Luc Delfosse

Charles, Bart, les termites et leurs maîtres

Luc Delfosse Auteur, journaliste

A bien y regarder depuis le parc aux allées en patte d’oie qui lui fait comme un jardin particulier, une lumière sourd au premier étage de l’hôtel austère du L*. La nuit agonise dans les tunnels de la capitale mais le petit Charles n’arrive toujours pas à fermer l’oeil.

L’enfant, les reins calés par des oreillers et des polochons, est assis dans un lit à baldaquin, aussi vaste, lui semble-t-il, qu’une scène d’opéra. C’est précisément à cause de ce pageot ducal – bois sombre, colonnes spiralées, brocart cramoisis, festons de vieil or… – , que Charles a choisi cette chambre digne d’un dauphin. Ses parents, comme d’habitude, ont cédé. Comment refuser quoi que ce soit à l’enfant surdoué dont les professeurs ne tarissent pas d’éloge ?

Contrairement à la plupart des têtes d’oeuf qui empilent les prix d’honneur, Charles a même deux ou trois amis. A la vérité, en échange de quelques devoirs, à l’abri de son paravent de bonnes manières, on lui laisse croire qu’il tient à sa main cette petite bande de voyous dont les biscotos et les manières de petites frappes tiennent à distance ceux qu’ils surnomment « la plèbe », « les ploucs » ou « les pedzouilles ». Bref comme tous les possédés, le petit Ubu croit qu’il règne.

Pour l’heure, Charles angoisse. Il pétoche ferme pour tout dire à l’idée de s’emberlificoter dans le petit compliment qu’il prépare de longue date pour l’anniversaire de son parrain. Depuis quelques années, l’oncle Bart – que l’idée de s’installer dans la capitale a toujours débecté -, ne quitte plus la ville de A*. C’est là qu’il mène, main de fer dans un gant de crin, le florissant négoce qui lui permet de tenir le royaume à sa main. L’enfant, formidablement inquiet du dedans comme tous les parfaits, craint le trou de mémoire qui fera immanquablement naître un rictus sur le visage de son parent. Ce quasi tuteur, ce parangon ne supporte pas les demi-sel.

Dans la nuit qui agonise, le petit Charles répète le joli compliment qu’il dira pour l’anniversaire de l’oncle Bart…

Depuis des semaines, Charles repasse donc en boucle la fable qu’il dira, au dessert, debout sur une chaise au signal (un simple clin d’oeil) que lui fera Louis son père.

Il n’y aura que du beau linge, va s’en dire. La soif secrète d’en remontrer à l’oncle qui, à la vérité, tient le sort de la famille entre ses mains, lui a fait choisir l’un des textes les plus difficiles de La Fontaine : « Les Termites et leurs maîtres ». A l’abri des tentures qui étouffent la voix qui a déjà mué, ne s’égarant plus que très rarement dans les aigus, Charles scande pour la énième fois :

« Les Termites et leurs maîtres » de Jean de la Fontaine…

Il frémit en imaginant tous les regards tournés vers lui : oncle Didier qui ne l’aime pas et qu’il hait, oncle Theo et oncle Jan rigolards, tante Liesbeth un peu ivre, la cousine Elke, tante Jacqueline qui barrit déjà, oncle Siegfried qui chantera au dessert… Il sera perché en bout de table dans son joli costume marin ; maman torturera sa serviette, papa noiera par inadvertance sa barbe dans un verre de pécharmant 2011. Et le parrain! Lui, au régime perpétuel, ne boit plus que de l’eau (de Vichy) et le soupèse de son regard d’ogre… Le jouvenceau s’énerve : il va leur en mettre plein la vue ! Mais au fond du fond, il n’en est pas si sûr.

Il reprend illico :

« Les Termites et leurs maîtres », Jean de la Fontaine ! Et il enchaîne en détachant scrupuleusement les syllabes comme le lui a appris Madame Anne au cours de diction.

Un jour deux mendiants dans les bois rencontrent

Un clan de termites que la faim venait d’y apporter.

Ils les avalent des yeux, du doigt se les montrent,

L’un se baisse déjà, s’apprête à les ramasser.

– Pardieu dit le plus prompt des deux,

C’en est fini de notre état pouilleux !

Dressées, ces créatures feront de nous

L’égal de Crésus, un train de sapajou !

Ce qui fut dit fut fait promptement :

Les termites n’étant pas sans talent

Apprirent céans cent tours de passe-passe,

Bondissent en des cerceaux, en cabrioles se surpassent.

A la foire, les matois comme de bien entendu

Gobent tant de sols, de sesterces et d’écus

Que bientôt ils acquièrent un palais de vieux cèdre.

Les bestions savants, on imagine leur ardeur,

Trouvent aussi à leur goût l’exquise demeure.

En trois semaines le trésor est digéré.

Les termites repus, obèses, chantant Dies irae,

Regagnent le bois, laissant cois et nus leurs montreurs.

Charles, ravi par son propre débit, fait une pause et conclut d’une voix de stentor :

Chacun tourne en réalités,

Autant qu’il peut ses propres songes ;

L’homme est de glace aux vérités

Il est de feu pour les mensonges (1).

— Oncle Bart va adorer ! Il est si bon au fond sous ses airs de cannibale…

Et Charles s’endort enfin, dans un parfum de triomphe, ramenant les draps de lin par-dessus son visage béat. ˜

(1) Cet ultime quatrain est authentique et clôt Le Statuaire et la statue de Jupiter, Fable VI, Livre neuvième, par Jean de la Fontaine.

Dans la nuit qui agonise, le petit Charles répète le joli compliment qu’il dira pour l’anniversaire de l’oncle Bart…

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