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Pourquoi mon coeur fait « boum » !

Le coup de foudre vous met KO ? Les ruptures vous dévastent ? Du premier regard au vécu d’une longue romance, l’amour est une émotion… explosive. Du moins dans le cerveau, où un cocktail de substances déclenche en permanence nos comportements affectifs. En route, avec La Chimie des sentiments, pour un étonnant voyage dans le labyrinthe des neurones amoureux.

Il suffit d’imaginer sa chérie (ou son chéri) un bref instant : on tremble, on a peur, on a chaud, on a mal au ventre. Ces effets involontaires (pas toujours plaisants) de l’amour sont commandés par un réseau de nerfs issus de notre cerveau, qui agit sur tous nos organes : coeur, estomac, vessie, vaisseaux. Aucun doute : aimer, ça chamboule la carcasse, et tout ce qu’elle contient. Dire que, pendant des siècles, la pensée a été considérée comme indépendante du fonctionnement du corps ! Il faut attendre… les années 1980 pour que des savants trouvent les moyens d’appréhender la neurobiologie des sentiments. « Pendant la seconde partie du XXe siècle, rapporte Bernard Sablonnière, professeur de neurosciences au CHU de Lille et auteur d’un récent essai sur la chimie cérébrale (1), l’amour est longtemps resté un sujet d’étude accaparé par les psys. » Mais cette fois, c’est clair : le plus vieux scénario du monde s’écrit, dans toute sa complexité, « de haut en bas ». Voilà douze ans que des chercheurs scrutent en direct la mécanique du cerveau grâce aux outils de l’imagerie médicale. Et leurs écrans parlent : c’est bien à partir de circuits de neurones, activés par des giclées d’hormones, que se crée cet agencement si particulier de réponses corporelles à la relation à l’autre que l’on nomme… histoire d’amour. Ainsi, de concert avec la chimie, l’imagerie du cerveau permet aux neurobiologistes de décortiquer désormais tous les phénomènes qui accompagnent l’ensemble des actes et des comportements amoureux, du « flash » de la première rencontre à la routine installée des vieux couples, en passant par le jeu de la séduction, le désir, le baiser, le coup de foudre, la jalousie ou l’orgasme.

Comment ça marche ? Pas simple, tout ça. S’attacher, s’attirer, c’est d’abord établir une communication inconsciente. Pour y parvenir, le cerveau utilise son réseau de cellules spécialisées, les neurones, dont le nombre est estimé à 100 milliards. Pour partager leurs infos, les neurones s’interconnectent via d’infimes signaux électriques. Lorsqu’une impulsion arrive à l’extrémité de l’un d’eux, elle déclenche la libération d’un messager chimique (ou neurotransmetteur) qui, capté par le neurone voisin, va à son tour initier une nouvelle impulsion. Les neurotransmetteurs sont donc de minuscules « clés chimiques » que les neurones s’échangent. Ce sont ces substances qui, par l’extraordinaire tempête qu’elles soulèvent en permanence sous notre crâne, alimentent le moteur de l’amour. Ou des amours.

Désir, passion, affection

Parce qu’on n’aime pas à 20 ans comme à 60. Ni même aussi intensément qu’au premier jour. En vérité, les chercheurs considèrent que l’amour se décline quasi toujours en trois étapes successives, indispensables à notre fonction reproductive : la rencontre ou désir sexuel, la passion ou amour romantique, et l’attachement ou engagement durable. Chacune de ces trois phases possède ses caractéristiques et ses bases neurologiques propres. « Grâce à l’imagerie cérébrale par résonance magnétique et l’étude du comportement reproductif de petits mammifères, explique le Pr Sablonnière, on sait que ces différentes étapes sont liées à l’action de deux messagers chimiques essentiels : la dopamine et l’ocytocine. » Qu’en voilà des championnes ! La première fut découverte en 1928 comme responsable des contractions utérines lors de l’accouchement. Grâce aux caresses, elle est libérée dans le cerveau pour déclencher la tendresse : ces effets vont favoriser le contact avec le nourrisson, réduire l’angoisse et booster la confiance. Propice à l’intimité de la relation, elle intervient dans tout comportement qui implique l’empathie. « C’est « le » messager de la relation intime et sociale, précise l’auteur. Elle pousse l’individu à accepter des risques en l’engageant dans une interaction avec autrui. » Tous les neurobiologistes admettent que c’est l’hormone de l’amour… mais pas du désir. Ce rôle-là est dévolu à la dopamine, messager chimique de l’envie – quelle que soit sa nature : sexe, pouvoir, argent ou aliments. Enfin, pour limiter l’emballement de la dopamine, le cerveau libère encore de la sérotonine, qui régule et tempère les pulsions irrationnelles de la passion.

Quand l’envie n’y est plus

Pourtant, le désir sexuel n’est pas lié à l’activation des mêmes régions cérébrales que l’état amoureux. On le devine, cependant : le désir sexuel s’interrompt après satisfaction, alors que l’amour passionnel peut s’étendre, lui, sur plusieurs années avec un seul partenaire, et indépendamment de la fréquence des rapports sexuels. « On observe couramment des adultes qui collectionnent les aventures sexuelles sans tomber amoureux, et d’autres, ajoute Sablonnière, qui tombent amoureux sans engager nécessairement de relations sexuelles. Les circuits neuronaux mis en jeu sont bel et bien différents. » La testostérone, l’hormone qui confère l’appétit charnel (tant aux hommes qu’aux femmes) n’est d’ailleurs pas impliquée dans la passion, ni dans l’attachement à long terme. Quand son taux sanguin s’amenuise, avec les ans, le désir sexuel s’estompe, mais sans entamer le sentiment entre partenaires ni le bonheur dans le couple. La baisse d’envie ordinaire a donc une explication « naturelle ».

Un béguin, ça déménage !

Mais revenons à la première étape, l’attirance. « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue… » Qui mieux que Racine a décrit, par la bouche de Phèdre… un banal coup de foudre ? Ce n’est toutefois que depuis quelques années que les neurobiologistes ont commencé à comprendre et expliquer ces phénomènes. Et le schéma qu’ils en donnent est bien moins romantique que les vers du poète. Dans l’attirance, des stimuli visuels, auditifs, olfactifs et tactiles vont entraîner une augmentation rapide de sécrétion d’ocytocine (et de vasopressine, une hormone active dans l’agressivité, nécessaire parfois « pour y aller »). Nous voilà bouleversés, suffoqués, presque pétrifiés. Un stress s’exprime rapidement, avec l’arrivée des messagers chimiques de l’alerte, qui s’invitent dans la danse : l’adrénaline et la noradrénaline dopent l’énergie, empêchent de dormir, diminuent l’appétit. Pour surmonter la crainte, l’ocytocine carbure. L’amoureux passe par toutes les couleurs, son coeur bat la chamade. Et voilà que le cerveau libère la dopamine, le messager du désir. C’est fait : il fonce, la passion est déclenchée…

Chez l’animal, l’attitude de cour dure quelques minutes, jours ou semaines ; chez l’humain, l’amour romantique peut se prolonger plusieurs années (environ trois ans, selon les experts). Ainsi donc, après quelques mois, le stress de la rencontre diminue en principe, et une phase passionnelle s’installe, caractérisée par un sentiment de sécurité, de bien-être et d’équilibre. Cet état réactive le circuit du désir : plus la libération d’ocytocine est forte, plus les récepteurs deviennent sensibles à la fixation de cette hormone… et plus le comportement d’intimité sera fréquemment recherché. Autrement dit, l’adage est confirmé : « Plus on fait l’amour, plus on en a envie. » « En réalité, la chimie cérébrale exerce un jeu de montagnes russes, explique le spécialiste. C’est un flot d’émotions. » Sans oublier que le mécanisme veille à inciter l’espèce à se reproduire : « L’évolution a tout prévu, quitte à forcer notre cerveau à devenir, le temps d’une soirée ou d’une nuit, un peu moins raisonnable. » Ainsi, perdre la tête semble parfaitement logique.

Les images cérébrales d’amoureux à qui l’on soumet une photo de leur tendre ami(e) présentent en effet un cortex préfrontal (la partie du cerveau responsable de la réflexion) tout bonnement inactivé, rendant caducs tout jugement négatif sur l’être adoré, de même que toute appréciation du danger. Etonnamment, cette « suspension » du jugement raisonnable est sélective de la personne aimée : elle n’affecte aucunement celui porté sur d’autres individus ! Par sa chimie, l’orgasme aussi démontre que tout est conçu pour que nous en redemandions : à l’acmé du plaisir, les neurobiologistes décrivent la libération de substances excitantes, puis une sensation d’embrasement final, un « orage cérébral » déclenché par une succession de décharges électriques semblables à une épilepsie localisée, qui nous chavire un court instant. Après, se relaient à notre chevet les endorphines, la sérotonine et l’anandamide (dont l’effet mime celui du cannabis), cocktail particulièrement euphorisant et relaxant. Tout est donc arrangé pour nous rendre accro à l’amour.

Mieux : la neurobiologie des drogués nous aide à comprendre cet état ! En phase passionnelle, c’est probablement une hausse de dopamine et une baisse de sérotonine (dont l’action modère nos émotions) qui nous font rapidement passer du rire aux larmes, de la joie à la déprime. Conséquences : beaucoup d’entre nous sont obsédés par l’être aimé, débordent d’énergie et de motivation, développent une mémoire obsessionnelle des petits faits relatifs au partenaire. C’est un enivrement réel à l’autre. « Cette phase donne un état d’excitation proche de celui observé lors de la prise aiguë de drogue, constate Sablonnière. A l’opposé, l’incertitude sur les sentiments qu’éprouve l’autre, ou encore la séparation, déclenchent des manifestations neuropsychologiques similaires à celles d’un toxico en manque. » Tous drogués à l’amour ? Les neurobiologistes démontrent que l’amour glisse vers l’addiction quand le ressenti du plaisir se change en douleur.

Or nous sommes tous différents face à la situation d’un amour passionnel un peu « démesuré ». Notre comportement affectif dépend en effet notamment de l’efficacité de nos récepteurs de la dopamine et de la sérotonine. Ainsi, chez les uns, le fonctionnement des récepteurs atténuera l’envie et le désir, et la flamme restera dans des normes acceptables. Chez d’autres, une variation du même récepteur entraînera une exacerbation de la fixation de dopamine, qui les fera basculer vers une fièvre dévastatrice. On en conclut que des dérèglements subtils de la chimie cérébrale peuvent ainsi modifier nos comportements au sein du couple.

Fidèle comme un campagnol des champs

Désir et amour passionnel débouchent en théorie sur la troisième étape, la phase de compagnonnage. Avec la vasopressine, l’ocytocine prend à nouveau les commandes : ce neurotransmetteur augmente la compassion, la confiance et l’engagement investi dans le partenaire. Une vraie chimie de l’attachement ! Ici encore, la capacité à libérer ces deux messagers et, surtout, l’équipement cérébral en récepteurs, conditionnent en grande partie la solidité du ménage. Une expérience l’a illustré à partir de deux espèces de rongeurs. Les campagnols des montagnes, moins bien dotés, dans leurs cerveaux, en décodeurs de l’ocytocine et de la vasopressine, sont en effet plus volages que leurs cousins des prairies, chez qui un nombre accru de récepteurs pousse les mâles à opter pour la monogamie. « Il en va sans doute de même chez certains hommes qui adoptent un comportement de jalousie extrême, voire maladive », enchaîne Sablonnière. Ces résultats soulignent l’influence de notre patrimoine génétique sur l’efficacité de notre circuit du désir.

Comme pour les confirmer, une équipe d’Atlanta isolait en 2001 un variant du gène du récepteur de la vasopressine directement associé au risque de mésentente conjugale…

Bien sûr, la complexité du puzzle de l’amour ne pourra jamais se résumer à un simple brassage de neurotransmetteurs. « Affirmer que des gens qui n’éprouvent jamais aucune attirance manquent seulement de telles substances serait extrêmement réducteur ! » Tout est encore loin d’être su, et le débat autour de la différence entre cerveau masculin et cerveau féminin, qui permettrait d’expliquer des divergences de comportements amoureux, n’est pas non plus tranché. En revanche, ce qui s’y trame quand on aime, est bien, depuis la nuit des temps, une formidable mêlée de combattants chimiques !

La Chimie des sentiments, par Bernard Sablonnière, éd. Jean-Claude Gawsewitch, 200 p.

VALÉRIE COLIN

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