clé.

L’histoire nous montre que les pays les plus puissants le sont devenus par l’immigration.

 » L’idée, c’est de faire l’inverse de Macron, en partant de la base pour remonter vers le politique, résume Michel Visart, ancien journaliste de la RTBF et coordinateur de ce groupe de travail au sein d’eChange. Il y a une richesse incroyable dans le monde associatif en Belgique, utilisons-là pour créer du dialogue et formuler des propositions.  »  » Nous avons voulu dépasser la migration perçue comme un problème et l’analyser comme un défi, en mettant en évidence des responsabilités collectives, insiste Fatima Zibouh, chercheuse en sciences politiques et sociales de l’ULB, experte en politique de diversités. C’est important parce que l’on traite souvent l’immigration par le biais des communautés ou des individus, nous restons trop souvent dans l’anecdote.  » Dépassons la caricature outrancière.

Un migrant du Burkina Faso à Lama di Reno, près de Bologne.
Un migrant du Burkina Faso à Lama di Reno, près de Bologne.  » Un grand nombre de patrons sont favorables à leur intégration « , affirme Michel Croisé.© MIGUEL MEDINA/BELGAIMAGE

Solution 2 : Des procédures migratoires plus claires

L’enjeu migratoire est politique et nécessite une régulation claire, par-delà ce grand débat national. Car c’est loin d’être le cas aujourd’hui.  » Nous sommes au xxie siècle et nous avons une politique migratoire qui fonctionne comme au xxe siècle, dénonce Jean-Michel Lafleur. Les procédures sont très opaques et très rigides, laissant peu de place pour l’explication, la contextualisation, le dialogue entre migrant et administration. Cela donne l’impression d’une grande distance, alors que l’on a fait des efforts pour la plupart des autres interlocuteurs de l’administration – que ce soit avec tax-on-web sur le plan fiscal, avec les guichets pour les entreprises… Cela génère une frustration de la part des migrants, mais aussi des avocats qui travaillent sur ces questions. Il y a trop de place laissée à l’arbitraire. Nous sommes favorables à une plus grande transparence dans la procédure et à des règles plus claires.  »

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Les experts rassemblés par eChange, représentatifs de la diversité belge, posent un choix d’ouverture. Et de rupture par rapport à la suédoise.  » Il n’y avait pas une ligne au sujet de la régularisation des sans-papiers dans la déclaration gouvernementale de la majorité sortante, dénonce Luan Abedinaj, spécialiste des migrations à la CSC. La situation ne cesse donc de s’aggraver. Nous évaluons le nombre actuel de sans-papiers à une fourchette comprise entre 100 000 et 150 000. Ce sont des gens qui contribuent à l’économie nationale, qui travaillent et qui consomment, même s’ils ne paient pas d’impôts. Mais ils n’ont aucun droit, sauf l’aide médicale urgente, et pas pour tous, car les pratiques sont différentes d’une commune à l’autre. Il est intolérable de laisser cette situation en l’état. Notre revendication principale pour la prochaine législature, c’est une procédure permanente de régularisation, avec des critères clairs, des objectifs inscrits dans la loi et une commission indépendante pour mettre cela en oeuvre. On entend souvent des voix politiques s’élever contre des régularisations collectives, mais il est important de préciser qu’il n’y en a jamais eu en Belgique : on a toujours travaillé au départ de dossiers individuels. C’est ce qui s’est passé à trois reprises, en 1956, en 1999 et en 2009.  »

 » J’espère, par ailleurs, que la prochaine majorité rappellera les engagements internationaux de la Belgique, au moment de la déclaration gouvernementale, ajoute Jean-Michel Lafleur. Et qu’elle réaffirmera notre volonté de trouver une solution dans une logique européenne – pas en fermant nos frontières. Il ne faut évidemment pas être naïfs, nous savons que le contexte européen n’est pas favorable et qu’il le sera encore moins avec le prochain Parlement européen. Mais nous espérons que notre pays restera un exemple en matière de droits de l’homme.  » Faut-il rappeler que le Premier ministre sortant, Charles Michel, avait décidé d’approuver le Pacte migratoire de Marrakech afin que la Belgique reste  » du bon côté de l’histoire  » ? Et que la N-VA continue à s’y opposer ?

Theo Francken : des tweets tranchants ont rythmé ses quatre années au gouvernement.
Theo Francken : des tweets tranchants ont rythmé ses quatre années au gouvernement.© DIRK WAEM/BELGAIMAGE

Solution 3 : Des cérémonies de naturalisation

Cela dit, les contributeurs au débat organisé par Le Vif/L’Express rejoignent le parti nationaliste flamand sur un point : l’importance de l’identité, telle qu’elle est décrite par le président Bart De Wever dans son dernier livre, Over identiteit. A une différence près, et pas des moindres : ils restent dans le cadre belge, alors que la N-VA privilégie la Flandre.  » Il ne faut pas sous-estimer les mesures symboliques, pose Fatima Zibouh. Lors d’un séjour aux Etats-Unis, dans le Michigan, j’ai eu la chance d’assister à une cérémonie de naturalisation. J’ai été impressionnée et j’ai compris l’importance de ce moment. Le maire de la ville accueille ces personnes venues de tous les pays du monde et leur dit « vous êtes l’Amérique ». C’est un discours de valorisation, de promotion, de reconnaissance. Et c’est un moment vraiment festif, au cours duquel les immigrés rejoignent la communauté. Par ce rituel, on reconnaît que ces gens deviennent des contributeurs du projet commun. En Belgique, après un long parcours pour obtenir la nationalité, on reçoit un simple courrier dans la boîte aux lettres, on est reçu par une personne à l’administration, plus ou moins bien selon son humeur : c’est tout… Et n’oublions quand même pas que la N-VA remet ouvertement en cause la plus-value des communautés maghrébine et africaine. Cela a été dit par Theo Francken, explicitement.  »

Cécile Djunga, comédienne et présentatrice météo à la RTBF : le CSA précise que 14% seulement des intervenants à la radio et à la télévision sont issus de la diversité.
Cécile Djunga, comédienne et présentatrice météo à la RTBF : le CSA précise que 14% seulement des intervenants à la radio et à la télévision sont issus de la diversité.© JEAN MARC QUINET/REPORTERS

Mais la cérémonie en question pourrait faire l’objet d’un consensus.  » Lors de réunions publiques organisées par eChange, tout le monde a approuvé cette idée de mettre en place une cérémonie de naturalisation, précise Michel Visart. On rappellerait, à cette occasion, les droits et les devoirs de chacun, pour en faire de vrais citoyens du pays.  »  » C’est fondamental parce que l’être humain a besoin d’appartenir à un groupe qui le valorise, souligne Luan Abedinaj. Cette cérémonie génèrerait un sentiment fort d’adhésion. De manière générale, en Europe, on a un discours trop négatif sur l’immigration. Or, l’histoire nous montre que les pays les plus puissants le sont devenus par l’immigration.  »  » Il y a 180 nationalités à Bruxelles, relève Loubna Azghoud. Nous sommes la deuxième ville la plus cosmopolite au monde après Dubaï. Est-on prêt à affronter cet enjeu-là ? C’est un vrai challenge. Nous n’y arriverons qu’en reconnaissant l’autre comme citoyen à part entière.  »

Les mentalités évoluent dans le sens d’une forme moderne de protectionnisme.

La chercheuse Fatima Zibouh ajoute une idée complémentaire :  » Un autre élément qui manque dans ce pays, c’est un lieu valorisant la mémoire de toutes ces vagues migratoires. Nous aurions besoin d’un espace comparable au musée d’Ellis Island à New York, qui décrit merveilleusement bien l’arrivée des immigrés et leur apport à la société américaine. L’historienne Anne Morelli en parlait déjà dans les années 1980, mais c’est resté lettre morte. A Bruxelles, la ville la plus cosmopolite d’Europe, il n’y a rien qui retrace cette histoire. Dans ma famille, j’ai des oncles qui ont contribué à la construction du métro bruxellois, en creusant sous le canal, mais on n’en parle nulle part. On pourrait aussi parler des immigrations juive, italienne, des pays de l’Est… Même à l’école, on parle de nos ancêtres les Gaulois ou de la Seconde guerre mondiale, sans évoquer les Marocains qui y ont participé. La question de l’imaginaire collectif est fondamentale parce qu’elle permet de créer un horizon commun et un destin partagé.  »

Jean-Michel Lafleur, directeur adjoint du Cedem à l'ULiège.
Jean-Michel Lafleur, directeur adjoint du Cedem à l’ULiège.© DR

Solution 4 : Un accompagnement socio-économique

L’intégration des immigrés passe, aussi, par le travail.  » En tant qu’employeur, je peux vous dire qu’un grand nombre de patrons sont tout à fait favorables à l’intégration des migrants, affirme Michel Croisé, CEO de Sodexo Benelux. Nous en avons tous besoin. Pour ne parler que de mon cas, j’ai 140 emplois vacants en permanence en Belgique, 80 au Luxembourg et le nombre est plus important encore aux Pays-Bas. Il faut offrir un vrai support à ceux qui arrivent ici afin qu’ils s’intègrent dans des conditions optimales, bien sûr, mais aussi qu’ils répondent aux exigences du marché du travail. Assouplir un accès à la formation de base en langues, par exemple, me semblerait bienvenu. Je ne nie pas qu’il peut y avoir un sentiment mitigé au sein du personnel. Nous devons mener un travail en profondeur pour expliquer ces mesures que j’appelle « de correction d’inégalités », surtout auprès des moins scolarisés. Il faut leur expliquer que cela ne menace pas leur emploi, mais que cet apport de forces vives favorise le développement de l’entreprise.  »

Ne faut-il pas, de façon plus générale, une politique volontariste de la part des partenaires sociaux ?  » Partout en Europe, des initiatives existent déjà pour proposer des projets formateurs aux réfugiés et les orienter vers le marché de l’emploi, souligne Luan Abedinaj. En Allemagne et en Italie, il y a des formules mixtes avec des stages en entreprise où l’on alterne formation, cours de langues, encadrement administratif… Chez nous, l’offre de parcours d’intégration est conséquente, des moyens ont été mis en place, mais c’est insuffisant parce que cela ne touche pas certains publics. On pourrait développer l’idée de fonds sectoriels gérés par les partenaires sociaux pour accompagner ces travailleurs migrants, c’est une évidence.  » Le développement de la formation en alternance est une priorité électorale avancée par tous les partis. On lui donnerait des accents de diversité.

Loubna Azghoud, en charge de la stratégie Entrepreneuriat féminin - Women in tech à l'Agence Bruxelloise pour l'accompagnement de l'entreprise.
Loubna Azghoud, en charge de la stratégie Entrepreneuriat féminin – Women in tech à l’Agence Bruxelloise pour l’accompagnement de l’entreprise.© DR

Le monde politique doit fixer le cap. Il devra, aussi, adapter les pratiques.  » Daniel Martin, directeur d’un centre régional d’intégration, soulignait lors de nos débats que l’apprentissage de la langue dans le contexte francophone est souvent très carrée et montre trop peu de flexibilité, décrypte Jean-Michel Lafleur. On fixe des règles pas toujours compatibles avec la vie et le parcours du migrant : il veut commencer un cours en juin, mais on lui demande d’attendre jusqu’en septembre. On trouve des cours d’alphabétisation à la pelle, mais peu offrent un niveau de connaissance plus élevé, donnant accès à des emplois plus qualifiés. Les initiatives existantes doivent s’articuler de manière plus cohérente.  »

Faciliter les procédures pour encourager leur utilisation, en somme. Là encore, ce serait un signal fort.  » Il faut considérer l’apport des migrants comme une opportunité pour lutter contre les emplois en pénurie ou créer des entreprises, insiste Loubna Azghoud. Des organismes comme l’OCDE ont bien montré que la mise au travail de ces personnes générerait une augmentation du PIB. C’est même indispensable pour relancer le pays dans un contexte de vieillissement de la population.  »  » Il me semble essentiel d’encourager l’entrepreneuriat, prolonge Michel Visart. Aujourd’hui, ce n’est pas toujours facile pour quelqu’un qui a « le mauvais profil » d’obtenir un crédit auprès d’une banque, d’où l’importance de créer des institutions de microcrédit.  » Une certitude : la rupture sur la question migratoire passe par une approche dynamique de l’économie. En s’inspirant du modèle allemand, quand la chancelière Angela Merkel a donné son feu vert à l’accueil, pour autant que l’on crée de l’emploi – et cela a marché…

Fatima Zibouh, chercheuse en sciences politiques et sociales de l'ULB.
Fatima Zibouh, chercheuse en sciences politiques et sociales de l’ULB.© DR

Solution 5 : Un autre discours médiatique

Cette nouvelle approche de la question migratoire passe par un changement de discours, après quatre années rythmées par les tweets tranchants du secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migation, Theo Francken (N-VA), sources de débats polarisants dans les médias.  » La question médiatique est fondamentale, insiste Fatima Zibouh. Des amis journalistes me disent souvent que ce n’est pas facile pour eux de relayer les initiatives positives qui se mettent en place sur le terrain. La plupart des chroniqueurs sont des hommes, blancs, sortis d’une université. Le baromètre de la diversité du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) précise qu’à peine 14 % des intervenants à la télévision et à la radio sont issus de la diversité et les chiffres descendent à 11 % pour les programmes d’information. Des outils intéressants existent, pourtant, comme la base de données Expertalia, mais peu de journalistes la consultent pour essayer de diversifier leurs sources d’informations. On fait souvent des remarques sur l’entre-soi communautaire, mais il y a là aussi un entre-soi médiatique. Briser cette logique est un véritable enjeu.  »

Plus il y a de la diversité en entreprise, plus il y a de la créativité et de l’innovation.

 » La responsabilité des médias et des réseaux sociaux est écrasante, appuie Loubna Azghoud. On vit une transformation incroyable à tous les niveaux de la société et les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel. Chacun est enfermé dans sa bulle, chacun suit les médias qui le confortent dans ses opinions. Il faut se mettre à la place d’un immigré et voir ce que nous renvoient les médias et les réseaux sociaux en matière de discriminations et de stéréotypes. En résumé, on nous dit que nous n’avons pas notre place dans la société ! Dans les quartiers où il y a 40 % de jeunes sans emploi, cela a des effets terribles.  »

Il faut inverser la tendance.  » Quand des personnes issues de l’immigration voient des personnes issues de l’immigration prendre la parole au niveau médiatique, cela a un impact énorme au niveau de la fierté et de la reconnaissance, avance Fatima Zibouh. La conséquence de la situation actuelle, c’est la naissance d’un nombre croissant de médias alternatifs, créés par des personnes qui ne se reconnaissent pas dans les médias mainstream. On peut s’en féliciter parce que cela nourrit le débat démocratique. Mais le risque, c’est que ça renforce les entre-soi. Avec les algorithmes, on se retrouve entre convaincus, et plus vraiment dans des espaces d’échanges et de confrontations qui nous transforment.  »

Luan Abedinaj, spécialiste des migrations à la CSC.
Luan Abedinaj, spécialiste des migrations à la CSC.© DR

Pour changer la donne, il faut poser la question de la composition des rédactions, des conseils d’administration…  » Dans tous les projets, il est essentiel de réfléchir avec des personnes qui ressemblent le plus possible à la société belge, poursuit la chercheuse. Des études montrent que plus il y a de la diversité en entreprise, plus il y a de la créativité et de l’innovation.  »  » Cela vaut pour toutes les entreprises, prolonge Michel Croisé. J’aspire à ce que notre personnel corresponde le plus possible à la société. De façon très pragmatique, cela permet de développer des services adaptés à tout le monde.  » C’est un atout commercial, en plus d’une responsabilité sociétale.

L’adaptation du discours médiatique passe, encore, par une information de qualité, vérifiée, recoupée… et précise.  » La technicité de la matière est un écueil, explique Luan Abedinaj. Il ne faut pas confondre un immigré, un migrant ou un sans-papier. Les « travailleurs détachés » ne sont pas des travailleurs migrants : ce sont les travailleurs de l’Union européenne qui peuvent s’installer en Belgique en prouvant qu’ils ont des moyens de subsistance ou un contrat de travail. La liste des statuts est très longue et elle dépend de législations très différentes. Il faut veiller à être correct dans l’analyse.  »  » C’est fondamental d’utiliser le mot juste, plaide Michel Visart. Dans l’urgence, on ne le fait pas toujours. Le journaliste doit rendre compte de la complexité du phénomène.  »

Michel Croisé, CEO de Sodexo Belgium.
Michel Croisé, CEO de Sodexo Belgium.© DR

Ne soyons pas naïfs. La radicalisation des jeunes d’origine étrangère, les problèmes d’intégration et le décrochage des deuxième et troisième générations restent des réalités inquiétantes. Il faut en parler.  » Mais nous défendons l’idée selon laquelle nous devons changer de paradigme, souligne Jean-Michel Lafleur. Pour beaucoup, la naturalisation se limite à une carte d’identité et à une source de contraintes, c’est tout. Or, ce devrait être du bonheur pour l’heureux élu et, pour la société, un moment de visibilité de la transformation de la Belgique. Chez nous, l’identité nationale est souvent perçue comme un gros mot, on n’est pas autorisé à en être fier. Pourtant, on ne crée pas une nation qui marche sans un minimum de rites, de symboliques communes.  »

 » Nous n’arriverons à ce changement de paradigme que si l’on travaille les projets avec les personnes d’origine étrangère, et pas seulement pour elles, clame Fatima Zibouh. Pendant longtemps, les politiques ont développé une vision bien trop paternaliste. Ce schéma-là a montré ses limites et parfois ses échecs. Aujourd’hui, il est impératif de réfléchir ensemble, dans une démarche inclusive. En étant vigilants dans tous les domaines en politique, dans les entreprises, dans les médias.  »

En caricaturant à peine, voilà une troisième voie susceptible de rompre tant avec l’aveuglement des années Moureaux qu’avec l’intransigeance verbale des années Francken. Encore faut-il qu’une volonté s’exprime en ce sens après le scrutin du 26 mai.

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