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Yves Coppens : « Arrêtons de dire, comme ma belle-mère, que c’était mieux avant ! »

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

A 83 ans, le paléoanthropologue rêve toujours d’expéditions lointaines et de découvertes sur les origines de l’homme. Pour le  » père  » de Lucy, qui publie ses mémoires, l’humanité devra relever des défis, mais subsistera longtemps encore.

Imprégné d’Armorique et de préhistoire depuis votre enfance en Morbihan, vous affichez, dans vos mémoires publiés ces jours-ci, vos origines bretonnes. Mais votre nom, Coppens, n’est-il pas flamand ?

Ma famille est bretonne depuis la fin du xviiie siècle, mais je ne doute pas de l’origine flamande de mes ancêtres. Mon nom de famille est un diminutif de Jacob, avec le  » s  » du génitif de filiation, donc  » fils de Jacques « . Je n’ai jamais été un passionné de généalogie. Trop compliqué : en quelques générations, on se retrouve devant des arbres très touffus. J’ai vu les équipes de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss constituer des généalogies monstrueuses et être obligées de recourir à l’informatique. Je préfère la généalogie phylogénique, qui vise à reconstituer les relations de parenté entre espèces.

Vous découpez votre vie en trois tranches : la Bretagne, avec votre attirance pour les mégalithes de Carnac ; l’Afrique, avec la découverte, en 1974, de Lucy, le plus célèbre des squelettes de préhumains ; et Paris, avec vos nombreuses fonctions. Quelle est, parmi vos découvertes, celle dont vous êtes le plus fier ?

Celle du tchadanthrope ! C’est mon premier fragment de crâne d’hominidé, récupéré lors d’une expédition dans le nord du Tchad, en 1961. Un beau fossile, même si nous ne sommes pas parvenus à le dater. Une anecdote : j’ai montré ce crâne au roi Baudouin qui m’avait invité au palais pour parler de la préhistoire. Je n’ai pas osé demander à ce monsieur distingué et inquiet si je pouvais le prendre en photo. J’ai alors eu l’idée de lui mettre le fossile entre les mains. Il m’a prêté son propre appareil et j’ai pu le photographier. A Noël de cette année-là, le roi m’a envoyé les clichés, avec ses bons voeux.

« L’homme de Néandertal aurait dû s’appeler l' »homme de Liège » « , estime Yves Coppens. Photo du film « AO le dernier Néandertal », de Jacques Malaterre. © COLLECTION CHRISTOPHEL/Isopix

Votre nom reste aussi attaché à la théorie selon laquelle la naissance de l’homme est le produit d’un changement climatique.

J’en suis très fier, même si l’idée a d’abord été mal accueillie. Il y a plus de 3 millions d’années, l’Afrique tropicale est devenue aride. La faune et la flore ont changé. Nos ancêtres préhumains se sont adaptés eux aussi à cet assèchement : entre – 3 et – 2 millions d’années, leur cerveau s’est développé et leur mâchoire s’est équipée d’une denture d’omnivore pour qu’ils puissent ajouter de la viande à leur menu végétarien. Leurs voies respiratoires se sont transformées pour mieux respirer en atmosphère sèche. Conséquence inattendue et extravagante : l’apparition d’un nouveau niveau de conscience, qui a créé la culture. L’évolution des voies respiratoires a fait descendre le larynx et installé une caisse de résonance entre les cordes vocales. D’où le langage articulé. En d’autres termes, il y a eu usage pirate d’une simple sélection naturelle liée à des stratégies pour échapper aux prédateurs dans un paysage découvert. Toute cette histoire, je l’ai lue dans les couches fossiles de la vallée de l’Omo, en Ethiopie, où j’ai travaillé dans les années 1970. Je l’ai appelée l’ (H)omo Event, un jeu de mots.

Un scénario toujours controversé ?

C’est vrai, j’ai été boudé, on a même ri de moi. Mes confrères refusaient d’admettre que l’évolution de l’homme, comme celle des animaux, puisse dépendre de l’environnement. Des collègues m’ont reproché d’être déterministe. Ce sont, à présent, les premiers à signer des articles en phase avec mon scénario. L’homme est bel et bien une réponse anatomique et biologique à un changement climatique majeur. En revanche, l’ East Side Story, ma théorie selon laquelle l’apparition de la lignée humaine s’est produite en Afrique orientale, ne correspond plus aux données actuelles. Il a été démontré que les zones méridionale et centrale du continent sont aussi concernées. Aujourd’hui, l’évolution culturelle a pris le pas sur l’évolution biologique. Mais notre environnement continue à avoir un impact non négligeable sur nous, et pas toujours inoffensif : je pense aux naissances prématurées liées à la pollution, ou encore à l’asthme, de plus en plus présent chez les jeunes générations.

Aujourd’hui, je marche mal, j’entends mal, je dors mal, mais je n’ai renoncé à rien

Quelle est, selon vous, la découverte récente la plus importante en paléoanthropologie ?

La datation de l’Homo naledi ! Une étude publiée en mai dernier révèle que ce fossile d’hominidé découvert en Afrique du Sud en 2013 a vécu il y a environ 300 000 ans. Avec sa toute petite tête de 500 centimètres carrés et ses doigts courbes d’escaladeur de branches, on lui donnait 1 ou 2 millions d’années. Cette relique archaïque est donc contemporaine des premiers Homo sapiens africains. Car on sait, depuis les découvertes du site de Jebel Irhoud, au Maroc, que notre espèce, l’Homo sapiens, n’est pas née en Afrique de l’Est il y a 200 000 ans. Elle existait déjà 100 000 ans plus tôt en Afrique du Nord et ailleurs sur le continent. C’est ce qu’ont révélé, en juin 2017, les travaux de l’équipe conduite par Jean-Jacques Hublin, professeur à l’Institut Max Planck de Leipzig. L’homme moderne, doté d’outils perfectionnés, était donc déjà présent il y a 300 000 ans dans plusieurs régions d’Afrique. A-t-il eu des contacts avec Homo naledi, petit hominidé primitif qui grimpait encore aux arbres ? Ont-ils sympathisé ? Mystère.

Ne connaissait-on pas déjà d’autres cas de cohabitation entre espèces humaines différentes ?

De fait, l’homme de Néandertal, qui peuplait l’Europe, a croisé la route de l’Homo sapiens, arrivé d’Afrique. Cette cohabitation européenne a duré plusieurs dizaines de milliers d’années, jusqu’à environ – 30 000 ans, époque à laquelle Néandertal s’éteint. Comme disent les Mongols :  » Jamais deux ours dans une même caverne « , car il y en a toujours un qui disparaît ! Grâce aux progrès récents de la paléogénétique, nous avons la confirmation qu’il y a eu hybridation entre les deux espèces. Les travaux de Svante Pääbo, de l’Institut Max Planck, révèlent que 2 à 3 % du génome néandertalien se retrouvent aujourd’hui chez les populations d’origine européenne et asiatique. Vous et moi avons donc des gènes de l’homme de Néandertal. On devrait en fait plutôt parler d' » homme de Liège « , car le tout premier fossile de Néandertalien découvert est un crâne d’enfant trouvé à Engis en 1829, vingt-sept ans avant que l’on recueille des os dans la vallée de Neander, près de Düsseldorf !

Toute votre vie est marquée par ce que vous appelez, dans vos mémoires, l' »exotite », l’attrait de l’ailleurs. Vous n’êtes pas lassé de parcourir le monde ?

Yves Coppens :

Non, j’ai toujours la bougeotte. Aujourd’hui, je marche mal, j’entends mal, je dors mal, mais je n’ai renoncé à rien. Fin 2016, je suis allé au Kamtchatka : le voyage aller via Seattle, le retour via Séoul. J’ai donc fait le tour de la Terre d’un coup. Cette semaine, je file en Bretagne pour m’occuper des démarches qui visent à faire entrer les menhirs et dolmens de Carnac et de la région au patrimoine mondial de l’humanité. A ceux qui me demandent où je ne suis pas allé, je réponds :  » Sur la Lune !  » Mais là-bas, il n’y a personne. Or, toute ma vie, ce qui m’a passionné avant tout, c’est la rencontre des autres.

L’étude de notre lointain passé aide-t-elle à se faire une idée de ce que sera le futur de l’humanité ?

Elle donne à penser que l’humanité subsistera longtemps encore et que la culture viendra à son secours. Mais il faut anticiper les défis climatiques, alimentaires et migratoires, ce que ne font pas nos gouvernants, surtout préoccupés par leur réélection. La démographie s’emballe : en dix millions d’années, la population humaine est passée de quelques milliers d’individus à 1 milliard, puis, en 200 ans seulement, de 1 à 8 milliards. Quelle accélération ! En outre, même en cas de forte réduction des gaz à effet de serre, le niveau des océans va continuer à monter et immergera les côtes basses, à cause de l’inertie de la Terre. Le dérèglement climatique va déplacer des centaines de millions de personnes.

A long terme, comment évoluera l’espèce humaine ?

Notre connaissance du passé permet de tracer des courbes en pointillés pour l’avenir. On peut ainsi prévoir un accroissement du volume du cerveau, avec une densité plus grande de neurones et de synapses. Les bébés passeront moins de temps dans le ventre de leur mère, pour que leur cerveau puisse se développer hors du placenta. Leur temps d’apprentissage sera ainsi plus long. C’est sans doute ce qui a fait le succès de l’Homo sapiens par rapport à Néandertal. Par ailleurs, les technologies permettront d’augmenter nos performances physiques et mentales. Ne tournons pas le dos à la science, mais veillons à ce qu’elle reste libre et responsable. Ne tombons pas dans ce que j’appelle le  » syndrome de ma belle-mère « . A 85 ans, cette charmante dame commence souvent ses phrases par  » avant  » : avant, c’était formidable, aujourd’hui, c’est épouvantable, demain, n’y pensons pas ! Quand, il y a 800 000 ans, dans une grotte, de jeunes Homo erectus ont réussi à allumer le premier feu, des belles-mères ont dû penser que cette invention conduirait à des catastrophes et rabâcher que c’était mieux avant !

Origines de l’homme, origines d’un homme. Mémoires, par Yves Coppens, éd. Odile Jacob, 460 p.

Bio express

1934 : Naissance à Vannes (Bretagne), le 9 août ; fils du physicien René Coppens et d’une pianiste concertiste.

1956 : Etudie, au CNRS, les époques quaternaire et tertiaire.

1961 : Récupère un crâne fossile d’hominidé au Tchad.

1974 : Codirige l’équipe qui découvre, en Ethiopie, le fossile Lucy, un Australopithecus afarensis.

1980 : Directeur et professeur au Muséum national d’histoire naturelle de Paris.

1983 : Professeur de paléontologie et préhistoire au Collège de France, jusqu’en 2005.

2010 : Président du conseil scientifique chargé de la conservation de la grotte de Lascaux.

2018 : Publie ses mémoires.

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