Psycho : l’inhibition n’est pas un défaut

Le Vif

Dans le langage commun, l’inhibition a mauvaise réputation. Mais en neuropsychologie cognitive, elle désigne un processus mental essentiel à la résolution de problèmes. Bref, sans inhibition, ce serait le chaos.

Imaginez que vous avez prévu d’aller au cirque ce soir, avec un ami. Il y a une chance sur deux pour que votre numéro préféré, celui avec les éléphants, soit programmé. Ensuite, vous irez au restaurant. Il se trouve que votre ami adore manger italien mais vous, en ce moment, vous êtes plutôt japonais. Alors pour vous décider, vous jouez à pile ou face : pile, c’est l’italien, face c’est le japonais. Vous avez donc une chance sur deux de dîner dans votre restaurant préféré. Quelle est la probabilité que les deux événements espérés se produisent ? Si vous répondez 50 %, comme la plupart des non- matheux, vous avez tout faux. Pourquoi ? Selon la règle probabiliste, « la probabilité d’apparition conjointe de deux événements est égale au produit des probabilités accordées à chacun d’eux ». La probabilité que vous soyez entièrement satisfait est donc de 25 %. « Errare humanum est » dit le proverbe latin. Combien de fois nous arrive-t-il de nous tromper, tout en croyant avoir raison en prenant par exemple, le vraisemblable pour le vrai, les cas particuliers pour des généralités, en confondant la cause et l’effet. Comment et pourquoi commettons-nous ces erreurs ?

Chercher l’erreur

Récemment, grâce à l’imagerie par résonance magnétique (IRM), une équipe de neuropsychologues cognitivistes, conduite par le chercheur d’origine belge Olivier Houdé (1), a localisé dans le cerveau les zones responsables d’un type d’erreur. Leur étude suggère que pour résoudre correctement un problème, on doit être capable d’activer les bonnes réponses, mais aussi d’inhiber des représentations non pertinentes, « dangereuses », qui viennent parasiter les opérations cognitives efficientes. A quel moment et comment ce processus d’inhibition se met-il en place dans notre cerveau ?

En 1941, le psychologue genevois Jean Piaget montrait grâce à une série d’épreuves qu’avant 6-7 ans, l’enfant n’avait pas acquis les opérations logico-mathématiques. La petite enfance constitue donc une période privilégiée pour observer l’apparition de processus complexes, tel le traitement numérique. L’épreuve dite de « conservation du nombre », devenue célèbre depuis, montre invariablement les mêmes résultats : devant deux rangées de jetons en nombre égal, mais de longueur différente, l’enfant d’âge préscolaire considère qu’il y a plus de jetons là où la rangée est plus longue. Piaget explique que l’enfant de moins de 7 ans serait fondamentalement intuitif, « préopératoire », c’est-à-dire limité à un traitement perceptif global de l’information (ici, fondé sur la longueur). Il n’aurait donc pas encore atteint le stade des opérations concrètes, lui permettant d’acquérir le concept de nombre.

Seulement, cette théorie structuraliste a révélé depuis ses limites. Car l’étude menée par Olivier Houdé et son équipe prouve, grâce à l’IRM, que la réussite de la tâche de « conservation du nombre » ne se réduit pas à la mise en place de structures nouvelles (comme le pensait Jean Piaget), mais provient bien, aussi, de l’inhibition d’une structure concurrente présente à l’esprit. Ici, l’intuition visuo-spatiale « longueur égale nombre ». Preuves à l’appui, les images cérébrales montrent que les enfants de plus de 7 ans, qui réussissent la tâche de Piaget, activent les zones du cortex préfrontal, dans le gyrus frontal inférieur droit (zone de contrôle inhibiteur), en même temps que celles du cortex pariétal, dans le sillon intra-pariétal gauche (zone de traitement d’informations numériques). Plus surprenant encore, les enfants de 5-6 ans qui ne sont pas encore capables d’inhiber les représentations « dangereuses », semblent pourtant mobiliser leurs fonctions numériques. Les images cérébrales montrent que les plus jeunes enfants activent, eux aussi, la zone du sillon intra-pariétal. Ce qui prouve que le défaut d’inhibition est l’une des causes principales de l’erreur.

Vous avez dit rationalité ?

Le même processus est-il opératoire chez l’adulte ? Affirmatif, confirment les chercheurs. La même zone du cortex préfrontal est sollicitée chez l’adulte et l’enfant, dès l’âge de 7 ans. La différence se situe au niveau de la force d’activation.

Mais alors, pourquoi ne sommes-nous toujours pas capable de raisonner sans faille ? On l’a vu, nous nous trompons dans les probabilités, mais aussi dans les déductions, les inductions… C’est que nos représentations dites « dangereuses », sont tenaces ! La psychologie rend compte de toutes sortes de biais de raisonnement. Nos jugements, nos prédictions ou nos conclusions se fondent la plupart du temps sur des principes que les psychologues appellent des heuristiques. Ce sont des « tactiques » inconscientes de recherche de solutions, plus rapides et plus faciles à appliquer que des règles analytiques. L’esprit est fainéant ! Il recherche l’économie cognitive, en empruntant des chemins de pensée moins coûteux cognitivement. Leur efficacité dans la résolution de certains problèmes ne repose que sur l’observation antérieure et le déclenchement d’automatismes. Malheureusement pour nous, ils ne nous mènent pas toujours à la bonne réponse… Pis, même si nous connaissons les règles analytiques, nous ne cessons pas pour autant de tomber dans leur piège. Mener un raisonnement correct suppose donc de remettre en question bien des idées reçues et des croyances sur lesquelles nous nous appuyons. Cela en vaut-il la peine ?… Pas toujours, c’est pourquoi nous continuons de nous tromper.

Pourtant, les enfants de 5-6 ans semblent bel et bien avoir des aptitudes numériques, puisqu’on l’a vu, la zone du sillon intra-pariétal est activée. Existe-t-il alors, comme le pensait Platon, un système logico-mathématique préalable à la conduite d’un raisonnement ? Les progrès des neurosciences cognitives permettent aujourd’hui d’envisager une alternative au modèle platonicien. Les études récentes en neurologie tendent à le montrer : on ne viendrait pas au monde, avec à l’esprit, une série de règles universelles toutes faites. « La logique et les mathématiques résulteraient, pour une grande part, de la capacité de notre cerveau à « inventer » des règles et des langages nouveaux, et à explorer les conséquences logiques de ces règles », souligne le neurologue Jean-Pierre Changeux. On doit alors envisager les mathématiques et la logique comme des activités du cerveau humain en perpétuelle évolution, plutôt que comme un monde préétabli. Et surtout, il y a bien longtemps que le modèle logico-mathématique, basé sur le modèle aristotélicien, n’est plus seul à faire autorité sur le terrain de la rationalité.

Apprendre à inhiber

L’inhibition est donc source de progrès. Du moins, pour celui qui sait l’utiliser. Et cela s’apprend ! Les adultes qui sont entraînés à inhiber un biais de raisonnement, après avoir échoué à un problème de logique, sont très performants ensuite pour résoudre le même genre d’exercice. Plus édifiant encore, leurs résultats sont bien meilleurs que s’ils avaient reçu un apprentissage logique (basé sur la transmission de règles formelles) ou un entraînement par répétition. La stratégie d’apprentissage par inhibition, se montre donc plus efficace que l’apprentissage par accumulation. Récemment, une équipe de psychologues entraînait des patients à inhiber leurs pulsions, pour qu’ils prennent moins de risque dans les jeux de hasard. Le pédiatre Aldo Naouri rappelle que l’apprentissage de l’inhibition est déjà présent dans l’éducation précoce : « Le tout petit est en proie à la pression de ses pulsions. L’éducation consiste à le frustrer de manière à l’aider à refouler puis maîtriser lesdites pulsions. Ce processus s’inscrit dans l’aire préfrontale dont on sait qu’elle constitue le siège de la conscience morale. » Un défaut d’inhibition nous rendrait en effet… asociaux.

En même temps, il y a des inhibitions dont on se demande comment elles ont pu se produire. En témoignent les percées extraordinaires qui marquent l’histoire de la pensée et des sciences. Vincent de Coorebyter, directeur du Crisp (et docteur en philosophie) en rappelle le principe philosophique : « Bachelard souligne l’importance de l’inhibition dans sa théorie des obstacles épistémologiques. On peut faire un saut qualitatif si on parvient à se débarrasser de représentations qui, même si elles font autorité, empêchent d’avoir des hypothèses exactes. Je pense à un exemple célèbre d’obstacle épistémologique, celui qui était de croire que le soleil tourne autour de la terre. La révolution copernicienne nous a permis de progresser dans l’acquisition de connaissances nouvelles. » Alors espérons que ces levées d’obstacle se multiplieront à l’avenir, maintenant que la recette du génie nous a, peut-être, été révélée.

Ghizlane Kounda Godin

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