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Attentats de Bruxelles : les coulisses d’un fiasco policier

Les services de police encensés, puis contestés : quelque chose a foiré dans les enquêtes et la prévention du terrorisme. Coup de chance à Forest, puis, le désastre. Voici pourquoi.

1996-2016 : vingt ans après le début de l’affaire Dutroux, les services de police sont accusés d’avoir mal partagé ou analysé des informations cruciales à propos de terroristes islamistes. Seul un élément diffère avec l’époque des enlèvements d’enfants : la menace est toujours présente. Des soldats de l’Etat islamique sont interpellés chaque jour et de nouvelles cellules sont peut-être en train de se reconstituer, pendant que les couteaux s’affûtent dans les bureaux. Nos services de police ont-ils été préparés à cette guerre du troisième type contre des ennemis de l’extérieur venus de l’intérieur ? Comment améliorer leur fonctionnement sans casser l’outil humain ? Un gouvernement bâti sur la question sécuritaire peut-il s’accommoder de défaillances sans réagir ? « On n’a pas la notion d’Etat, on passe son temps à se tirer une balle dans le pied, le grand déballage commence », annonce un cadre de la police fédérale. Après les attentats de Paris, l’Assemblée nationale française a mis sur pied une commission d’enquête relative « aux moyens mis en oeuvre par l’Etat pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 (NDLR : attentat contre Charlie Hebdo) ». Les élus de la Nation veulent en faire autant à partir du 14 avril, le comité permanent de contrôle des services de police (comité P) étant déjà en piste. Ce que les députés risquent de découvrir ne va pas leur faire plaisir…

Tous les coups sont permis

C’est la policière Nadia qui a donné le signal du grand déballage en s’adressant au comité P, au député Georges Dallemagne (CDH) et à La Dernière Heure, dans cet ordre, fin février-début mars. Salah Abdeslam était recherché par toutes les polices d’Europe. La policière est membre de la DR3, la section antiterroriste de la PJF de Bruxelles, mais en délicatesse avec celle-ci et en congé maladie. Elle se souvient qu’en juillet 2014, elle avait appris, à très bonne source, que deux frères proches d’Abdelhamid Abaaoud se radicalisaient et voulaient passer à l’action. Elle en a été tellement choquée qu’elle a appelé son supérieur en pleine nuit. Le dossier passe alors entre les mains de l’officier qui gère les indicateurs. Une fiche est ouverte.

La police fédérale demande à la police locale d’enquêter et celle-ci convoque Salah Abdeslam, sans rien ramener d’intéressant. Au 31 décembre 2014, les frères Abdeslam ne figurent toujours pas sur la liste de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam). En juin 2015, le parquet fédéral décide de classer le dossier sur la base des conclusions de la police fédérale. Les policiers de la DR3 et de Molenbeek ont-ils vraiment cherché à aller plus loin ou se sont-ils noyés dans les centaines de suspects radicalisés en vue du djihad en Syrie ? L’information a, en tout cas, circulé dans le service. Un collègue de Nadia, lui aussi en pétard avec ses collègues, confirme l’alerte précoce de la DR3 quant à la radicalisation des frères Abdeslam.

Cette révélation est très mal reçue. En témoignent la violence des attaques politiques contre le député Dallemagne sur les plateaux de télé du dimanche et la nature des informations parues dans la DH du 15 mars dernier sous le titre suivant : « La vie agitée de la policière Nadia ». L’article donne les dates et les heures des rendez-vous présumés galants de la jeune femme avec un chef de la police bruxellois placé sur écoute en 2007 et 2008 dans le cadre d’une enquête sur des malversations présumées dans la zone Midi. Ce papier avait visiblement pour but de décrédibiliser la jeune femme.

Une DR3 déstabilisée Héritière de la Cel-Ter (cellule terrorisme) de la gendarmerie, la DR3 est l’une des directions de la PJF de Bruxelles. Partie de rien, elle compte aujourd’hui plus de 150 hommes, dont les derniers arrivés ont été formés à la hâte. Depuis trois décennies, elle représente la lutte antiterroriste au-delà de nos frontières. Elle est dirigée par Emile Mathieu. Jusqu’ici incontesté, le leadership de la DR3 est grignoté par d’autres sections antiterroristes aux prises avec l’extrémisme islamique à Anvers, Vilvorde, Malines, Verviers. Anvers collectionne les trophées. Ses enquêteurs ont mis au jour des filières djihadistes maroco-tchétchènes très dangereuses et ils ont permis à la justice d’envoyer devant les tribunaux les premiers combattants syriens recrutés par Sharia4Belgium. Bruxelles s’est rattrapée, quantitativement, en enchaînant depuis un an les « procès syriens ». Le parquet fédéral a ainsi révélé le rôle central joué par le recruteur Khalid Zerkhani, 42 ans. Ce dernier a été en contact avec les auteurs des attentats de Paris et de Bruxelles.

La DR3 ne chôme pas. Elle travaille sur ses propres enquêtes et répond aux demandes d’entraide des pays voisins. Grâce à son travail, des dizaines de condamnations ont été prononcées par le tribunal correctionnel de Bruxelles dans des dossiers « terro ». Mais la DR3 n’est pas partageuse, c’est là son moindre défaut. Elle absorbe les infos provenant du terrain, en particulier, des zones de police mais elle n’a pas la réputation de renvoyer l’ascenseur. Le voudrait-elle, le parquet fédéral et les juges d’instruction qui dirigent les enquêtes frappent souvent les dossiers d’embargo, pour ne pas mettre en danger des sources humaines. La DR3 est une section de police réactive. A peine trois personnes font du renseignement dans la section « islam » de la DR3. Selon un ancien officier de gendarmerie, « il manque de vrais experts pour faire l’analyse de l’information au sein des services de police. Dans le temps, l’information passait de la brigade au district, puis au groupe et finalement dans une cellule centrale. Tout a disparu. Les brigades ont été fusionnées avec les polices communales ». Un policier de terrain prolonge ce constat : « La DR3 possède les meilleurs chiens de chasse quand on les lâche derrière quelque chose mais ce sont de très mauvais gardiens. Ils ne surveillent pas le jardin. » La connaissance et la protection du territoire relève de la police administrative et des services de renseignement. Une distribution des tâches qui a du sens à condition que les informations circulent dans les deux sens, entre le niveau local et le fédéral.

Les luttes de pouvoir à la PJF de Bruxelles

Il règne, de notoriété publique, une mauvaise ambiance à la PJF de Bruxelles, au point qu’une enquête relative au stress des membres du personnel y a été lancée. Le phénomène n’est pas propre à Bruxelles. Selon le rapport annuel 2014 de la police fédérale, « il y a eu une augmentation significative de plus de 50 % des cas d’intervention pour des problèmes psychosociaux », relevait, en octobre 2015, le député Eric Thiébaut (PS). La faute aux restructurations incessantes et à l’opacité de l’avenir ? Le déménagement de la police judiciaire fédérale du square Victoria Regina à la rue Royale a induit des comportements déshumanisés : vastes corridors vides, obligation de « badger » à tous les étages, d’introduire son matricule à chaque utilisation de l’ordinateur… La PJF de Bruxelles est dirigée par Eric Jacobs, un ancien officier supérieur de la gendarmerie, étiqueté Open VLD, en bons termes avec le PS bruxellois. Il a succédé à Glenn Audenaert, le flamboyant flic flamand qui faisait tandem avec le procureur du roi Bruno Bulthé. Une autre époque. Audenaert a été inculpé pour corruption passive, faux et violation du secret professionnel par un juge d’instruction de Termonde. L’homme aurait favorisé l’installation de la PJF dans un immeuble appartenant à un promoteur hollandais. On dit son ancien adjoint, Eric Jacobs, brillant mais peu porté sur les relations humaines. Les dossiers disciplinaires, de harcèlement, d’épuisement professionnel et de mal-être au travail se multiplient depuis son entrée en fonction.

La PJF de Bruxelles est touchée par l’enquête sur le cheminement de l’information d’Ankara sur Ibrahim El Bakraoui, l’un des futurs auteurs de l’attentat-kamikaze à l’aéroport de Bruxelles-National. A la Chambre, le ministre de l’Intérieur, Jan Jambon (N-VA) a crucifié un peu vite l’officier de liaison de la police fédérale en Turquie, Sébastien Joris. Or ce dernier peut apporter la preuve que l’info a été transmise en temps utile à la Direction centrale de la lutte contre la criminalité grave et organisée (DJSOC) de la police fédérale ainsi qu’à la PJF de Bruxelles. L’officier de liaison mis en cause sera entendu par la future commission d’enquête parlementaire. Tout comme, inévitablement, le chef de la police de Malines, Yves Bogaerts, à qui l’on reproche de ne pas avoir envoyé à la PJF de Bruxelles, mais bien à celle d’Anvers, une information capitale qui aurait peut-être permis d’arrêter Salah Abdeslam à la rue des Quatre-Vents, moins d’un mois après les attentats de Paris.

Catherine De Bolle sur un siège éjectable La commissaire générale (CG) de la police fédérale est un pur produit de la nouvelle police belge : technocratique, managériale, accro aux réunions internationales et au jargon des « bonnes pratiques » et autres « maison du leadership ». Passer, en 2012, de la gestion d’un corps de police de moins de cent hommes (Ninove) à celle de 14 000, ne se fait pas sans appuis. Politiques d’abord (de la ministre de la Justice d’alors, l’Open VLD Annemie Turtelboom, de celle de l’Intérieur, à l’époque, Joëlle Milquet, CDH), de son cabinet, ensuite, dominé par Dirk Allaerts et autres anciens officiers de gendarmerie. Lorsque la CG parcourait le monde pour défendre sa candidature au comité exécutif d’Interpol, il avait été question de l’ « outplacer » avec diplomatie. Aujourd’hui, le cabinet de Jan Jambon aurait tendance à contourner Catherine De Bolle, de même que son chef de cabinet, le pourtant puissant Dirk Allaerts. Les deux hommes cités pour la remplacer à la fin de son mandat ou plus tôt, si elle devait faire fonction de victime expiatoire des manquements constatés, sont : Bart Raeymaekers, chef de cabinet-adjoint de Jan Jambon et ancien chef de la police de Turnhout, ou Serge Muyters, chef de corps de la police d’Anvers et frère de Philippe Muyters, ministre flamand du Budget et des Finances (N-VA).

Entre régionalisation et flamandisation

En pleine restructuration (opération baptisée « optimalisation »), la police fédérale est devenue le lieu inconfortable de toutes les incertitudes. S’achemine-t-on vers une régionalisation ou, plutôt, vers une hyper-flamandisation ? A l’appui de la première théorie : la création de postes d’officiers de liaison auprès des Régions et Communautés, afin, côté bruxellois, de faciliter l’exercice des nouvelles compétences de la Région de Bruxelles-Capitale en matière de sécurité. Un petit organisme d’intérêt public est en train de se constituer, à l’ombre de la Région, mais cet effort modeste se heurte à l’indépendantisme des 19 bourgmestres bruxellois qui contrôlent les six zones de police. Ces derniers ont accepté sans s’émouvoir très fort que la réserve générale (les troupes d’appoint stationnée traditionnellement dans la capitale) passent sans coup férir de la tutelle du directeur-coordinateur de Bruxelles, Jacques Deveaux, à celle de la commissaire générale de la police fédérale. Arrivant au bout de son mandat, le premier a été mis de côté, après les attentats de Paris, par les six chefs de corps bruxellois, qui se sont partagé le lead des opérations. Autrement dit : il y a, aujourd’hui, six nuances dans l’appréciation de la sécurité à Bruxelles. Le successeur de Deveaux devrait être Luc Ysebaert, un ancien de la police de Bruxelles-Ixelles dont Yvan Mayeur ne voulait plus et qui attend que la place de Deveaux se libère en « pantouflant » au cabinet de Catherine De Bolle. Voilà pour la régionalisation. A Bruxelles, ce ne sera pas simple… En Flandre et en Wallonie, en revanche, de grosses PJF, comme celles d’Anvers et de Liège, s’organisent depuis qu’elles ont grossi à la taille des provinces.

Quant à l’autre hypothèse, la flamandisation, elle est déjà tellement avancée dans les directions centrales, à Bruxelles (ancien état-major de la gendarmerie), que les policiers qui ont de l’ambition préfèrent se jeter dans les bras des polices locales ou des PJF de province. « Les francophones sont placés à des postes alibi mais le vrai centre de gravité est flamand », tranche un observateur affûté. Les francophones dotés d’une forte personnalité comme François Farcy, actuel directeur judiciaire de Mons, ou, il y a quelques années, Fernand Koekelberg, sont écartés par des luttes d’appareil qui penchent souvent vers le nord. La culture d’entreprise découlant de cette emprise flamande n’est pas enthousiasmante. « On ne se donne plus la peine de traduire les documents de travail, ce qui, même si on est bilingue, est un peu énervant », relève un haut gradé wallon. « Autrefois, la police belge était enrichie par les cultures latine et germanique. Maintenant, c’est fini. On n’intègre plus les francophones et leurs modes de pensée », déplore un commissaire flamand qui se définit comme « belge ». La sécurité publique est donc devenue un métier largement flamand « parce que les francophones ne font pas l’effort d’apprendre le néerlandais », brocarde, toutefois, un policier francophone. Mais pas seulement. Le phénomène touche également la locale, à Bruxelles, où les bourgmestres d’une ville très majoritairement non néerlandophone ont désigné à la tête de leurs six corps de police quatre chefs « N ».

Reconstruire la police fédérale

Malgré une dispendieuse réforme qui a fusionné vers le haut les statuts de la gendarmerie, de l’ancienne police judiciaire dépendant des parquets et des polices communales (décision prise par les Premier ministre et ministre de l’Intérieur de l’époque, le CD&V Jean-Luc Dehaene et le S-PA Luc Vanden Bossche), la police fédérale ne se porte pas bien, coincée dans son bureaucratisme. Le mal-être se concentre à Bruxelles, où la tour de contrôle ne répond pas. Les membres du personnel ne savent pas très bien où va leur boîte et quelle place ils y occuperont dans un avenir proche. Ils s’en désespèrent ou s’en foutent. Les polices zonales (ex-communales) semblent mieux tirer leur épingle du jeu. La « police intégrée, organisée à deux niveaux » née de l’affaire Dutroux (ou plus exactement, de sa fuite éphémère) avait pour but de minimiser les pertes d’information. Les experts avaient cependant pronostiqué la renaissance d’une « guerre des polices », non plus entre la gendarmerie et la PJ mais entre le niveau local et le niveau fédéral. A la décharge de notre police actuelle, elle est sous le feu politique des discussions et réorganisations depuis 1986, après les tueries du Brabant et le drame du Heysel. ?

M.-C. R.

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