Face à la perspective d’un retour du service militaire, de plus en plus de jeunes Allemands entreprennent les démarches nécessaires pour devenir objecteur de conscience, un droit inscrit dans la Constitution.
Le petit bureau, près de la cathédrale protestante de Magdebourg, en Saxe-Anhalt, est chargé de décorations religieuses, de livres et de brochures. Jens Lattke, fines lunettes, barbe et cheveux poivre et sel, est le responsable régional pour la paix et l’environnement de l’Eglise protestante pour le centre de l’Allemagne. Le conseil aux personnes désireuses de devenir «objecteur de conscience» occupe une part croissante de son travail depuis que la Russie a envahi l’Ukraine, faisant ressurgir en Allemagne la crainte d’une possible guerre à l’est.
L’objection de conscience, un droit garanti en Allemagne par la Constitution, était tombée en désuétude avec l’abolition des services militaire et civil par le gouvernement d’Angela Merkel, le 1er juillet 2011. Le ministère de la Famille, chargé de l’examen de cette procédure administrative, a statué sur 2.534 dossiers entre 2012 et 2021, un chiffre en fort recul par rapport aux années 1980-1990, temps fort du mouvement pacifiste en Allemagne. Mais la tendance s’est à nouveau inversée. En un peu plus de trois ans, entre le début de l’invasion de l’Ukraine et juin dernier, le nombre des demandes est passé à 5.639. L’annonce de la réintroduction prochaine du service militaire sur la base du volontariat pourrait accélérer la tendance. «Avant l’invasion de l’Ukraine, les personnes qui venaient demander conseil avant de remplir leur dossier d’objection étaient le plus souvent des adultes, en général des soldats désireux de quitter l’armée, se souvient Jens Lattke. Avec les discussions autour du retour au service militaire, ce sont de plus en plus souvent des parents et des jeunes qui me contactent. Cette année, j’ai déjà guidé une centaine de jeunes, contre 80 à 90 pour l’année 2024.»
«Il y avait de bonnes raisons de suspendre le service militaire obligatoire, mais rétrospectivement, c’était une erreur.»
Des effectifs à la hausse
Jens Lattke rejoint le mouvement pacifiste au début des années 1990, à l’époque de la guerre en Irak. Né en ex-RDA, le jeune homme, à l’époque, n’est pas motivé par des convictions religieuses. Comme la plupart des Allemands de l’Est, il a grandi sans contact avec l’Eglise. Il ne rejoindra l’Eglise protestante que plus tard, pendant ses études. Il est aujourd’hui l’un des huit responsables pour la paix de l’Eglise protestante à travers le pays. Ils étaient 30 à 40 par Land dans les années 1990, avant l’abolition du service militaire.
L’Allemagne fut le premier pays européen à supprimer la conscription, en 2011. Berlin doit alors faire des économies et veut professionnaliser une armée qui semble appelée à se limiter à des opérations de maintien de la paix à l’étranger. Les effectifs de la Bundeswehr –500.000 hommes pendant la guerre froide, 250.000 en 2011– ont fondu à 185.000 soldats aujourd’hui. «A l’époque, il y avait de bonnes raisons de suspendre le service militaire obligatoire, mais rétrospectivement, c’était une erreur», estime le ministre de la Défense, le social-démocrate Boris Pistorius, déjà ministre de la Défense dans le gouvernement d’Olaf Scholz.
Dans un contexte de nouvelles tensions internationales, l’armée allemande veut de nouveau gonfler ses effectifs pour passer à 260.000 hommes et 200.000 réservistes d’ici à 2031. Fin août, Boris Pistorius présentait son projet de retour à la conscription, dans un premier temps sur la base du volontariat. Pour attirer davantage de jeunes sous les drapeaux, Berlin mise sur les incitations financières: augmentation des soldes pour ceux qui s’engageraient pour plus de six mois, prise en charge des frais de permis de conduire et de santé, cours de langue, camps sportifs… Selon la réforme, qui s’inspire du modèle suédois, tous les jeunes recevront à compter de janvier prochain un questionnaire de la Bundeswehr à leurs 18 ans, afin de déterminer quelles sont leurs compétences et leur motivation. La réponse au questionnaire sera obligatoire pour les hommes, facultative pour les femmes. Les profils les plus intéressants seront ensuite invités à un entretien. Le ministère espère ainsi pouvoir recruter 40.000 jeunes par an.

Une procédure très encadrée
Ces incitations suffiront-elles pour augmenter les effectifs? Les conservateurs de la CDU en doutent, qui réclament le retour à la conscription obligatoire. «Le problème de la Bundeswehr, c’est qu’elle cherche des profils là où l’armée est en concurrence directe avec l’industrie, dans un contexte de pénurie en personnel qualifié, rappelle Jens Lattke. Des techniciens, des informaticiens, des ingénieurs… La Bundeswehr n’aurait pas de mal à trouver de simples soldats, mais ce n’est pas là qu’elle a du mal à recruter.»
Le projet de loi est populaire auprès des plus âgés. Ainsi, 72% des plus de 60 ans approuvent le retour du service militaire. Mais il suscite bien des inquiétudes chez les plus jeunes et leurs parents, de plus en plus nombreux à contacter Jens Lattke. Seuls 52% des 18-39 ans sont favorables à la conscription.
On peut réintroduire le service militaire pour ceux qui veulent; pour moi, ce serait une perte de temps.»
Un petit groupe d’adolescents, à la sortie de leur collège de Magdebourg… Philipp, 16 ans, est résolument opposé au service militaire. «On peut bien le réintroduire pour ceux qui veulent; pour moi, ce serait une perte de temps.» Même réponse de la part de Fiona, 16 ans également, qui n’envisage pas un instant de servir sous les drapeaux. Carl pense que l’armée «est une bonne chose pour ceux qui sont motivés. Moi, je n’ai pas envie d’aller au front.» Aucun des trois ne connaît la possibilité, garantie par la Constitution, de devenir objecteur de conscience. Les deux garçons semblent intéressés…
En Allemagne, l’objection de conscience est une procédure administrative très encadrée, passant par l’armée et le ministère de la Famille: le candidat doit envoyer un courrier argumenté à l’un des quinze «centres de carrière» de la Bundeswehr. Les candidats qui n’auraient pas encore passé la visite médicale de l’armée doivent alors s’y soumettre. S’ils sont déclarés aptes, leur dossier sera transmis au ministère de la Famille qui accorde ou non l’objection de conscience. «Les dossiers doivent comporter une lettre de motivation argumentée. C’est la partie que nous les aidons à travailler, souligne Jens Lattke. La lettre doit être authentique. Avoir peur de la guerre, être parent ou avoir d’autres projets dans la vie ne peut en aucun cas justifier l’objection. Il est très important que le jeune se confronte à ce qui le motive, avec sa conscience. C’est la première chose dont nous parlons au téléphone. Il ne suffit pas d’écrire que la religion interdit de tuer. Il ne faut pas non plus que la lettre soit trop impersonnelle, qu’elle ait l’air de sortir de ChatGPT. La motivation doit être sincère.»
Un manque de casernes
Du temps du service militaire obligatoire, entreprendre ces démarches n’était pas dépourvu de risque pour les jeunes pacifistes, notamment la visite médicale, en raison de la possibilité d’être envoyé dans les casernes si la demande d’objection était rejetée et que le candidat avait été déclaré apte par l’armée. Avec la réintroduction du service militaire, les jeunes pacifistes doivent-ils se dépêcher de se faire inscrire sur le fichier des objecteurs de conscience, de peur que la procédure ne devienne plus compliquée? «Le risque existe. Mais le droit à l’objection de conscience est garanti par la Constitution, et je ne vois pas comment on pourrait trouver une majorité des deux tiers nécessaire pour réformer la loi fondamentale, estime Kathrin Groh, spécialiste du droit public à l’université de la Bundeswehr, à Munich. Ce qui pourrait changer, en revanche, ce sont les procédures pour obtenir le statut d’objecteur de conscience. Une simple loi suffirait pour modifier la procédure actuelle.»
Jens Lattke ne croit pourtant pas à l’urgence de se faire inscrire sur le fichier des objecteurs de conscience. «La Bundeswehr n’a pas les moyens d’enrôler toute une classe d’âge. Je ne crois pas au retour du service militaire obligatoire. Avec la fin de la conscription, l’armée manque de casernes. Beaucoup d’entre elles ont été transformées en logements, ne sont plus à disposition. L’armée est dépourvue de moyens.» Les trois jeunes du collège de Magdebourg ne semblent guère convaincus par l’argument. Philipp, le plus intéressé par la politique, s’inquiète de l’omniprésence du militaire dans les médias depuis trois ans. «Comme si on voulait nous préparer à un conflit…», précise-t-il, le regard las.