Depuis vingt ans, Sois Belge et tais-toi ! décrypte avec humour la vie politique belge. Absurde et ubuesque. © THIERRY DU BOIS/REPORTERS

20 ans de « Sois Belge… »: Et si le vrai spectacle n’était autre que la politique elle-même?

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Sois Belge et tais-toi ! , la revue d’humour politique, fête ses 20 ans avec un spectacle qui replonge dans deux décennies. C’est l’histoire d’un pays ubuesque, où tout est compliqué, caricatural, théâtral à l’excès, et où tout semble un éternel recommencement.

Voici venir Le Grand Vingtième. Un plongeon dans deux décennies de vie politique belge à travers l’humour. Mais aussi, entre les lignes du rire, un aperçu quasi philosophique de l’évolution de notre pays. A partir du 2 décembre prochain, la troupe de Sois Belge et tais-toi ! entame une longue tournée d’une cinquantaine de dates pour fêter son anniversaire. Et partager une expérience inédite mélangeant sketches et chansons du passé avec la parodie toujours juste de l’année écoulée, entre commissions d’enquête parlementaires qui ne servent à rien et vicissitudes catalanes importées en Belgique. Un voyage dans l’absurde du pays de Magritte.

Il est loin, le temps où cette revue satirique posait ses premiers jalons. C’était il y a bien plus de vingt ans, en réalité. En juin 1982, André Remy, ancien de Feu vert, une émission pour la jeunesse sur la RTBF (1966 – 1980), et Joël Riguelle, chanteur humoriste amateur, tous deux enseignants, montent ensemble sur la scène du collège Saint-Pierre à Uccle pour y singer les faits et gestes de l’année scolaire. Au cours de la décennie suivante, ce rendez-vous de fin d’année prend un tour de plus en plus politique en raison des mesures d’austérité imposées en Communauté française et des grèves à répétition qui secouent les écoles. Lors de la saison 1997-1998, les joyeux compères sortent de leurs murs pour s’ouvrir au grand public, sur la scène du petit théâtre de la Toison d’Or. Avant de grandir pour toucher, chaque année, de 50 000 à 60 000 spectateurs. Et devenir un must pour les amoureux de politique ainsi que pour les élus eux-mêmes, qui rêvent tous d’être caricaturés. Pour exister.

Lancé par André Remy, développé par son fils Baudouin (tous deux, à g.), le spectacle mobilise chaque année de 50 000 à 60 000 spectateurs.
Lancé par André Remy, développé par son fils Baudouin (tous deux, à g.), le spectacle mobilise chaque année de 50 000 à 60 000 spectateurs.© AUDE VANLATHEM

« Toujours debout, toujours vivant »

Depuis des mois, Baudouin Remy, journaliste politique à la RTBF et  » fils de  » André, concocte les textes de cette édition vintage qui voyagera à travers le temps. Il a revisionné les dix-neuf éditions précédentes, retrouvé des sketches pour les remettre au goût du jour, replongé dans les portraits de tous ces Premiers ministres qui ont défilé, les Martens, Dehaene, Verhofstadt, Leterme, Van Rompuy, Di Rupo et autres Michel. Ce Grand Vingtième ne sera toutefois pas un best of, même si toutes ces personnalités seront de la revue. Ce sera plutôt une façon de rire de notre pays un peu fou qui continue à exister malgré les tensions et le chaos institutionnel, au gré des passes d’armes théâtrales.  » La politique belge, c’est de l’art contemporain, s’amuse l’intéressé. Cette année, nous invitons les gens à visiter un musée invraisemblable.  » Car au cours de ces vingt ans, nos responsables politiques sont devenus des caricatures d’eux-mêmes, qui rejoignent, en vrai, l’image qu’on présente d’eux sur scène.  » A la fin du dernier congrès du PS, Elio Di Rupo a terminé avec ces mots : « Toujours debout, toujours vivant », constate celui qui l’imite sur scène, à merveille. C’était précisément le refrain que l’on lui faisait chanter lors du spectacle de l’an dernier.  »

A force de scruter de près les comportements des animaux du pouvoir et de décoder ce cirque permanent, Sois Belge et tais-toi ! peut se flatter d’en dresser un portrait fidèle, par-delà la gaudriole.  » Jean-Michel Javaux nous a demandé un jour, à l’issue d’un spectacle, si nous étions suspendus à un lustre au-dessus de la table de négociation, se souvient Baudouin Remy. Parce que ce que nous décrivions dans le spectacle s’était vraiment passé comme ça dans la réalité. D’ailleurs, nous n’inventons rien, nous reprenons la plupart du temps les éléments de langage que les politiques ont eux-mêmes prononcés.  » L’actualité et la comédie se répondent en permanence, dans un spectacle qui nourrit sa chair dans l’infinité de situations ubuesques.  » Parfois, c’est à se demander si les politiques ne nourrissent pas consciemment les humoristes.  »

Une parodie politique mais aussi royale.
Une parodie politique mais aussi royale.© ERIC LALMAND/BELGAIMAGE

« Il y a vingt ans, on annonçait déjà le RER »

En feuilletant le journal des vingt ans, Baudouin Remy a constaté à quel point la vie politique du pays était un éternel recommencement. Une boucle sans fin.  » Lors de nos premiers spectacles, on annonçait déjà le RER. Vingt ans plus tard, on annonce toujours le RER. Nous parlions déjà, à l’époque, de réformer l’enseignement avec le décret Missions de Laurette Onkelinx, il en est toujours question avec le Pacte d’excellence. A nos débuts, c’était l’affaire Agusta-Dassault, on revient cette fois avec les affaires Publifin et Samusocial – et on n’a jamais cessé de parler de bonne gouvernance. Il y avait la crise de la dioxine, aujourd’hui, c’est le fipronil ou le glyphosate. L’accueil des sans-papiers faisait déjà la Une, de même que la réforme des polices. Et à travers tout cela, on retrouve les mêmes personnes, les Michel, Di Rupo, Onkelinx, Reynders, Milquet, Maingain… Qui jouent les mêmes pièces de théâtre et procèdent aux mêmes trahisons : le gouvernement de 2014 est d’ailleurs né, en partie, sur les braises très chaudes de la rupture Michel – Di Rupo de 2004. Cela ne veut pas dire que tout est exactement la même chose qu’avant, bien sûr, mais c’est troublant.  »

Sois Belge et tais-toi ! se souviendra, tel un écho entêtant, de ces épisodes où le président du PS proclame  » ne pas en avoir dormi de la nuit  » après la rupture avec le MR, pose une exclusive lors d’un débat télévisé avec Didier Reynders ou confesse que  » son coeur saigne  » après le retour dans l’opposition. Quand Benoît Lutgen annonce qu’il tire la prise du gouvernement wallon, en juin dernier, les comédiens renverront à la décision prise par Alexander De Croo (Open VLD) de… tirer la prise en 2007.  » Dans notre politique, il y a constamment un air de déjà-vu, sourit l’auteur de la revue. Et après ces décisions, on assiste toujours aux mêmes réactions offusquées, aux mêmes promesses de chaos… C’est une mise en scène dramatique, hyperthéâtrale. Il y a des moments, cette année, où on s’est demandé s’ils ne faisaient pas les sketches à notre place. Mais la différence essentielle entre 1997-1998 et aujourd’hui, c’est que les gens ne le supportent plus. Il y avait déjà, à l’époque, un fossé qui se creusait avec le citoyen, il y a désormais un vrai ras-le-bol.  »

La parodie d'un gouvernement s'autorisant 541 jours d'absence. Surréaliste.
La parodie d’un gouvernement s’autorisant 541 jours d’absence. Surréaliste.© AUDE VANLATHEM/BELGAIMAGE

« Le Belge est capable de supporter ça »

 » Pourtant, elle tourne… « , aurait dit Galilée à la vue de cette étrange planète nationale. Voilà le paradoxe. En dépit des réformes incompréhensibles de l’Etat, des niveaux de pouvoir qui se superposent et des partis politiques qui se hurlent dessus, le pays existe. Sans faire de prouesses, mais il existe.  » La Belgique fonctionne en hoquetant, voilà ce que l’on constate au fil des spectacles, observe Baudouin Remy. C’est un pays qui s’autorise à fonctionner malgré 541 jours sans gouvernement. Ou qui continue à tourner malgré des majorités différentes à tous les niveaux de pouvoir. Benoît Lutgen voulait mettre le PS dehors dans toutes les majorités francophones, mais il continue son travail, en dépit du fait que ce désir ne s’est concrétisé qu’en Wallonie… Cela nous rappelle que le Belge est capable de supporter tout ça ! Le politique aussi, d’ailleurs. Il faut une sacrée dose d’autodérision. Dans le spectacle, on définit la bonne gouvernance comme « tout ce qui fait que ce qu’on gouverne aille ». Mais on se demande « où est le gouvernail et qui le tient ». Or, le problème catalan vient nous rappeler par défaut tout ce que l’on a réussi à faire pour que cette extraordinaire Belgique continue à fonctionner, alors que cela paraît a priori impossible.  »

Il y en a eu, pourtant, des événements au cours de ces années.  » Cinq démissions d’Yves Leterme, une Belgique inquiète dont les citoyens mettaient des drapeaux aux fenêtres, une crise sans fin, des gouvernements régionaux qui explosent, mais même si l’on vous assure que « ça ne va pas », cela continue quand même à tourner « . Du grand art, vraiment.  » Avec des postures qui permettent à tout le monde de s’y retrouver. Il y a par exemple ces scènes, typiquement belges, où un Magnette déclare qu’il veut le décumul intégral des mandats, avant qu’un Di Rupo ne se déclare, en tant que président, garant des autres opinions. Et voilà donc qu’au sein d’un même parti, on est à la fois pour et contre – des exemples similaires existent dans toutes les familles politiques. C’est un pays où on affirme à la fois qu’il faut supprimer la Cocom (Commission communautaire commune, à Bruxelles), tout en lui donnant de nouvelles compétences en matière d’allocations familiales. On dit une chose et on fait son contraire. Le plus incroyable dans tout cela, c’est que l’on tolère ça avec une sorte de fatalisme rigolo.  » Il est bien difficile de ne pas utiliser ce terme, certes galvaudé : surréaliste !

Comme d'autres Premiers ministres avant lui, Charles Michel est dans le viseur.
Comme d’autres Premiers ministres avant lui, Charles Michel est dans le viseur.© NICOLAS MAETERLINCK/BELGAIMAGE

« Vingt années de grands écarts »

La politique belge est un monde impitoyable où rien ne change, tout en donnant l’impression de changer.  » Même Maingain dit la même chose qu’il y a vingt ans, relève le journaliste. Quand on le pousse un peu, il revient avec l’idée d’un front commun des francophones, il regrette que le grand vainqueur de la crise francophone, ce sont les indépendantistes flamands… Combien de fois n’a-t-on pas entendu que nous avions un pays apaisé, homogène et efficace, avec une bonne gouvernance ? Ah bon ? Mais un Wallon, aujourd’hui, dépend de trois majorités politiques différentes et de sept partis au pouvoir. Un chercheur francophone dépend d’une secrétaire d’Etat fédérale N-VA, d’un ministre francophone PS et d’un ministre wallon MR. Et allez expliquer aux Catalans le nombre de niveaux de pouvoir dont dépendent les Bruxellois, ou ce Comité de concertation qui ne sert à rien. On nous jure que l’on simplifie, mais on ne cesse de complexifier.  »

Ce Grand Vingtième de Sois Belge et tais-toi !, est un spectacle où on va se tordre de rire pour ne pas pleurer de  » ce pays de fous dont nous tirons la matière première pour construire notre humour « .

www.soisbelge.be

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