Attentats du 22 mars: cour d’assises, stop ou encore ? (débat)

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

La procédure pour juger les attentats du 22 mars démarre ce lundi. Début 2020 déjà, le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw et le président du Collège des procureurs généraux Erwin Dernicourt avaient relancé le débat sur le jury populaire. Ils veulent le supprimer. Une proposition qui fait débat.

Dès ce lundi et jusqu’au 18 décembre, la chambre du conseil de Bruxelles se penchera sur le dossier des 13 inculpés des attentats du 22 mars. La question de la procédure y sera notamment abordée. La proximité du procès qui aura lieu en 2021 relance le vieux débat sur la cour d’assises. Ce lundi dans Le Soir et Le Standaard, le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw publie une carte blanche où il estime que la procédure des assises est difficilement compatible avec un procès aussi gigantesque que celui des attentats du 22 mars. Il appelle à la suppression du jury populaire. Une position qui n’est pas neuve. Le Vif y consacrait déjà un débat en mars de cette année.

Depuis, constate Philippe Morandini, premier président de la cour d’appel de Mons, certains arguments ont évolué. Pas de quoi le faire changer d’avis pour autant explique-t-il au Vif. Tout au contraire: « On voit deux nouveaux arguments. Premièrement, « avec des juges parties civiles ça ira plus vite« . Mais non, regardez le procès du Vol MH17 aux Pays Bas. Il y a des cours d’assises qui vont plus rapidement que d’autres et c’est aussi une question de management de la cour d’assise. Il faut rationnaliser les témoins qu’on demande. »

Deuxième argument: « Les gens ne comprennent pas« . « Je suis peiné et horrifié quand j’entends cet argument », explique Philippe Morandini. « Si c’est trop compliqué pour les gens, cela veut dire que les accusés mais aussi les victimes ne comprendront rien au procès. Et ça me peine. Si les magistrats ne savent plus expliquer les choses c’est le problème du magistrat, pas celui du citoyen. Alors, arrêtons tout et faisons ça entre nous. » « Je peux comprendre qu’on soit contre la cour d’assises mais pas avec ces arguments-là » conclut celui qui a présidé plus de quarante cours d’assises.

> Relir le débat du Vif paru en mars.

« Supprimer le jury populaire, c’est condamner à terme l’Etat de droit »

Selon Philippe Morandini, premier président de la cour d’appel de Mons, qui a présidé plus de quarante cours d’assises, la suppression est inconcevable.

Philippe Morandini
Philippe Morandini

Que pensez-vous des prises de position récentes du procureur fédéral et du président du Collège des procureurs généraux contre le jury populaire ?

Qu’ils s’expliquent devant le Parlement, c’est normal. Par contre, s’exprimer dans la presse, comme ils l’ont fait il y a un mois sur le même sujet, je ne trouve pas cela très adroit. Je ne comprends pas cette démarche médiatique alors qu’on est partie au procès qui doit être fixé. Si demain tous les accusés revendiquaient de supprimer les juges professionnels pour les remplacer par des jurys, que dirait-on ?

La justification des hauts magistrats est qu’il s’agit d’un procès complexe et long. Selon eux, pour une opération chirurgicale, on ne donne pas un scalpel à douze quidams tirés au sort…

Cela revient à dire que le résultat du jugement dans le procès à venir risque de ne pas être approprié. Doit-on, dès lors, apprécier de la même manière tout ce que les cours d’assises font actuellement ? Pour moi, la justice n’est pas un acte médical porté par des scientifiques formés pour cela. A la différence de la médecine, la justice est un sentiment partagé par les individus pour vivre dans une société élevée. Il n’y a pas d’Etat de droit sans sentiment de justice. Confisquer la justice aux citoyens en la confiant exclusivement à des autorités professionnelles, même si celles-ci font bien leur boulot, c’est condamner à terme l’Etat de droit.

Les citoyens lambda ne risquent-ils pas tout de même d’être de plus en plus perdus face à la complexification des lois et de certains dossiers ?

Est-ce une raison pour mettre les citoyens sur le côté ? A quoi bon se rendre aux urnes alors, si on ne comprend plus rien au fonctionnement des institutions ? A suivre l’argument de la complexification du droit, nous devrions alors supprimer la motivation des décisions de justice au motif que les citoyens, donc les parties, n’y comprennent rien… N’est-ce pas là l’écueil d’une société qui se coupe de la base ? Par ailleurs, je rappelle qu’aux assises, les jurés sont censés rendre un verdict sur la base des faits constitutifs d’une infraction qu’on leur présente : un meurtre, un viol, un acte terroriste… Ce n’est pas compliqué à comprendre. Quant aux problèmes de droit, ce sont les trois juges professionnels encadrant le jury qui les tranchent. En outre, un verdict rendu par douze personnes, cela protège de l’arbitraire.

Mais il n’y a pas de possibilité d’appel…

C’est vrai, mais ce n’est pas imposé par la législation ou la jurisprudence européenne. Le précédent gouvernement a d’ailleurs limité l’appel en général. Surtout, les trois magistrats professionnels qui siègent en assises sont des garants. S’il y a la moindre erreur, ils peuvent postposer la session d’assises.

La justice rendue par des citoyens, est-ce aussi une manière de contrôler le pouvoir judiciaire ?

Bien entendu. C’est essentiel. N’oubliez pas que le seul moment où une enquête judiciaire n’est plus secrète, c’est au moment du procès. Devant les assises, vu l’oralité des débats, les magistrats et les enquêteurs sont obligés de s’expliquer, de rendre des comptes sur leurs investigations, de répondre aux questions des jurés, ce qui ne se fait jamais en correctionnel par manque de temps. En assises, on s’assure de bien refermer toutes les portes. N’est-ce pas une garantie démocratique ?

Un autre argument contre le jury populaire est d’ordre budgétaire. Un procès en assises ne coûte-t-il pas cher ?

On le dit, mais je voudrais bien voir les chiffres et pouvoir les comparer avec ceux des tribunaux correctionnels… Oui, certains procès d’assises sont longs et chers, mais c’est très loin d’être une généralité. On ne parle jamais des procès d’assises qui ne durent que trois jours. Et pourtant, cela arrive régulièrement.

On dit aussi qu’un procès en assises est un catch judiciaire où les parties tentent de faire vivre des émotions.

Oui, les débats devant un jury populaire, ça vit. Tandis qu’une audience devant le tribunal correctionnel fait parfois penser à une maison de repos. Tout le monde dort… Il ne faut pas exagérer : dans une cour d’assises, le président s’assure de la sérénité des débats. Oui, il y a des effets de manche, de l’emphase. Mais les jurés ne sont pas dupes. Vous savez, j’ai présidé une quarantaine de cour d’assises. Je n’ai jamais constaté d’erreur de la part d’un jury. Ce ne sont pas des gens qui veulent pendre haut et court. Au contraire. Ils ont à coeur de bien remplir leur mission.

Ne peut-on faire évoluer l’institution du jury populaire ?

Oui, on pourrait toiletter les textes pour rendre la procédure, qui est un peu archaïque, plus légère et plus modulable pour que les procès durent encore moins longtemps. On pourrait limiter l’oralité des débats aux éléments essentiels.

Serait-il paradoxal, pour vous, de supprimer le jury populaire, au moment où les citoyens réclament justement davantage de transparence et de participation ?

Je ne veux pas faire la leçon aux politiques, en tant que magistrat. Mais, en tant que citoyen, je trouve que ce serait dommageable de supprimer ce lien entre la société et le pouvoir judiciaire. On vit une période incroyable de défiance de la population envers le politique et aussi le judiciaire. Ce serait incompréhensible de couper ce lien que constitue le jury populaire.

« Aucun juré ne peut fournir le moindre gage de sa compétence »

 Bruno Dayez.
Bruno Dayez.© THIERRY ROGE/BELGAIMAGE

Hypermédiatisé depuis qu’il défend Marc Dutroux, l’avocat pénaliste Bruno Dayez est, depuis toujours, un farouche opposant au jury populaire qui n’est, pour lui, qu’une fiction. Procès des attentats ou pas.

Le procès  » attentats  » prévu en 2021 : une opportunité pour supprimer le jury populaire ? Le procès Nemmouche n’a-t-il pas démontré qu’une cour d’assises pouvait très bien examiner un dossier de terrorisme ?

Le propre des  » mégaprocès  » est de mettre en évidence certains des défauts de la cour d’assises, tels que leur lenteur, leur coût et la difficulté de leur organisation. Ces arguments d’ordre pratique et budgétaire ne sont cependant pas l’essentiel, car les principaux défauts de l’institution tiennent aux caractéristiques même d’un jury populaire. Quant au procès Nemmouche, à dire vrai, son issue était dépourvue de tout véritable suspense, tant sur la culpabilité de l’accusé que sur la peine. On n’osera jamais l’affirmer, mais un très grand nombre de procès criminels sont à peu près joués d’avance, sauf sur le quantum de la peine.

Supprimer le jury populaire, ne serait-ce pas couper le dernier lien entre les citoyens et le pouvoir judiciaire ?

Cet argument, lié au fameux  » trait d’union  » entre la justice et l’opinion publique, me donne personnellement de l’urticaire. Les procès d’assises ne sont absolument pas représentatifs de notre système de justice pénale, lequel suscite bien peu de curiosité de la part du commun et bien moins d’intérêt qu’il ne le devrait. Il s’agit d’une forme de justice sensationnaliste à laquelle le public s’intéresse en raison de son caractère spectaculaire et souvent scandaleux, ce qui assimile la cour d’assises à ce que j’ai déjà appelé une  » foire aux monstres « .

Les politiques sont d’une flagornerie à l’égard de l’opinion qui a peu d’équivalents.

Pour autant, une bonne partie de la population reste favorable au jury populaire…

L’opinion demeure indéfectiblement favorable au jury populaire pour des raisons qui n’ont en vérité rien de rationnel et qui tiennent quasiment de l’affectif. On est dans la nostalgie d’une forme de justice qui n’en est que la représentation idéalisée, une sorte d’image d’Epinal. Mais, et c’est paradoxal, le jour venu, personne ou presque ne souhaite être tiré au sort pour siéger dans un jury. A chaque session d’assises, on ne compte pas le nombre d’absents, de dispensés, de réfractaires… Et cela se conçoit aisément, car le quidam n’a pas vocation naturelle à se voir confier ce qui en fait est une basse oeuvre : condamner son semblable.

Quels sont, à vos yeux, les principaux défauts du jury populaire ?

Ils tiennent à l’institution elle-même. Le jury  » populaire  » n’est en réalité qu’une fiction, basée sur sa prétendue représentativité du corps social dans son ensemble. C’est parce que ses douze membres tirés au sort sont censés représenter la Nation que, jusqu’il y a quelques années, ses arrêts ne devaient pas être motivés. On était jugé par  » oui  » ou par  » non « , la vérité devenant une question de majorité plutôt que de preuves. C’est pour la même raison que ses arrêts ne sont toujours pas susceptibles d’appel. Les jurés sont par ailleurs des juges occasionnels et apprentis : on ne peut avoir aucune garantie quelconque de leur moindre aptitude à juger. Le pouvoir d’en récuser un certain nombre au moment de constituer le jury démontre qu’on pourrait les récuser tous si notre droit l’y autorisait, car aucun ne peut fournir le moindre gage de sa compétence. Confier le soin de juger les affaires les plus graves à des juges sans contrôle est une aberration.

Sans contrôle ? Mais quid du contrôle par les trois magistrats professionnels qui siègent en cour d’assises et assistent les jurés ?

Ils ne participent pas à la décision de culpabilité. Ils ne font qu’habiller a posteriori une décision qu’ils n’ont pas prise. Le fait qu’un juge professionnel doive livrer un raisonnement en droit et en fait donne une certaine garantie, même relative, de bien juger. Le double degré de juridiction est aussi un moyen de contrôle.

La suppression du jury populaire est un tabou politique. Comment l’expliquez-vous ?

En matière de justice et concernant le jury populaire précisément, les politiques sont d’une couardise et d’une flagornerie à l’égard de l’opinion qui a peu d’équivalents. Comme la majorité du public reste sentimentalement attachée au jury, pourquoi prendre le risque de lui déplaire ? Comme toute réforme progressiste de la justice pénale se heurte d’emblée à l’hostilité de l’opinion, aucun ministre ni parlementaire ne va s’aventurer à en proposer. Un bel exemple à ce sujet tient à l’abolition des peines perpétuelles. Les jurés en prononcent à tour de bras. Puisqu’il plaît tellement au public que les criminels reçoivent  » perpète « , on ne va pas non plus prendre son contre-pied pour le bien de quelques  » gibiers de potence « .

Si les crimes relevant des assises étaient confiés à des magistrats professionnels, ne prononceraient-ils pas aussi des peines à perpétuité à tour de bras ?

C’est possible. Il se trouve toujours des juges professionnels qui sont d’une répressivité sans limite. Or, un juge est censé prendre des décisions parfois impopulaires, car la justice devrait être un frein à la vengeance privée. Malheureusement, on n’éduque pas les juges à la philosophie au cours de leur formation.

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