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2015 en 15 mots: Ubérisation (11/15)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Il n’y a pas que les chauffeurs de taxi qui sont menacés : de plus en plus de métiers risquent de prendre un coup de vieux, lobés par des start-up minimalistes, efficaces, et peu coûteuses, qui plaisent aux consommateurs. Le marché du travail va devoir muer.

Aux premières heures de la Révolution industrielle, le monde devait ressembler à cela : une vaste photographie au violent contraste. D’un côté y figuraient des gens hébétés de comprendre – mais trop tard – que leur travail avait perdu d’un coup sa raison d’être et que rien ne serait plus jamais comme avant ; et de l’autre, des visages ravis, sûrs d’avoir pris vingt ans d’avance sur le reste de la planète… et trouvé un filon en or.

2015. Les industriels du XIXe siècle ont laissé la place à de jeunes trentenaires biberonnés aux nouvelles technologies, attachés à leur smartphone comme à un baxter. Ils n’ont pas d’usine, pas d’infrastructure lourde. Ils ont des idées. L’argent vient ensuite.

Voilà la révolution à laquelle le monde entier assiste désormais. A peine les consommateurs se sont-ils familiarisés avec les pratiques bousculantes de Google, Amazon ou Facebook, voilà que débarquent de nouveaux acteurs, baptisés Uber ou Airbnb. Leur fil rouge ? Penser autrement la notion même de service. Le client le commande désormais en un clic, lobant complètement ceux qui, longtemps, le lui ont fidèlement – mais traditionnellement – rendu. Ainsi en est-il d’Uber, qui propose à des particuliers de véhiculer dans leur propre voiture toute personne désireuse de se déplacer. Dans ce schéma, a priori séduisant, exit les taxis classiques, ringardisés d’un coup ! Le chauffeur occasionnel arrondit ainsi ses fins de mois, le passager paie moins que dans un taxi classique, et Uber prend une commission au passage.

Qu’on ne s’y trompe pas : on n’est pas du tout dans une économie de partage. Plutôt dans l’idée d’exploiter commercialement à 100 % tout ce qui peut l’être et ne l’est pas : une voiture, un appartement parfois vide, une foreuse inutilisée dans un atelier. Le tout en s’alliant les services d’indépendants, faiblement payés, souples, non syndiqués. Ces start-up de la dernière génération ne développent donc pas des milliers d’emplois. Légères, mobiles et évolutives, elles se fichent comme d’une guigne des règles qui s’imposent aux acteurs traditionnels, les licences des chauffeurs de taxi, par exemple, et grandissent ainsi rapidement. Certes, elles font face à une kyrielle d’attaques en justice, mais en attendant, elles tournent. Et se rendent indispensables.

Si tel est le cas, c’est bingo ! Airbnb, pour ne parler que de cette plateforme d’occupation d’appartements temporairement vacants, vaut 25 milliards de dollars… Et Uber, 50 milliards !

Le concept fait florès à une vitesse vertigineuse. Ceux qui regardaient, d’un air contrit, les taximen manifester leur colère dans les rues feraient bien de s’interroger sur leur propre avenir. Car les avocats et les notaires pourraient bientôt subir le même sort, comme les banques, débordées par les plateformes de crowdfunding. Et rien ne dit que la tache d’huile en restera là : elle pourrait au contraire se répandre sur tout le marché du travail, qui pourrait bien céder sous ses coups de boutoir… Ce n’est pas pour rien que l’on parle vilainement d’éléments  » disrupteurs  » à propos de ces jeunes pousses.

Conséquences ? Le risque n’est pas mince de voir émerger, à terme, un système économique dans lequel on trouverait d’un côté des salariés plutôt haut de gamme ou très peu qualifiés, et de l’autre, une flopée d’intermittents cumulant des petits boulots ubérisés avec des allocations de chômage. A terme, le système actuel de protection sociale ne peut pas tenir dans un tel contexte. Le trésor public non plus : ces start-up ont pour habitude de rapatrier leurs recettes ailleurs que dans le pays où elles ont été générées. Il faudra donc, d’urgence, soit contraindre les entreprises d’économie collaborative à respecter les règles du jeu qui s’imposent aux entreprises traditionnelles. Soit repenser tout le modèle économico-social occidental. Comme au temps de la révolution industrielle, en somme.

Découvrez les 149 autres mots de l’abécédaire 2015 dans le numéro collectif du Vif/L’Express, en librairie dès le 24 décembre, et pour trois semaines.

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