© iStock

Abus sexuels: « Accordez-vous plus de foi à une femme allochtone qu’à un médecin ? »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Les abus sexuels ne se produisent pas uniquement dans les médias, le monde médical aussi doit balayer devant sa porte. Le docteur Guy Peeters, des Mutualités Socialistes, témoigne de faits survenus il y a vingt ans. « Nous n’avions pas le droit de licencier un médecin qui s’en était pris à des patientes. »

Ces dernières décennies, Guy Peeters s’est fait connaître comme président de la VRT, mais il a été également secrétaire-général de l’Union Nationale des Mutualités socialistes. Aujourd’hui, il exerce toujours un certain nombre de fonctions en soins de santé. Durant sa carrière, il a connu des déceptions, et essuyé des défaites. Il y a une défaite qu’il a toujours du mal à digérer : la tentative échouée, avec sa mutuelle, de licencier un médecin qui s’était rendu coupable d’abus sexuels sur des patientes. Nous appelons le médecin en question « le docteur X », car pour tous les organes de disciplines et tribunaux il l’a brillamment emporté. Et pourtant.

L’histoire commence il y a vingt ans, le 27 novembre 1997. Dans son bureau au siège principal de l’Union Nationale des Mutualités socialistes, Guy Peeters reçoit un coup de fil de son adjoint qui signale « un sérieux problème ». Madame D.W., chef de service d’assistance sociale de la mutuelle, a recueilli des plaintes à propos du comportement d’un « médecin-conseil ». Un médecin-conseil – appelé couramment un médecin-contrôleur – examine les patients qui dépendent de l’assurance-maladie. Indépendamment de leur médecin habituel, il doit les examiner et puis donner son avis sur une prolongation du congé maladie.

Courage

Une dizaine de femmes sont prêtes à témoigner de son comportement inapproprié auprès de D.W. Cette dernière insiste pour mettre les faits sur papier, mais cela effraie les victimes : elles ont déjà eu du mal à parler du harcèlement sexuel, et ne se voient pas du tout le transcrire. Finalement, trois femmes acceptent. Peeters : « C’est là que commence l’histoire : auprès d’une chef de service alerte qui, dans un monde très masculin de médecins, écoute les plaintes de femmes. Elle les incite à porter plainte. J’ai énormément de respect pour ces trois femmes – l’une d’entre elles était issue de l’immigration – qui ont accepté de noter ce qui leur était arrivé. À cette époque-là, il fallait du courage. »

Abus sexuels:
© .

Les lettres écrites à la main sont de simples témoignages, deux francophones et un néerlandophone, écrits avec réticence et donc sans beaucoup de détails, des témoignages inquiétants de femmes peu qualifiées et angoissées contre un médecin qui décide de leur avenir immédiat. Une femme, A., écrit : « Le médecin m’a examiné les jambes, et m’a demandé de me coucher sur la table d’examen. (…) Là, j’ai commencé à me sentir mal à l’aise, et certainement quand le médecin a tiré mon slip vers le bas et a regardé à l’intérieur. À ce moment-là, j’étais choquée et comme paralysée. Je n’osais rien dire (…) Alors le médecin m’a demandé d’enlever ma culotte. (…) Intuitivement, je sentais que ce n’était pas normal, mais je ne savais pas comment réagir. J’ai retiré mon slip, et il a recommencé à me palper (…) jusqu’à la lisière de mon sexe. Il a tenté de m’écarter les jambes, mais j’avais peur et j’essayais de l’en empêcher. » Lors d’examens précédents, réalisés en présence d’une assistante sociale, ce même médecin ne s’est jamais approché de son slip. C’était uniquement quand il était seul avec elle.

Abus sexuels:
© .

B., une témoin francophone, explique qu’elle trouvait normal d’enlever son pantalon pour que le médecin puisse examiner sa cicatrice sur la jambe, mais qu’il n’était pas normal qu’il regarde soudain dans son slip. Comme elle trouvait aussi normal de devoir enlever sa blouse pour vérifier sa respiration, mais pas qu’elle doive enlever son soutien-gorge et que ses seins soient également examinés. Dans un français plein d’erreurs, elle écrit : « On sortant de la consultation, je l’est directement signaler à ma maman qui m’attendais dans la couloir. » Quand elle apprend ensuite qu’elle doit retourner chez le même médecin, elle panique. Au grand étonnement de l’employé de guichet du service d’allocations de chômage du syndicat socialiste FGTB, elle se réinscrit comme demandeuse d’emploi. « Le médecin-conseil de la mutuelle vous y a-t-il obligée ? », demande l’employé. « Non, c’est ma propre décision. » Pour B, tout est mieux que de devoir subir encore un examen par ce même médecin.

Abus sexuels:
© .

Le 28 novembre 1997, Guy Peeters convoque le docteur X dans son bureau. « Son épouse était dans le bureau. Je leur ai dit qu’il valait mieux qu’elle quitte le local, mais elle a refusé : « Je réponds de mon mari. » Le docteur X conteste avoir commis une erreur et explique que le Conseil médical de l’invalidité » demande un examen clinique général, même pour établir une carte rouge en cas de pathologie psychiatrique. » Du coup, Peeters confronte le médecin aux détails des plaintes, – en premier lieu les témoignages écrits, mais aussi oraux. Peeters : « Dans ce genre de situations, j’ose me montrer acerbe et cynique, effectivement. Je lui ai dit que baisser le slip et palper le vagin est un traitement étrange pour les femmes atteintes d’une dépression nerveuse. Dans mes études de médecine, je n’ai pas appris non plus qu’un examen de la gorge se finit par une palpation des lèvres vaginales. »

Le même jour, le docteur X est suspendu « pour motifs graves ». Les faits avec lesquels Peeters le confronte, et le manque d’une bonne explication « rendent toute collaboration ultérieure impossible ».

Jaloux

Le jour de la suspension, le directeur médical des Mutuelles socialistes néerlandophones informe le Comité du Service d’évaluation et de contrôle médicaux de l’Institut National d’Assurance Maladie-Invalidité(INAMI) des faits et de la procédure. On demande également à ce comité de retirer la reconnaissance du docteur X comme médecin-conseil. Cela s’avère infiniment moins évident que prévu. Le 19 décembre 1997, l’INAMI se réunit à propos de l’affaire. Sur place, il s’avère que le docteur X est non seulement accompagné de son avocat, mais aussi de trois confrères… de la mutualité socialiste. Peeters : « Cela illustre une fois de plus à quel point l’intervention de madame D.W. était courageuse et solitaire. Jusque-là, le docteur X n’avait jamais été réprimandé ou corrigé par ses collègues, bien au contraire, et c’est ce qu’on à nouveau constaté ici. Désormais, le docteur X se défendrait en argumentant qu’une assistante sociale avait convaincu plusieurs patientes de faire de fausses déclarations. Il en a fait un complot de femmes jalouses. »

Le compte-rendu de la réunion de l’INAMI révèle que la défense du docteur X fonctionne auprès d’un auditoire composé de médecins presqu’exclusivement masculins. Dès le début de la réunion, les rôles semblent même inversés : le médecin licencié n’est pas vu comme un auteur suspect ou potentiel, mais comme une victime présumée à qui on a porté préjudice. Le rapport de l’audience commence par la constatation que tout tourne autour de « plaintes orales, mais mises sur papier à la demande de madame D.W ». Ce « mais » trahit l’état d’esprit général. Il revient dans les conclusions : « Le comité constate que les plaintes écrites ont clairement été provoquées, qu’elles viennent de personnes psychiquement faibles. » Peeters : « Je n’ai toujours pas digéré cette dernière phrase. Évidemment qu’il s’agissait de personnes psychiquement faibles. C’est pour cette raison aussi que nous avons été aussi sévères : parce qu’en tant que médecin il doit protéger ce genre de patients au lieu d’abuser de leur condition. Au club de médecins de l’INAMI ils inversent cet argument : c’est justement parce que ce sont des personnes psychiquement faibles, qu’elles ne peuvent livrer de témoignage crédible. »

Aussi le résultat se devine-t-il aisément: « Lors du vote secret, à quatorze voix contre et une abstention, le Comité décide ne pas retirer la reconnaissance du docteur X comme médecin-conseil. » Pourtant, l’Union Nationale des Mutualités socialistes décide de licencier le médecin : ils laissent la décision de le reconnaître ou non comme médecin-conseil à l’INAM, mais il relève de leur responsabilité de le garder ou pas comme employé.

Le docteur X refuse de démissionner et accuse à son tour Guy Peeters et les Mutualités socialistes flamandes de diffamation. Au cours d’une double procédure, devant le tribunal du travail et plus tard devant la Cour du travail, il essaie d’avoir raison : comme l’INAMI lui avait donné raison, les Mutualités socialistes n’auraient pas pu le licencier. Peeters : « Nous avons perdu toutes les affaires, en appel aussi. Nulle part, on a accordé le moindre crédit aux déclarations des femmes. » Dans un arrêté du 14 octobre 1999, la Cour de Travail de Bruxelles statue en outre qu' »il n’y a pas eu de plainte déposée contre le docteur X ni à l’Ordre des Médecins ni au parquet ». Peeters : « Nous n’avons pas porté plainte parce que nous ne pouvions pas. C’étaient aux femmes à le faire. Mais elles ne voulaient pas. Sur les dix, il y en avait sept qui ne voulaient même pas mettre leur témoignage par écrit pour usage interne, encore moins ‘se déshonorer’ en rendant public ce qui leur était arrivé. Leur propre peur a donc finalement été utilisée contre elles. »

Interrogé par Knack, le vice-président de l’Ordre des Médecins, Michel Deneyer, souligne que le temps où l’on accordait automatiquement le bénéfice de doute aux médecins est bel et bien révolu. « Si une femme témoigne d’abus sexuels et le médecin nie tout, ça reste évidemment une situation de parole contre parole. Mais si aujourd’hui deux, trois, ou plus de femmes témoignaient, notre premier réflexe serait : « Trois patientes ont-elles réellement perdu la raison, ou y aurait-il un problème avec le médecin ? » Et alors un médecin ne s’en sortira plus avec une excuse facile. Nous sommes beaucoup plus ouverts aux plaintes qu’autrefois. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire