Le parlement germanophone a voté un décret instaurant de façon permanente une assemblée citoyenne dans la Communauté. © JOHN THYS/BELGAIMAGE

Au dialogue, citoyens ! Quand une première mondiale voit le jour à Eupen

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

En Communauté germanophone, vingt-quatre personnes, tirées au sort, mettent sur pied une expérience de démocratie délibérative permanente. Pour oxygéner le système.

 » Nous allons faire bouger les choses, j’en suis persuadé !  » A près de 80 ans, Arthur Decuyper a été tiré au sort pour participer au premier dialogue citoyen organisé en Communauté germanophone. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce pensionné jubile :  » Je trouve cette initiative de démocratie délibérative formidable. Le parlement a du courage de se lancer dans cette aventure. Il prend le risque que l’on aborde des problèmes que les politiciens n’osent pas aborder ou que l’on arrive à d’autres solutions qu’eux. Ce dialogue, c’est tout le contraire du blocage auquel on assiste à l’échelon fédéral et de ces exclusives que les partis se renvoient les uns aux autres !  » Il ponctue ces mots par un rire malicieux : oui, Arthur et les autres veulent montrer l’exemple.

Depuis début septembre, les membres du Conseil citoyen se sont réunis deux fois dans les locaux du parlement, à Eupen. Ses vingt-quatre membres constituent le miroir de la société germanophone : âge, origine, niveau d’études… Ensemble, ils ont lancé un appel public pour définir deux ou trois thèmes sur lesquels des citoyens débattront. Le choix sera fait fin novembre. C’est une première mondiale : jamais un parlement n’avait voté un décret pour installer de façon structurelle une expérience de démocratie délibérative.  » On nous contacte même de New York pour nous interviewer, s’exclame Anna Stuers, secrétaire permanente, engagée il y a trois mois pour accompagner le processus. Franchement, on ne s’attendait pas à un tel intérêt.  »

Légèrement débordée par ce départ en fanfare, la jeune femme raconte :  » Le parlement germanophone a instauré cette assemblée citoyenne après un premier projet pilote plus limité, qui a démarré en 2017. Le thème en était la garde des enfants. Les échos ont été très positifs, surtout de la part des participants. Ce dialogue citoyen peut servir de boussole aux responsables politiques afin qu’ils intègrent les principales préoccupations de la population. Toutefois, il doit aussi permettre aux citoyens de mieux comprendre comment les politiciens travaillent et d’intégrer les contraintes auxquelles ces derniers font face. La situation est presque idyllique en Communauté germanophone. Mais les chiffres démontrent quand même une diminution de participation aux élections. Il faut trouver d’autres formes de démocratie. Ce dialogue anticipe la montée d’une défiance qui fait déjà des ravages ailleurs.  »

Les élus acceptent de perdre le contrôle du jeu politique. Partiellement, du moins.  » Il est essentiel que le monde politique prenne ce processus au sérieux, appuie Frédéric Krickel (MR), un des représentants des partis qui suivent cette expérimentation. On ne pourra convaincre qu’avec des résultats. Cela ne sert à rien d’organiser ces réunions s’il ne se passe rien au bout du processus. Les citoyens formuleront des propositions concrètes. S’ils veulent en refuser, les politiques devront le justifier fortement.  »  » Un travail devra aussi être mené pour convaincre le reste de la population, estime Arthur Decuyper. Car quand j’ai été désigné, certains de mes amis m’ont dit en s’amusant : « Ah, tu fais aussi partie de la politique, maintenant… » « .

Objectif Charleroi et Molenbeek

Yves Dejaeghere, professeur de sciences politiques à l’université d’Anvers, se félicite de l’écho rencontré par cette assemblée citoyenne. Unique salarié du G1000 (association née à la suite de l’événement conçu par l’écrivain David Van Reybrouck, en plein blocage du pays en 2012), il est chargé de développer des modèles de démocratie délibérative un peu partout dans le pays. Son rêve ? Mettre en place de tels débats citoyens dans des entités moins  » privilégiées  » que la Communauté germanophone, à Charleroi ou à Molenbeek, par exemple.  » L’idée d’avoir des assemblées citoyennes sur ce modèle n’est pas quelque chose de nouveau et cela porte ses fruits, souligne-t-il. C’est ce que les Irlandais ont fait pour accompagner la légalisation de l’avortement, notamment. Des villes comme Gdansk, en Pologne, ont de bonnes expériences aussi. Mais ce qui est novateur dans le cas germanophone, c’est qu’il s’agit d’un processus permanent. Si l’on ne trouve pas une majorité pour l’abroger, il fera désormais partie intégrante de la décision publique. La deuxième nouveauté cruciale, c’est que l’agenda est laissé aux citoyens. Car quand on le laisse entre les mains du politique, cela signifie que la politique peut définir de quoi on ne parle pas…  »

Un autre atout de cette initiative germanophone consiste à expérimenter une manière différente de faire de la politique en dehors d’une crise.  » Il s’agit de mettre en place quelque chose de constructif, qui permet d’avoir des politiques publiques mieux acceptées, avec un degré de légitimité plus important, insiste Yves Dejaeghere. Je suis convaincu que c’est un outil pour stabiliser la démocratie. Le système actuel se contente des élections. Mais il y a toujours un perdant : si mon parti veut gagner trois sièges, il doit forcément prendre trois sièges à un autre, même si ses idées sont proches. La concurrence forme le paradigme de la politique actuelle. Le processus délibératif ajoute la possibilité de mettre les gens autour de la table pour tenter de trouver une formule au sein de laquelle tout le monde se retrouve. C’est une formule « win-win ». Il est d’ailleurs étonnant de voir que les assemblées citoyennes permettent toujours de trouver des majorités de 70-80 % ou davantage encore.  »

Ces assemblées rompent aussi avec l’image de citoyens déresponsabilisés ou qui se plaignent en permanence.  » Les enquêtes montrent que ceux qui haussent le ton sur les réseaux sociaux constituent une minorité absolue, explique le professeur. La plupart des citoyens sont, au contraire, prêts à avoir une conversation très adulte, à s’écouter ou à faire des concessions. Un homme ou une femme politique pense toujours qu’il court le risque d’être puni par ses électeurs lors du prochain scrutin. Or, c’est loin d’être certain. Quand ils sont informés, les citoyens formulent des propositions très raisonnables. Ils sont responsables. Si on leur demande…  »

Encore faut-il que le cadre de ces dialogues soit sérieux.  » Il faut du temps, cela requiert un investissement financier, des modérateurs, un groupe d’experts…, conclut Yves Dejaeghere. Même si cela reste minimal : en Communauté germanophone, le budget global consacré à cette initiative n’atteint pas 200 000 euros, même pas ce que gagne par an le président du parlement germanophone… J’espère que cette méthode deviendra un outil parmi d’autres de la démocratie. Et accepté comme tel.  » Pour chaque soirée consacrée à ce laboratoire, le citoyen retraité Arthur Decuyper touche 37,5 euros.  » Mais j’aurais accepté sans cette indemnité « , sourit-il.

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