Thierry Fiorilli

C’est beau comme les yeux qui racontent, par Thierry Fiorilli (chronique)

Thierry Fiorilli Journaliste

Antonella Sarnico vit à Brescia, en Lombardie. Brescia, ça se prononce « brèchia ». Mais il faut étirer un peu le « ch », pour faire comme le bruit du ski sur la neige. Elle est photographe. En mars 2020, alors que l’Italie, le nord surtout, donc la Lombardie aussi, s’affaisse sous le coronavirus, elle perd son nonno, Giovanni. En quatre jours, pffffuit, envolé. A cause du virus. Puis ses parents sont contaminés. Elle, elle est loin d’eux. Coincée. C’est le confinement, tous claquemurés. Et elle se dit que « personne ne s’occupe des dégâts psychologiques de cette pandémie ». Alors, lockdown levé, elle lance son Covid-19 reportage humain. Pendant un an, elle sillonne sa ville. Avec son appareil, un feutre noir et un rouleau de papier adhésif recyclable.

Ce sont les regards qui disent la vie comme elle était, comme elle est devenue et comme on rêve qu’elle soit.

Elle photographie une centaine de personnes, de 2 à 95 ans, avec le mot qui, pour elles, symbolise cette crise. Elle l’écrit sur l’adhésif, qu’elle pose sur leur masque et puis cadrage très serré. Pour le Corriere della Sera, ses clichés « ne parlent pas mais hurlent ». Et « chacun peut y se reconnaître ». Antonella explique qu’elle a pensé que « communiquer à travers les yeux serait la forme la plus évocatrice pour exprimer ce que nous avons ressenti », que certains ont accepté tout de suite, que d’autres ont refusé, qu’on l’a parfois contactée parce qu’on voulait en être, qu’il y en a qui ne trouvaient pas le mot, qu’elle devait le faire sortir, jaillir.

Les clichés d'Antonella Sarnico ne parlent pas mais hurlent. Surtout par les regards.
Les clichés d’Antonella Sarnico ne parlent pas mais hurlent. Surtout par les regards.© wabisabigram_

Sur son compte Instagram (wabisabigram_), on voit tous ces mots mariés à tous ces yeux. On voit qu’ils ne sont pas siamois. « Malaise » s’étale sous un regard clair. « Anxiété » sous un déterminé. « Repos » sous un naufragé. « Game over » sous un amusé. « Tranquillité » sous un où on devine des clameurs. « Conscience » sous un grave. « Complot » sous un rieur. « Rage » sous un serein. « Renaissance » sous un qui semble vide. Il y a aussi « Barreaux », « Paix », « Solidarité », « Courage », « Monstres », « Futur », « Maman », « Désespoir », « Espérance », « Peau », « Bord », « Tristesse », « Intimité », « Consternation », « Air », « Gaspillage », « Dépression », « Solitude ». Un très petit tire la langue. Un très vieux n’a que du silence sur son masque.

C’est que les mots valent ce qu’ils valent. Comme toujours, comme partout. Mais ce sont bien les regards qui disent vraiment tout ce qui s’est éteint, ce qui est entré en éruption, ce qui a sombré, ce qui a émergé, ce qui ne sera jamais plus, ce dont on peut rêver, ceux qui se sont révélés, ceux qu’on a découverts minables, les exploits et les épuisements, la fatalité et le miracle. On y lit des prières, des mains qui tremblent, des colères, des promesses d’ivresse, des jours décomptés sur un mur de geôle, des sésames pour la liberté, des champs de larmes et des manifestes révolutionnaires. La vie comme elle était, comme elle est devenue et comme on rêve qu’elle soit. Racontée depuis dehors. Depuis une ville dont le nom sonne comme une glissade en pente douce.

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