Les destructions occasionnées au réseau de chemin de fer ont parfois été volontaires et organisées. © COLLECTIONS PHOTOGRAPHIQUES 1914-1918, ARCHIVES DE L'ETAT

Après l’armistice, la lourde tâche de la reconstruction

Le Vif

En 1918, après l’armistice, la Belgique pleure ses morts et l’ampleur des destructions la confronte à une tâche ardue : la reconstruction. Les investissements sont colossaux car les dommages touchent près de 20 % du bâti, les voies de communication et les ouvrages d’art, l’industrie lourde et même le patrimoine forestier.

Analyse de Pierre-Alain Tallier et Delphine Lauwers

Au sortir des années tragiques, le constat est accablant : les opérations militaires ainsi que les réquisitions et destructions exécutées par les Allemands laissent un pays meurtri et totalement désorganisé. On ne compte plus les villes et villages, les routes, les voies navigables, les ponts et les ouvrages d’art endommagés ou anéantis. Les forêts sont également touchées et ont perdu plusieurs milliers d’hectares. En outre, l’enlèvement des machines, des stocks de matières premières et la destruction volontaire des moyens de production constituent un frein au redémarrage de l’économie et à la reconstruction. Les dégâts sont estimés entre 8 et 10 milliards de francs-or, soit l’équivalent de 16 à 20 % de la production annuelle de richesse.

Toutes les régions du pays sont touchées, mais à des degrés variables selon l’origine des dégâts, la durée et l’intensité des combats. On distingue généralement quatre contextes différents :

  • Les destructions initiales opérées par l’armée belge ou les armées alliées durant les premiers mois de la guerre, auxquelles s’ajoutent celles des Allemands lors des affrontements autour des places fortifiées de Liège, Namur et Anvers. La psychose des supposés francs-tireurs causera aussi de véritables mises à sac de plusieurs dizaines de localités (Andenne, Dinant, Louvain, Tamines, Termonde, Visé, etc.).
  • La guerre de position et la quasi-fixation de la ligne de front, qui entraînent l’anéantissement presque total de trois villes (Ypres, Nieuport et Dixmude) et soixante-deux villages de Flandre occidentale. Pendant quatre ans, c’est une bande de territoire de 60 kilomètres de long sur 20 kilomètres de large qui sera entièrement balayée par les tirs d’artillerie et les explosions de mines. Outre la destruction généralisée du bâti, des ouvrages d’art et des voies de communication, cette province voit ses terres agricoles ravagées sur plusieurs mètres de profondeur, polluées par les produits toxiques, les débris et les munitions non explosées. Aujourd’hui encore, ce sont plus de 300 tonnes de matériel de guerre qui remontent à la surface chaque année, dont la moitié est encore actif.
Les usines Boël, à La Louvière, un des symboles du quasi-anéantissement de l'industrie métallurgique belge.
Les usines Boël, à La Louvière, un des symboles du quasi-anéantissement de l’industrie métallurgique belge.© COLLECTIONS PHOTOGRAPHIQUES 1914-1918, ARCHIVES DE L’ETAT
  • L’offensive libératrice, qui engendre de nombreux dégâts malgré sa rapidité, particulièrement dans les Flandres et le Hainaut.
  • Les destructions volontaires et organisées d’une partie de l’appareil industriel et de l’infrastructure ferroviaire dans le reste du pays.

Loger les sinistrés

La pénurie de logements constitue l’un des problèmes les plus aigus et les plus urgents auxquels l’Etat belge doit faire face après 1918. On estime qu’environ 20 % du patrimoine immobilier a été atteint durant le conflit. Au 1er mai 1916, pas moins de 600 communes déploraient déjà des dégâts. Au final, ce sont près de 79 900 habitations qui ont été détruites ou rendues inhabitables par la guerre, pour 12 000 partiellement détruites et 200 000 endommagées, soit plus de 290 000 immeubles touchés au total. La Flandre occidentale concentre sans surprise plus de la moitié des sinistres lourds. Elle compte 41 301 maisons détruites et 4 245 maisons inhabitables.

Les autorités belges n’attendent pas la fin du conflit pour se pencher sur la question de l' »oeuvre de reconstruction » qui, dès 1915, s’annonce inéluctable et malaisée. Le gouvernement en exil élabore une législation en matière de reconstruction, largement inspirée par celle de la France. Un premier arrêté-loi est adopté le 25 août 1915. Il impose aux communes dévastées d’établir des plans d’alignement généraux censés guider leur reconstruction. Il s’agit en réalité de la première tentative d’intervention de l’Etat dans la politique urbanistique des communes. En septembre 1916, le ministre de l’Intérieur crée le fonds roi Albert. Il vise à construire en Belgique non occupée ainsi que dans les pays limitrophes des baraquements provisoires pour héberger les réfugiés. Ces logements seront ensuite démontés, puis remontés en Belgique.

L’Etat belge ne pourra pas compter sur l’aide financière qu’il croyait acquise, ce qui explique en partie la lenteur du processus de reconstruction.

L’année 1917 voit la création de nombreux organismes et institutions dédiés à la reconstruction du pays : ministère de la Reconstruction nationale, Office des dommages de guerre, Conseil économique, etc. Deux arrêtés-lois d’octobre 1918 posent les bases juridiques en matière de droit aux réparations en consacrant l’indemnisation par l’Etat des sinistrés et en établissant un tribunal des dommages de guerre dans chaque arrondissement judiciaire. Complexes et imprécis, ces textes reconnaissent pour la première fois dans l’histoire le droit aux réparations des dommages de guerre à l’ensemble des sinistrés belges. La loi du 10 mai 1919 fixe, quant à elle, le barème de calcul des indemnités à verser.

Le quartier de la rue de l'Ange à Namur, une place fortifiée particulièrement meurtrie.
Le quartier de la rue de l’Ange à Namur, une place fortifiée particulièrement meurtrie.© COLLECTIONS PHOTOGRAPHIQUES 1914-1918, ARCHIVES DE L’ETAT

Pour les communes les plus touchées, le gouvernement crée le système de l' »adoption » par l’Etat (loi du 8 avril 1919), qui se voit notamment dans l’obligation d’assurer les dépenses engendrées par le rétablissement du domaine et des services publics de la commune. Le 9 avril 1919, c’est l’Office des régions dévastées qui voit le jour. Cette administration, chargée de l’organisation et de la conduite des travaux de reconstruction, a pour principale mission de mettre en oeuvre le système d’adoption par l’Etat, mais doit aussi faciliter le travail du fonds roi Albert, apprécier l’octroi et l’affectation des crédits, etc.

Les mesures prises pendant la guerre dénotent l’optimisme des autorités belges en exil, qui pensaient alors pouvoir compter sur d’importantes réparations. Mais lors des traités de paix, la « Belgique martyre » est déjà passée de mode. L’Etat belge ne pourra donc pas compter sur l’aide financière qu’il croyait acquise, ce qui explique en partie la lenteur du processus de reconstruction.

« Que ces ruinent demeurent.. »

Des questions d’ordre moral et esthétique se posent également aux contemporains de la Grande Guerre. Sur quelles bases reconstruire ? Est-ce là l’occasion de révolutionner l’architecture des villes et villages détruits ? Mais encore, doit-on tout reconstruire ? A la question de la manière s’ajoute celle de l’opportunité de cette reconstruction. Les ruines engendrées par la guerre deviennent de véritables symboles et les témoins tangibles de ce conflit au pouvoir de destruction sans précédent. Des voix s’élèvent rapidement afin que soient conservées au moins certaines de ces ruines. Ainsi, dès 1916, Henri Kervyn de Lettenhove écrit : « Pour bien des raisons, malgré la douloureuse mélancolie de ces ruines, il importe que certaines d’entre elles soient religieusement conservées (…). Il faut aussi que ces ruines restent debout pour montrer au monde toute la souffrance, tout le martyre qu’un petit peuple a enduré …) ! Il convient, enfin, que ces ruines demeurent pour l’éternel opprobre de la race allemande. »

En fin de compte, trois options sont envisagées pour la reconstruction du pays : une reconstruction à l’identique, la conservation des ruines, la voie du modernisme. Certains voient dans l’ampleur des destructions une opportunité de faire table rase du passé et de repartir sur de nouvelles bases, tout en laissant libre cours à la créativité architecturale. Ces opinions sont discutées en coulisse en Belgique occupée, mais aussi beaucoup plus ouvertement à l’étranger, particulièrement là où vivent de nombreux réfugiés belges.

Le gouvernement lui-même semble douter de l’opportunité et de la faisabilité de la reconstruction de certaines communes, et déclare en 1919 qu’Ypres, Nieuport et Dixmude ne seront pas reconstruites, mais que  » des cités nouvelles seront édifiées près des ruines « .

Une leuteur désolante

La lourde tâche de la reconstruction est prise en main, tant bien que mal, par les autorités nationales. Elle s’effectue avec une lenteur désolante : problèmes financiers, pénurie de main-d’oeuvre et de matériaux, surcharge des tribunaux des dommages de guerre, manque de cohérence dû aux changements de gouvernements, etc. Cette lenteur implique pour les réfugiés revenus d’exil des conditions de vie éprouvantes, et ce pour longtemps. Les sinistrés ne manquent d’ailleurs pas d’exprimer leur mécontentement à de nombreuses reprises.

En outre, l’Etat belge n’ayant aucune tradition d’intervention en matière d’urbanisme, il se heurte à de forts particularismes locaux. D’une manière générale, à l’une ou l’autre rare exception près, peu de place est laissée aux idées modernistes développées durant le conflit. La plupart des sinistrés n’aspirent qu’à retrouver leur maison telle que laissée avant la guerre.

De toutes les villes dévastées, le cas d’Ypres est le plus problématique et suscitera de nombreux débats tant en Belgique qu’à l’étranger. A tel point que le lent et coûteux processus de reconstruction du pays ne prend fin qu’en… 1967, avec le parachèvement des halles aux Draps d’Ypres, presqu’identiques à celles d’origine.

Coupes claires dans nos forêts

Les destructions et exploitations abusives réalisées par les Allemands dans les forêts belges durant la Grande Guerre sont considérables. Près de 22 000 hectares ont été détruits par les combats ou exploités à blanc pour les besoins militaires ou commerciaux de l’ennemi, sans compter les coupes anticipées. Ces pertes jouent un rôle non négligeable dans la question des réparations à imposer au grand voisin. Elles sont utilisées pour appuyer les revendications belges en matière territoriale, particulièrement dans le cas de la demande d’annexion du canton d’Eupen.

La reconstitution des peuplements dévastés connaît des fortunes diverses. La double annexion des cantons d’Eupen et de Malmedy procure 33 505 hectares de bois et forêts. C’est heureux car l’Allemagne cesse très rapidement le paiement des dommages et la fourniture de grumes, de plants et de semences. En outre, si les mesures prises par l’Etat belge en vue de reconstituer le patrimoine forestier sont globalement positives pour les forêts publiques (11 000 hectares sont reboisés par l’administration des Eaux et Forêts en moins de dix ans), ces mêmes moyens ne sont pas débloqués pour les propriétaires privés. Il est vrai qu’ils sont nombreux à avoir effectué de très rémunératrices coupes à blanc pour profiter des prix élevés des bois nécessaires à la reconstruction.

L’industrie taillée en pièces

Fleuron du pays et renommée dans le monde entier, l’industrie métallurgique belge a payé un très lourd tribut à la Première Guerre mondiale. Aux réquisitions des matières premières ont succédé les enlèvements de machines, puis le démontage ou le dynamitage des installations. Sur 57 hauts fourneaux existant avant la guerre, 26 sont complètement détruits et seuls 11 d’entre eux sont encore opérationnels fin 1918. La production de fonte et d’acier est dès lors réduite à très peu de choses. Si l’anéantissement de ce pan de l’économie belge n’était pas l’intention première des autorités allemandes, le résultat final n’en fut pas très éloigné. L’état de délabrement des chemins de fer dû aux nombreuses destructions subies, le manque de matériel roulant, la production insuffisante de charbon et le déficit de matières premières sont autant de facteurs ayant rendu la restauration lente et difficile. La récupération d’une partie du matériel encore utilisable en Allemagne, les dommages de guerre livrés en nature, les achats  » subsidiés  » en Allemagne et les indemnités de dommages de guerre payées par l’Etat belge contribuèrent cependant à accélérer le processus. Mais vu l’ampleur des dégâts, le redressement de l’économie belge prendra un temps considérable. Il faudra attendre 1923 pour que la production industrielle rattrape son niveau de 1913.

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