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Le père nouveau est (presque) arrivé

Au placard, le pater familias ! Dépassé, le papa copain ! De leur père, les enfants d’aujourd’hui, modernes Télémaque, attendent autre chose. Dans son dernier livre, le psychanalyste italien Massimo Recalcati reconstruit la fonction paternelle.

« Personnellement, je n’ai aucune nostalgie du pater familias ! » Pour Massimo Recalcati, professeur à l’Université de Pavie, « l’ère du père-maître qui était l’incarnation de la Loi et avait toujours le dernier mot sur le sens de la vie, le bien et le mal, le juste et l’injuste est irrémédiablement révolue : mai 68 nous en a libérés, et c’est tant mieux ».

S’il se réjouit de la disparition de la famille patriarcale traditionnelle, cependant, Massimo Recalcati déplore que le père en ait profité pour « s’évaporer ». « À la différence générationnelle s’est substituée la confusion entre les générations, résume-t-il. Les parents, et en particulier les pères, ont cessé de se comporter comme des parents : ils s’habillent comme leurs enfants, jouent aux mêmes jeux, parlent le même langage, recherchent comme eux des amitiés faciles sur les réseaux sociaux… » Cultivant l’immaturité en même temps que le mythe de la jeunesse éternelle, ils se rangent résolument aux côtés de leurs enfants, notamment dans le cadre de l’école, où ils ne sont plus les alliés, mais les adversaires des enseignants, auxquels ils reprochent de ne pas reconnaître les qualités de leur progéniture.

Malheureuse passoire

En dépit des apparences, cette irresponsabilité juvénile des pères n’est pas un facteur de complicité avec leurs enfants. « Le processus d’humanisation de la vie exige la rencontre avec l’altérité, explique Massimo Recalcati. Or, à l’heure actuelle, tout se passe comme si parents et enfants se regardaient dans un miroir magique qui efface leurs différences. Alors que l’âge de la puberté semble imposer une nouvelle précocité – des fillettes et des garçonnets de dix, onze ans se comportent comme de véritables adolescents – les pères ne veulent pas cesser de jouer les enfants… »

De ce fait, ils éludent leur tâche éducative pour se rabattre sur la pédagogie à la mode, qui consiste en un dialogue sans voiles, sur tout et tout le temps. « Le monde des adultes, autrefois imperméable à toutes les questions, est aujourd’hui réduit à une sorte de malheureuse passoire, commente Massimo Recalcati. Les enfants savent tout de leurs parents, y compris ce qu’il vaudrait mieux qu’ils ignorent. Et ils observent stupéfaits les vies d’adolescents de ceux qui devraient prendre soin d’eux…  »

Résultat : à aucune époque, les jeunes n’ont connu une pareille liberté individuelle et de masse, mais, faute d’une éducation digne de ce nom, cette liberté n’ouvre sur rien. « Elle n’engendre aucune satisfaction, mais s’associe plutôt à la dépression, remarque Massimo Recalcati. Une dépression de plus en plus fréquente chez les jeunes, sous la forme d’un manque d’élan, d’une chute du désir. Quoi ? Ils ont toutes les possibilités, plus qu’aucune génération précédente, et ils sont déprimés ? Comment l’expliquer ? Par le fait que leur liberté est en réalité une prison – un espace de la jouissance sans perspective d’avenir, de travail, de réalisation. » Pour Massimo Recalcati, ils souffrent du  » complexe de Télémaque », ce fils d’Ulysse qui « regarde la mer, scrute l’horizon, attendant que le navire de son père – qu’il n’a pas connu – revienne pour rétablir la Loi dans son île dominée par les prétendants, qui occupent sa demeure et jouissent impunément et sans retenue de ses biens ».

Demande de témoignage

Le malaise de la jeunesse moderne est donc lié à ce que Massimo Recalcati définit comme « une inédite et pressante demande de père ». « Voici ma thèse : comme Télémaque, les jeunes générations demandent que quelque chose serve de père, que quelque chose revienne de la mer, elles demandent une Loi qui ramène un nouvel ordre et un nouvel horizon du monde… » La situation est-elle donc bloquée ? « Non. Mais pour que les jeunes puissent s’arracher à l’aboulie diffuse qui les caractérise actuellement et partir à la conquête de l’avenir, il faut que les pères se réinventent. Qu’ils ne se croient surtout pas tenus d’incarner un idéal de perfection ! La psychanalyse nous enseigne au contraire que les pires pères sont ceux qui se présentent comme des modèles aux yeux de leurs enfants. Et qu’ils n’espèrent pas non plus réactiver la souveraineté perdue du père-maître ! La demande de père qui s’exprime dans le malaise de la jeunesse n’est pas une demande d’autorité répressive et disciplinaire, de héros, de hiérarchies et de dogmes, mais une demande de témoignage. »

Pour Massimo Recalcati, les nouveaux pères ne sont pas ceux qui se font fort d’expliquer à leurs enfants le sens de la vie, mais ceux qui sont prêts à leur montrer, par le témoignage de leur propre existence, c’est-à-dire par leurs actes, leurs choix et leurs passions, que la vie peut avoir un sens. « Le père aujourd’hui invoqué est un être profondément humain, vulnérable, capable de témoigner de la façon dont on peut être dans ce monde avec un désir en même temps qu’une responsabilité. » Car, s’il est important qu’un enfant trouve chez son père une incarnation crédible de ce que signifie  » être responsable », il doit aussi comprendre que, dans la vie, la clé du sens, c’est le désir.

Par Marie-Françoise Dispa

Le complexe de Télémaque, reconstruire la fonction du père, Massimo Recalcati, ed. Odile Jacob

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