© Anthony Dehez

« Avanti! On avance et on verra après »: le portrait de la pianiste Hagit Hassid-Kerbel

La pianiste a cofondé avec son mari violoniste un festival où se sont produits les plus grands musiciens, qui ont aussi enseigné aux jeunes. Parti de rien, le couple a transformé le projet en école. Depuis, Musica Mundi accueille des prodiges, souvent boursiers.

Hagit Hassid-Kerbel nous attend sur le perron de son école. Un peu bonne fée, un peu Mary Poppins, un peu Minerva McGonagall – la prof dans Harry Potter, la directrice de Musica Mundi tient de tout cela à la fois. Même si son chat est noir, alors que celui de la saga de J. K. Rowlings est tigré. « Laurel, notre sous-directeur », s’amuse Hagit, avant d’ajouter que Hardy, « le plus gros », paresse dans le patio. Pour les quarante élèves, la semaine est presque terminée et, en ce moment, ils chantent dans l’ancienne chapelle: 16 heures, le vendredi, c’est « chorale ». Nous suivons la directrice dans la salle des profs, où les échanges se font en anglais. Avant de se quitter pour rentrer chez eux, tous se lancent un « à demain ». Le samedi, ils reviennent en effet, sur leur temps libre, cultiver le potager avec les étudiants. « Parce qu’ils en ont envie », ajoute notre interlocutrice, aussi émue qu’heureuse et qui conclut « c’est beau quand même ». Un peu Mary Poppins, un peu magicienne mais également un peu maman, donc. Il faut dire que ses élèves, tous internes, ont entre 11 et 19 ans et que la plupart ont quitté leur famille pour passer l’année parfois à des milliers de kilomètres de chez eux. Pas facile, la vie d’artiste.

Sa plus grosse claque: « Pendant quinze ans, nous avons bataillé pour construire notre école à Waterloo pour finalement voir notre permis refusé. C’était très dur à encaisser mais nous n’aurions jamais été aussi bien qu’ici. Dans un sens, je dis merci. »

Musica Mundi est une famille, certes, mais reste avant tout une école. Sa particularité? Dispenser à la fois un enseignement musical et général – un cursus de trois ans au total – destiné à permettre à ces surdoués de « se trouver ». « Nous ne gérons pas des élèves mais des carrières, chaque enfant est différent et les possibilités qu’offre la musique sont si nombreuses qu’on ne voudrait pas qu’il passe à côté de qui il est ou de sa vocation. Tout le monde ne doit pas devenir instrumentaliste, cette année un élève a découvert qu’il adorait diriger, un deuxième s’est passionné pour le jazz là où d’autres encore se verraient bien devenir solistes. Notre travail, c’est de leur ouvrir toutes les possibilités pour qu’ils ne soient jamais frustrés », souligne Hagit Hassid-Kerbel.

Un « service chocolat »

Trois ans seulement après l’inauguration de l’école, le nombre d’élèves a doublé. On en compte désormais quarante, dont neuf qui termineront leur formation cette année. Un départ qu’Hagit redoute, une sorte d’angoisse du nid vide, même si une dizaine de nouveaux élèves rejoindront les rangs. « Mais pas plus, nous grandissons petit à petit. » Pas évident, pourtant, de limiter les inscriptions. Si le minerval s’élève à 25 000 euros, ce n’est que la moitié de ce qu’il coûte à l’étranger pour ce type d’enseignement. Ce minerval, la musicienne ne s’en cache pas, seuls quatre inscrits sont issus d’une famille parvenant à s’en acquitter. Les autres sont boursiers, soutenus par de généreux mécènes mais avec toujours une participation des parents, ne serait-ce que symbolique. Une chose est certaine: « Ici on ne refusera jamais un élève pour des questions financières. »

Pour comprendre l’origine du projet, il faut partir en Israël, là où est née Hagit Hassid. Une jeune fille douée pour les mathématiques et pour le piano, tellement douée pour la musique que l’armée, où elle effectue son service militaire obligatoire, l’autorise à poursuivre ses études au Conservatoire en parallèle. Un « service chocolat », comme le qualifie la directrice. Et c’est lors de son premier jour de cours qu’elle tombe amoureuse de Leonid Kerbel, sans l’avoir vu, juste en l’entendant répéter dans une salle voisine. Douze mois plus tard, Leonid, qui poursuit sa formation chez un maître violoniste à Bruxelles, demande à sa belle de l’épouser et de l’y rejoindre, initialement pour une année. C’était il y a trente ans. Un démarrage pas si facile, surtout pour trouver un appartement sans parler la langue: « Israéliens, jeunes et musiciens, on avait tout pour plaire », se remémore-t-elle avec humour. Pas évident non plus, pour elle, de trouver des élèves alors qu’elle ne connaît personne. En attendant, il faut vivre et c’est ainsi que la jeune femme se présente un matin chez Elal, la compagnie aérienne israélienne, réputée pour engager des compatriotes à l’étranger. « Je suis pianiste, j’ai faim et je veux travailler », lance-t-elle au responsable local, qui l’engage immédiatement. Son salaire lui permettra de poursuivre ses études de piano, avant de l’enseigner – sa véritable passion. Deux ans plus tard, ni elle ni Leonid ne songeaient plus une seconde à repartir dans leur pays d’origine.

Hagit Hassid-Kerbel et son époux Leonid.
Hagit Hassid-Kerbel et son époux Leonid.© Anthony Dehez

L’histoire aurait pu s’arrêter là si, parmi les élèves d’Hagit, ne s’était trouvée Debora, une jeune fille tellement douée que la prof réalise que si elle ne voyage pas et ne se frotte pas au talent des plus grands, elle risque de le voir gâché. Or, ses parents sont catégoriques: pas question de l’envoyer en stage aux Etats-Unis à 12 ans. Hagit fulmine et, durant une nuit entière, elle et Leonid se creusent la tête pour trouver une solution, pour Debora, déjà, plus largement pour tous ceux qui, un jour, se trouveront dans la même situation. A l’aube, tout s’éclaire: si les élèves ne peuvent pas partir, ce sont les maîtres qui viendront à eux. Reste à convaincre et surtout à trouver un lieu, des étudiants et des fonds. En un mot, tout. Deux rencontres permettront au rêve de devenir réalité: l’une avec Madeleine Ross, administratrice de la Chapelle musicale Reine Elisabeth, l’autre avec John Martin, l’homme d’affaires et propriétaire d’hôtels, dont celui du Château du Lac, à Genval. La première convainc son conseil d’administration de prêter son bâtiment aux élèves durant l’été tandis que le second accueillera le festival Musica Mundi et les artistes dans son domaine. Un comité de bonne volonté est par ailleurs chargé de trouver des sponsors. Un projet pharaonique, évalué autour des 100 000 euros qui, en principe, aurait mis deux ans à se construire. Sauf qu’avec les Kerbel, six mois plus tard, le premier festival voit le jour.

En 1999, en effet, vingt-neuf élèves débarquent, le budget est honoré et la guest-star n’est autre que le célèbre violoncelliste Mischa Maisky. Le succès du festival se confirme lors de l’édition suivante, à tel point que, rapidement, une réflexion émerge: pourquoi se limiter à l’été et ne pas enseigner toute l’année? Fidèle à elle-même, Hagit se lance bille en tête et, grâce à la générosité de quatre mécènes, Musica Mundi acquiert un terrain de sept hectares, non loin du site de Berlaymont, à Waterloo, et trouve un promoteur immobilier qui, en échange de la cession de cinq hectares, financera la construction de l’école sur les deux derniers. Et là, c’est la claque! Après tant d’années de lutte et d’attente, le permis leur est refusé. La directrice le confie, elle en a pleuré.

Son plus gros risque: « Pour la quatrième édition du festival, nous invitons Maxime Vengerov, star mondiale du violon. Du coup, notre budget est multiplié par deux. Je propose la majorité des places à un de nos principaux sponsors, en échange de la prise en charge totale du cachet de l’artiste, ce qu’il a accepté. »

Un couvent providentiel

Là où d’autres auraient baissé les bras, les Kerbel ne se laissent pas abattre et, comme on jetterait une bouteille à la mer, font passer le message: ils cherchent « une alternative ». L’info finit par arriver aux oreilles de Patrick Dubois, responsable financier de l’ archevêché de Malines-Bruxelles et, aujourd’hui encore, la professeure de piano concède qu’elle n’a « rien compris » à ce coup de téléphone qui leur fixait rendez-vous dans un couvent situé à 900 mètres de chez elle, pile en face de la Butte du Lion. Albert 1er avait décidé l’édification de ce lieu de paix, pour « contrebalancer » les morts tombés lors de la célèbre bataille de 1815. En 2016, sur les cent cinquante dominicaines qui occupaient jadis le bâtiment n’en restent plus que huit, qui s’apprêtent à partir. L’archevêché souhaite que le site reste dédié à la paix ; quoi de mieux, dès lors, que de le vouer à l’enseignement de la musique à des élèves de toutes religions et de toutes origines? Un peu sonnée par cette proposition, Hagit Kerbel explique durant la visite qu’elle et son mari ne disposent pas des fonds nécessaires. « Nous n’avons pas besoin d’argent mais de vous ici », réplique Patrick Dubois. « Mais vous êtes au courant que nous sommes juifs? », ajoute le couple. « Nous venons tous du même Dieu », conclut alors une soeur, en lui montrant des lettres hébraïques gravées sur le tabernacle de la chapelle. Le deal – un bail emphytéotique de nonante-neuf ans – est conclu pour un loyer symbolique d’un euro par mois.

En revanche, des travaux colossaux sont à prévoir, en ce compris toute l’électricité qui n’était pas reliée à la terre. « Vous comprenez, nous sommes connectés aux cieux », taquine le représentant de l’ archevêché. Comme toujours, Musica Mundi trouvera une solution et parviendra à faire réaliser les travaux. Deux ans plus tard, en 2018, l’école accueille ses premiers élèves. Rétrospectivement, sa directrice ne pense pas avoir réalisé quelque chose d’exceptionnel. A ses yeux, le projet était si extraordinaire qu’il a convaincu. En revanche, elle concède avoir peut-être eu le tempérament pour parvenir à le porter: « Les mots « peur » et « frein » n’existent pas dans mon vocabulaire. A part des araignées, je n’ai peur de rien. »

On pourra écouter le prochain concert de Musica Mundi gratuitement sur YouTube le 2 avril.

Ses 5 dates clés

  • 1995: « Je tombe amoureuse de Leonid en l’entendant répéter, sans l’avoir vu. »
  • 1998: « En une nuit, nous avons l’idée de créer le festival Musica Mundi. Je rencontre ensuite John Martin et Madeleine Ross, grâce à qui, six mois plus tard, on accueille Misha Maisky et vingt-neuf élèves pour sa première édition. »
  • 2002: « Le festival accueille Maxime Vengerov, à l’époque le plus grand violoniste au monde. Un risque énorme mais qui nous a propulsé dans la cour des grands. »
  • 2016: « L’archevêché de Malines-Bruxelles nous propose un couvent de Waterloo pour y installer l’école. »
  • 2018: « Après deux ans de travaux, nous accueillons nos premiers élèves. »

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