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Papy ? Non, papa

Procréation assistée, familles recomposées… De plus en plus de couples font des enfants sur le tard. Sont-ils, dans certains cas, trop âgés ? La question divise les médecins. Tandis qu’en Italie la justice s’en mêle.

Il était près de 22 heures, dans une ruelle tranquille de Mirabello Monferrato, petite localité piémontaise. Seul dans une voiture, garée le long du trottoir, un bébé pleurait. Alors la voisine est sortie. Découvrant l’enfant rouge comme une pivoine, elle a sonné à la porte des parents. C’est le père qui a ouvert. Il a expliqué qu’il avait laissé Rosa – un mois et trois jours – dans son siège pendant qu’il rangeait les courses du supermarché. Le lendemain, la voisine s’est rendue chez les carabiniers pour signaler l’incident. Le surlendemain, l’assistante sociale, escortée de deux représentants des forces de l’ordre, a emmené le nourrisson pour le placer dans une famille d’accueil, en attendant la décision du tribunal. Le père s’est défendu, affirmant que la bambina n’était restée que quelques minutes sans surveillance, quand la voisine disait l’avoir entendue pleurer « au moins trois quarts d’heure ». Mais il est apparu dépassé par les événements, et la mère étrangement absente. Le 16 août, les juges ont déclaré Rosa adoptable. Alors les parents, désespérés, se sont décidés à rendre leur drame public. Ces derniers temps, ils ont multiplié les apparitions à la télévision, s’efforçant de convaincre de leur capacité à s’occuper d’un bébé. Une affaire de négligence éducative, une de plus ? Pas tout à fait. Car la justice italienne reproche ouvertement aux parents, pour la première fois, d’être trop âgés. En l’espèce, 70 ans pour le père, un employé à la retraite ; 57 pour la mère, bibliothécaire.

Rosa a été conçue par procréation assistée, hors d’Italie, puis portée par sa mère. Le verdict, que Le Vif/L’Express s’est procuré, ne prend pas de précautions oratoires : « Le couple n’a pas pensé au fait que leur fille deviendra trop vite orpheline » et qu’avant cela « elle sera obligée de soigner de vieux parents malades au lieu de pouvoir s’appuyer sur eux ». Les magistrats reprochent aux parents un choix égoïste, « dicté par une volonté d’omnipotence » et par le désir de « satisfaire leurs propres besoins, en appliquant d’une façon tordue les énormes potentiels des nouvelles techniques en matière de génétique ». Cette sentence a suscité un tel tollé que les juges ont dû s’en expliquer, précisant qu’ils ne reprochaient pas tant au couple son âge que « des épisodes d’abandon et l’absence de conditions réunies pour assurer leur rôle de parents ».

Trop âgés ? La loi ne précise pas où se situe le « trop »

On pourrait mettre cette histoire sur le compte des spécificités culturelles d’un pays déboussolé, entre autres, par les agissements du célèbre « accoucheur de grands-mères », le Dr Severino Antinori. Pourtant, le tribunal italien dit tout haut ce que nombre de médecins pensent tout bas : les couples qui désirent être parents en dépit de leurs cheveux gris – ou blancs – ne prennent pas toujours en compte l’intérêt de l’enfant. Beaucoup de praticiens refusent d’ailleurs de prendre en charge les demandeurs trop âgés. Une décision subjective, puisque la loi ne précise pas où se situe le « trop ». Elle limite seulement les traitements de l’infertilité aux couples « en âge de procréer ». Autrement dit, les femmes sont en droit d’y recourir jusqu’à la ménopause. Et les hommes, ad vitam aeternamà puisque leur fertilité décline au fil du temps, sans date précise de péremption.

« A votre avis, à partir de quel âge est-il souhaitable qu’un homme ou qu’une femme n’ait plus d’enfant ? » Les réponses à cette question abrupte de l’Insee français donnent une idée précise de la norme qui prévaut dans la société moderne : 40 ans, en moyenne, pour les femmes, et 45 ans pour les hommes (1). Le nombre d' »enfants de vieux », comme on les désigne parfois avec un zeste de commisération, ne cesse d’augmenter depuis 1980. Le sociologue Marc Bessin, chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), a dressé les profils de ceux qui font monter les statistiques, avec ou sans l’aide de la médecine. Défilent tour à tour la femme diplômée ayant son premier enfant – souvent unique – après s’être investie dans sa carrière de cadre ; l’homme exerçant une profession intellectuelle, ayant des enfants d’une première union et d’autres – les tardifs – avec une nouvelle compagne plus jeune ; enfin, l’homme ouvrier, immigré, père d’une famille nombreuse dont le dernier est arrivé in extremis.

Ainsi, on ne choisit pas d’être parent sur le tard, on le devient. « Vous ne croyez quand même pas que je me suis réveillé un matin en me disant : « Mon objectif dans la vie, c’est d’avoir des enfants après tout le monde » ? » s’amuse Pierre (2), 66 ans, père d’une fillette de 8 ans et d’un garçon de 3 ans, en plus de deux grandes filles. « C’est arrivé après une séparation, douloureuse, et une nouvelle rencontre. Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir, ma compagne est tombée enceinte un mois plus tard, sans qu’on l’ait voulu. Elle était décidée à garder l’enfant, quel que soit mon avis. Ma fille est née, je ne l’imaginais pas grandir seule, alors on a mis en route le deuxième, qui n’est pas venu tout de suite. »

La question de sa disparition ? Pierre se la pose, bien sûr

Voilà comment Pierre, professeur de médecine, s’est retrouvé au square à taper dans un ballon, mercredi dernier, au lieu de s’envoler pour les Etats-Unis où se tenait le congrès mondial de sa spécialité – en vingt ans, il n’avait pas raté une seule édition. « Je n’ai aucun regret, assure-t-il. L’an dernier, j’ai divorcé, je me suis battu comme un diable pour la garde alternée, je tiens à partager le quotidien avec mes enfants. » Devant le tribunal qui statuait sur le mode de garde, son ex-femme a argué qu’il était trop vieux pour assumer, une semaine sur deux, des enfants si petits. L’argument n’a pas porté. La question de sa disparition ? Il se la pose, bien sûr. Pour évoquer aussitôt son père, « 99 ans et droit comme un i », avec « une maîtresse de 60 ans qui a l’air plus vieille que lui ». Et, dans un sourire, Pierre, qui, par son métier, en sait long sur les ruses de l’être humain pour tenir la Faucheuse à distance, ajoute : « Il met de l’autobronzant. »

Dans certains cas, le passage par un centre de procréation assistée se révèle nécessaire. Et là, selon l’établissement, l’accueil ne sera pas le même. Des études récentes montrent que, chez les pères plus âgés, la probabilité augmente de voir leur progéniture touchée par le nanisme, la trisomie, l’autisme ou la schizophrénie.

Mais il y a aussi ceux qu’on n’entend jamais sur le sujet : les « enfants de vieux » eux-mêmes, comme Catherine, 47 ans, fille unique. Son destin, c’est celui que les juges italiens ont prédit à Rosa, avant de retirer le bébé à ses parents. A 12 ans, Catherine était orpheline de père, emporté par le cancer – trop de Gitanes sans filtre. A 25, elle devenait le bâton de vieillesse de sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, jusqu’au décès de celle-ci, l’an dernier. Catherine ne s’est pas mariée. « Je projetais de fonder une famille, mais j’avais sans doute la tête ailleurs », dit-elle. Elle parle sans ranc£ur. Se rappelle combien elle a été choyée, petite. Pour Louis, 51 ans, et Lucienne, 42 ans, la naissance de l’enfant est un cadeau du ciel. Les photos prises sur le seuil de leur épicerie-buvette, la montrent en poupée blonde, ouvrant d’immenses yeux bleus au côté de sa mère, les cheveux teints. Aux clientes qui félicitent Louis de se montrer un grand-père aussi attentionné, la gamine réplique, fièrement : « Ce n’est pas mon grand-père, c’est mon papa. »

Plus tard, sur une photo de famille, Catherine, 20 ans, esquisse un sourire timide au milieu d’une rangée de crinières blanches, sa mère, ses oncles, ses tantes. Lucienne ne se teint plus. « Ce sont les années 1980, mais elle porte des fichus, des combinaisons en Nylon, raconte Catherine. Elle est d’une autre époque. » Quand sa mère, devenue dépendante, entre en maison de retraite, Catherine paie chaque mois, sur son salaire de cadre, 400 euros de pension alimentaire. « C’est normal, dit-elle. C’est la loi. » La « leçon de morale » infligée par le tribunal aux parents de Rosa la choque. « Qui peut se permettre de juger d’un désir d’enfant ? interroge- t-elle. L’avenir n’est pas écrit. Quel que soit l’âge, devenir parent, c’est toujours un pari. »

(1) L’enquête date, cependant, de 1998, et un sondage actualisé donnerait sans doute des âges légèrement supérieurs.

(2) Le prénom a été changé.

ESTELLE SAGET, AVEC VANJA LUKSIC (À ROME) ET BENOÎT MAGISTRINI

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