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Au zinc des prophètes: nous avons « réuni » Jésus, Marx, Freud et Friedman autour d’une Stella

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Le Vif a retrouvé Jésus-Christ, Karl Marx, Sigmund Freud et Milton Friedman sur la terrasse d’une ville inconnue, autour d’une bière fraîche versée dans des verres lisses par un prolétaire en colère.

Ils n’avaient même pas pu ouvrir la bouche. Elle était arrivée sur une planche à roulettes, s’était arrêtée, leur avait demandé le chemin, et ils étaient restés tous les quatre sans rien dire, comme bloqués, la main serrée sur leur chope. Elle était si belle et si jeune, et eux si gourds et si raides, assis comme ça à la terrasse du Café des Sports. Les traits fins de son visage rappelaient à Jésus l’alignement aérien des oliviers sur les collines de Palestine. Friedman n’avait plus vu des courbes si poétiquement ondulantes depuis les séries statistiques encodées pour l’administration Roosevelt, au temps du New Deal. Marx ne s’était plus senti si ridicule devant quelqu’un depuis ses fiançailles, enfin, fiançailles, elles avaient duré sept ans, et ils s’étaient beaucoup vus, avec Jenny von Westphalen, quand elle, la reine des bals de Trèves, l’avait appelé pour la première fois « son sanglier noir sauvage ». Et Freud trouvait à cette si légère skateuse la douceur aérienne des Sachertorte de la Belle Epoque viennoise.

Oh moi, l’islam, vous savez…

Jésus-Christ

Et donc, foudroyés par cette apparition céleste, ils n’avaient rien pu lui dire quand elle avait voulu savoir comment arriver dans le centre-ville. C’était Jonathan qui était intervenu. Il venait leur resservir quatre chopes, des Stella dans un verre lisse – Freud insistait beaucoup pour qu’elles ne soient pas servies dans des striés, qui lui rappelaient la dureté de la brosse avec laquelle la bonne catholique qui le gardait, enfant, le peignait, et qui n’étaient de toute façon adaptés qu’à la Jupiler -, avait vu la jeune fille répéter ses questions aux quatre génies pétrifiés, avait demandé « que se passe-t-il mademoiselle, pourquoi importunez- vous nos clients?« , et lui avait expliqué par où se laisser descendre pour atteindre la Ville-Basse. L’ odalisque au skateboard avait lancé sa planche à roulettes dans une impulsion de sneakers, et avait disparu dans un fracas charmant. « C’est ça, et ne reviens plus. On n’est plus chez nous ici. Pauvre Belgique », avait grommelé Jonathan en posant les verres. Jonathan travaillait depuis quelques semaines au Café des Sports. Il avait une petite vingtaine d’années, et avait vite chaud mais besognait beaucoup et très bien. Il aimait bien les quatre vieux – celui avec ses longs cheveux et sa couronne d’épines l’était moins que les autres, mais qui n’est pas vieux pour qui n’a que 20 ans? – qui venaient une ou deux fois par semaine s’enivrer, se disputer et se réconcilier, même s’ils parlaient parfois beaucoup trop fort. Et justement, là, pendant qu’il grommelait sur la skateuse, ils ne parlaient plus du tout. Ils étaient encore sonnés. « Que se passe-t-il messieurs? Cette fille voilée vous a importunés? »

« Cette fille quoi? » demanda Marx.

« Bin cette fille avec son voile. L’Arabe, quoi. Il y en a de plus en plus. On n’est plus chez nous », répondit Jonathan.

Ils n’avaient pas vu que la skateuse portait ce signe religieux.

« Mais quelle voile? C’est grâce à des roulettes que sa planche avançait », dit Friedman, qui était celui que les choses religieuses fascinaient le moins, mais qui n’avait rien remarqué quand même.

« Mais non, pas sur sa planche. Sur ses cheveux, sur sa tête, quoi, comme font certaines musulmanes. Il y en a de plus en plus », précisa Jonathan qui s’était éloigné pour prendre une commande à côté.

Jésus-Christ
Jésus-Christ© Vadot

L’Arabe et la tente

« Oh… » fit Freud en léchant la petite mousse de Stella qui s’était posée sur sa moustache. « On ne l’a pas vu, et on est restés immobiles. Quelle humiliation narcissique! » commença-t-il. Pour lui, les cheveux portaient une forte charge libidineuse. Les couper très courts, les serrer en chignon, ou les cacher, comme beaucoup de ses patientes lui avaient expliqué en rêver, traduisait une perte de libido, ou la crainte de la perdre. « C’est vraiment très curieux », ajouta Freud. « L’ondulant déplacement de cette très jolie jeune fille nous a tous saisis d’un désir qui a aussitôt été réfréné, comme si la conjonction de sa beauté libre et la contention de ses cheveux avait simultanément poussé sur le frein et sur l’accélérateur libidinal, et nos moteurs ont calé, nous plongeant dans ce blocage apathique où nous a trouvé Jonathan… Oui, curieux », réfléchit-il à voix haute.

Comme quoi l’opium, ça sert toujours les intérêts des bourgeois. »

Milton Friedman

« Beh bien sûr ça monsieur », dit Jonathan, que tout ça énervait et qui était revenu transpirant parce qu’il avait dû laver une dizaine de verres lisses vides, descendre à la cave déposer un fût vide de Stella, en monter un plein, le fixer à la pompe, remplir une dizaine de verres lisses et les apporter sur la terrasse. « Il y en a vraiment de plus en plus, des Arabes, et ils dérangent tout le monde avec leurs freins et leurs accélérateurs. »

Jésus, qui avait grandi au Proche-Orient, l’interrompit en lui disant que cette ville, dans ce cas, était bien différente de Babylone, dont le Livre d’Esaïe (13, 20) disait qu’elle ne serait plus jamais habitée, « L’ Arabe n’y dressera point sa tente, Et les bergers n’y parqueront point leurs troupeaux », ou bien c’est parce qu’une planche à roulettes est plus facile à dresser qu’une tente, et il se trouva très drôle et rit. Mais Jonathan n’avait pas écouté, parce qu’un client était arrivé et voulait un jus d’orange frais pour son petit garçon, et il était parti presser six oranges dans la cuisine.

Friedman trouva la blague biblique de Jésus un peu raciste, et se mit à rappeler que le racisme et la discrimination ne le dérangeaient pas moralement mais économiquement. Il se mit à réciter, avec l’emphase que lui donnait la Stella, ou peut-être la volonté de faire taire Jésus, un paragraphe complet de Capitalisme et liberté. « L’acheteur de pain ne sait pas si ce pain a été fait avec du blé cultivé par un Blanc ou par un Noir, par un chrétien ou par un juif. En conséquence, le producteur de blé est en position d’utiliser ses ressources aussi efficacement que possible, sans se préoccuper de ce que peuvent être les attitudes de la communauté envers la couleur, la religion, etc., des gens qu’il embauche. En outre – et peut-être est-ce plus important – , il existe dans un marché libre un intérêt économique à distinguer l’efficacité économique des autres traits de l’individu. Un homme d’affaires ou un chef d’entreprise qui, dans ses activités professionnelles, exprime des préférences sans relation avec l’efficacité de la production, est dans une position désavantageuse par rapport à ceux qui ne font pas de même. Il s’impose en effet des coûts plus élevés que ne le font ceux qui ne manifestent pas de telles préférences ; et ces derniers tendront à l’éliminer. La chose va plus loin. On tient généralement pour acquis que celui qui exerce une discrimination contre autrui pour des raisons de race, de religion ou de couleur ne fait qu’imposer des coûts aux autres sans en supporter lui-même. Une telle opinion va de pair avec une erreur de même ordre qui veut qu’un pays ne perde rien à frapper de droits les produits venant des autres pays. Les deux croyances sont également fausses. L’homme qui, par exemple, refuse d’acheter à un Noir ou de travailler avec lui limite par là même ses possibilités de choix. Il lui faudra, en général, payer ce qu’il achète un prix plus élevé, ou toucher pour son travail une rétribution moindre. En d’autres termes, ceux d’entre nous qui n’attachent aucune importance à la couleur de la peau ou à la religion, ont, pour cela, la possibilité d’acheter moins cher certaines choses », termina-il, faraud, et il but toute la Stella qui gisait dans son verre lisse d’une seule traite alors que Jonathan venait leur en apporter une nouvelle tournée, après avoir rapidement dû porter un parasol et son pied en béton d’un côté à l’autre de la terrasse, parce que le soleil s’était déplacé.

Milton Friedman
Milton Friedman© Vadot

La Sublime Porte et les infidèles

« Oui d’accord, moi non plus je ne suis pas raciste, mais en plus, les Arabes ils sont souvent musulmans, et il y en a de plus en plus, le voilà le problème, monsieur », dit Jonathan, qui détestait qu’on suggère qu’il s’énervait toujours sur les Arabes et les musulmans parce qu’il était raciste, avec le doigt drôlement pointé vers Friedman.

On l’appelait pour qu’il déplace un autre socle en béton avec un parasol dedans, alors Jonathan n’eut pas le temps d’entendre Marx faire remarquer que toute sa famille, et Engels aussi, l’appelaient le « Maure », à cause de son regard sombre, de sa barbe épaisse et de ses airs de ténébreux. Mais Jonathan était revenu pour reprendre les verres vides quand Marx l’arrêta, un peu complice, en lui disant qu’il avait lui aussi bien saisi toute la complexité de la question d’Orient dans un article qu’il avait fait publier en 1854 dans le New York Daily Tribune, et qui disait que « Le Coran et la législation islamique qui en émane réduisent la géographie et l’ethnographie des différents peuples à la simple et commode distinction de deux nations et deux pays. L’infidèle est « harbi », c’est-à-dire l’ennemi. L’islam proscrit la nation des infidèles, installant un état d’hostilité permanente entre les musulmans et celui qui ne croit pas. En ce sens, les bateaux corsaires des Etats berbères étaient la sainte flotte de l’islam ». Et puis Marx termina en disant qu’il pouvait aussi leur expliquer, comme il le faisait dans cet article, « comment l’existence des chrétiens comme sujets de la Sublime Porte pouvait être conciliée avec le Coran ».

Jonathan aimait beaucoup ce qu’il entendait là, il trouvait qu’un skateboard et un bateau corsaire, ça se ressemblait pas mal. Ça lui rappelait les émissions très intéressantes qui passaient sur des chaînes françaises d’information en continu qu’il regardait souvent le matin, et dont il partageait souvent des extraits sur les réseaux sociaux. Mais il n’avait pas pu écouter les explications suivantes de Marx parce que le fils d’un client avait renversé six oranges pressées et cassé le verre qui les contenait, et qu’il fallait aller dans le débarras chercher une ramassette, un seau, un torchon et une raclette.

Courir vers le débarras puis en revenir, et nettoyer le carnage d’agrumes et de verre qui collaient sur le pavé avait fait réfléchir Jonathan. Il repartit vers le bar, mis quatre Stella sur un plateau et, en arrivant pour les poser sur la table des quatre génies, leur dit que le voile n’était pas seulement un signe religieux mais aussi le symbole d’un projet politique qui visait à faire rentrer les femmes dans leur cuisine et imposer un ordre totalitaire à nos sociétés occidentales.

Jésus l’interrompit en levant la main. « Dis donc, Jonathan, tu oublies l’épître de Paul, tel que tu es là? »

« Le pitre de Magnette? Cet islamogauchiste? Comment l’oublier? » demanda Jonathan en fronçant le sourcil et en soufflant parce qu’il devait encore faire bouger un des parasols de la terrasse.

« Non, pas ce Paul-là, le mien. Dans sa première épître aux Corinthiens », dit-il, et il récita en buvant une gorgée à chaque verset, à partir du cinquième. « Tout homme qui prie ou qui prophétise, la tête couverte, déshonore son chef. Toute femme, au contraire, qui prie ou qui prophétise, la tête non voilée, déshonore son chef: c’est comme si elle était rasée. Car si une femme n’est pas voilée, qu’elle se coupe aussi les cheveux. Or, s’il est honteux pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou d’être rasée, qu’elle se voile. L’homme ne doit pas se couvrir la tête, puisqu’il est l’image et la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l’homme. En effet, l’homme n’a pas été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l’homme ; et l’homme n’a pas été créé à cause de la femme, mais la femme a été créée à cause de l’homme. C’est pourquoi la femme, à cause des anges, doit avoir sur la tête une marque de l’autorité dont elle dépend », et comme ce dernier était le dixième, sa Stella était terminée. « Ainsi soit-il », dit-il, en laissant échapper un petit renvoi, « les chrétiennes aussi ont dû cacher leur cheveux, grâce à Paul et moi! »

Ce n’est pas contre la religion qu’il faut lutter pour la combattre, mais contre les raisons matérielles qui font que les gens sont religieux. »

Karl Marx

« Ah mais de toute façon, pour moi, vous savez, toutes les religions sont à mettre au bac. Elles rendent les gens fous! » lui dit Jonathan qui s’en allait, justement, décharger les bacs de bières spéciales que le brasseur venait livrer et les descendre dans la cave.

Freud, qui entendait s’y connaître aussi bien en gens fous qu’en religions, l’avait suivi pour aller aux toilettes, et essayait de lui faire comprendre qu’il partageait assez son avis, et que ça n’avait rien à voir avec cette gouvernante catholique qui l’avait traumatisé quand il était tout petit. « Il est aisé de voir où se trouve la ressemblance entre le cérémonial névrotique et les actes sacrés du rite religieux: dans la peur, engendrée par la conscience, en cas d’omission, dans la complète isolation de toutes les autres activités (défense d’être dérangé) et dans le caractère consciencieux et méticuleux de l’exécution », lui dit-il d’abord, impressionné par la sueur que dégageait Jonathan en portant ces casiers, et précisant qu’il l’avait posé dès 1907, dans Actes obsédants et exercices religieux. Tout en accompagnant Jonathan qui portait un plateau rempli de quatre nouvelles Stella, et qui soufflait, Freud rappela que dans L’Avenir d’une illusion, il avait déconstruit psychanalytiquement la religion: « Du fait que la Providence divine gouverne avec bienveillance, l’angoisse devant les dangers de la vie est apaisée, l’instauration d’un ordre moral du monde assurant l’accomplissement de l’exigence de justice si souvent demeurée inaccomplie au sein de la culture humaine ; le prolongement de l’existence terrestre par une vie future y adjoint le cadre spatial et temporel dans lequel ces accomplissements de souhait sont censés se réaliser… »

Karl Marx
Karl Marx© Vadot

L’âme d’un monde sans coeur

« Oui, je connais votre histoire, monsieur, j’ai déjà vu cette citation et moi-même j’écris souvent sur les réseaux sociaux que, comme vous dites, la religion c’est l’opium du peuple. Vous n’imaginez pas comment ça énerve les islamogauchistes qui sont au mieux des naïfs, et les musulmans, qui sont leurs maîtres, quand je leur explique qu’il faut lutter contre le poison de la religion sans quoi nous ne serons jamais libres! » l’arrêta Jonathan, en posant une bière devant Jésus, Marx, et Friedman, qui n’avaient plus rien dit depuis longtemps et qui le regardaient en souriant. « C’est la dernière tournée, messieurs. Je débarrasse, et après il va falloir y aller. » Il commençait à passer la raclette sur la terrasse.

On ne l’a pas vu, et on est restés immobiles. Quelle humiliation narcissique!

Sigmund Freud

Freud s’assit, saisit son verre lisse, et voulut répondre poliment quelque chose, mais Marx avait bondi. « Ah non, pas encore l’opium du peuple! » dit-il vers Jonathan. « Bin quoi? » demanda Jonathan, vous « ne détestez pas les religions? Et celle des Arabes alors? »

Jésus ignora la question, mais Marx le Maure se mit à crier. Ça l’énervait beaucoup de voir le prolétariat se diviser sur ces histoires, encore plus que de voir sa citation attribuée à son camarade autrichien. « Si, si, si! Mais il vous suffit de relire ma Critique de la philosophie du droit de Hegel pour vous apercevoir que ce n’est pas contre la religion qu’il faut lutter pour la combattre, mais contre les raisons matérielles qui font que les gens sont religieux. Rappelez-vous:  » La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur, elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple.  » Ce sont les incessantes disputes théologiques qui empêchent au prolétaire de saisir les ressorts de son exploitation économique », hurla-t-il. Il tapa du poing sur la table, siffla sa bière le temps que Jonathan comprenne bien ce qu’il avait voulu dire, et se mit debout. Les trois autres avaient très bien compris, eux, et eux aussi ils avalèrent leur Stella très vite, mais sans crier.

Sigmund Freud
Sigmund Freud© Vadot

« Mais… alors… Vous êtes des islamogauchistes, en fait? Vous, là, à défendre le voile! Et vous avec votre racisme irrationnel économiquement! »

« Euh… Oh moi, l’islam, vous savez… » dit Jésus en se levant.

« Ah mais moi, la gauche, je dois dire que… » ricana Friedman en faisant un ou deux petits pas vers la rue.

« Et vous, là, avec votre bienveillante Providence divine! »

« Mais c’est-à-dire que non, justement », répondit Freud, déjà debout, en posant son verre lisse. Il s’éloignait aussi.

« C’est ça, dégagez tous les quatre, allez-vous en! » hurla Jonathan en tapant sur la table avec sa raclette.

Ils avaient bu une soixantaine de Stella mais s’encoururent assez vite pour leur âge. Discuter de ces sujets irrationnels avait été très rationnel économiquement. Ils n’avaient pas eu à payer leurs pintes, et pas eu à donner de pourboire. Jonathan, lui, ne percevait pas de salaire de son patron, et il avait jeté dehors les clients qui étaient censés assurer sa subsistance, mais était trop en colère pour l’avoir remarqué. « Comme quoi l’opium, ça sert toujours les intérêts des bourgeois que nous sommes tous devenus, les gars », rigola Friedman, qui avait vu venir la bagarre, et la subséquente économie qu’elle allait lui procurer, avant tous les autres.

Il était toujours plus malin dans ce domaine-là du savoir humain que les copains.

Au zinc des prophètes: nous avons
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